Jeewan Pem : « Notre système d’éducation est pourri »

Notre invité de ce dimanche est Jeewan Pem, ex-directeur au ministère de l’Education. Après ses études au collège Royal de Curepipe, il enseigne la chimie dans le privé, puis va poursuivre ses études en Inde. De retour au pays, il sera suucessivement enseignant au QEC, au RCC et au Collège John Kennedy, dont il sera le vice-recteur. Il est ensuite nommé Senior Education Officer au ministère de la Santé, où il assumera la direction de plusieurs secteurs jusqu’à sa retraite, en 2004. Dans l’interview qui suit, Jeewan Pem nous propose son analyse, sans langue de bois, de la situation dans le secteur de l’éducation.

- Publicité -

Les Mauriciens sont étonnés, choqués et inquiets des résultats du SC. Comment expliquer que seuls 30 % des candidats aient pu obtenir les 5 credits indispensables pour passer en HSC ?

– C’est un étonnement qui m’étonne ! Si un enfant en standard I ne passe pas, mais monte en standard II et ainsi de suite et fait ce que l’on appelle un cummulative faillure, à moins d’un miracle, cet élève ne peut que faillir au CPE. S’il arrive à réussir, par exemple en raison d’une baisse de niveau, sa base ne sera pas bonne. Quand il va entrer au secondaire, ce sera sur la base des manquements, et mathématiquement il a toutes les chances d’échouer en Form V. Ce qui me surprend, moi, c’est que malgré tout ça, le pourcentage de réussites est en augmentation avec différents groupes d’étudiants, différents niveaux de papiers et différents professeurs. Voyez les récents résultats du HSC.

Seriez-vous en train de dire qu’il y aurait une manipulation pour faire augmenter artificiellement le niveau des réussites ?

– Je n’utiliserais pas le terme « manipulation ». Mais je dis qu’on peut faire de la « modération » en statistique. Il est possible de baisser le nombre de points nécessaires pour passer un examen afin d’augmenter, artificiellement, le pourcentage de réussites. C’est au MES que la question devrait être posée.

Nous poserons cette question à qui de droit une autre fois. Donc, vous n’êtes pas surpris par les résultats des examens du SC ?

– La baisse du taux de réussite aux examens du SC, nous le devons à Vasant Bunwaree, qui était ministre de l’éducation de Navin Ramgoolam. Ce sont eux qui ont décrété qu’on pouvait être admis en HSC avec seulement trois credits. Ce n’était pas une mesure pédagogique, mais une mesure électoraliste. Le Premier ministre Pravind Jugnauth a fait la déclaration qui s’imposait sur les résultats du SC en disant qu’on ne pouvait pas baisser le niveau des credits pour intégrer le HSC, que nous avons besoin d’une base solide. Il a pris le taureau par les cornes et il a eu raison de ne pas céder aux pressions. Je souligne en même temps que ce n’est pas la ministre de l’éducation qui a pris cette position sur un sujet qui concerne d’abord et avant tout son ministère, mais le Premier ministre.

Mais la question fondamentale est: pourquoi un quart des élèves du SC n’arrivent pas à être reçus aux examens ?

– Aujourd’hui, les élèves ne lisent pas en dehors de ce qui est publié sur les réseaux sociaux. Il faut au départ faire un audit de l’élève pour savoir quelles sont ses forces et ses faiblesses pour pouvoir y remédier. Est-ce que cela est fait ? Est-ce que l’enseignant sait quelles sont les forces et les faiblesses de son élève ? Je ne le crois pas.L’enseignant dit qu’il a trop de travail, trop de responsabilités pour faire cet audit . L’enseignant sait-il, aime-t-il enseigner, est-ce qu’il est doué pour ce métier ou est-ce qu’il l’a choisi parce qu’il n’a pas d’autres débouchées et que dans le gouvernement il y a la sécurité d’emploi et la pension assurée ?

Cette situation existe-t-elle seulement aujourd’hui ou est-ce que cela a toujours été le cas ?

– Je n’ai jamais pris de leçons particulières, parce que mes enseignants were doing their best pour aider l’élève à s’épanouir, pas juste pour lui faire réussir aux examens. Ils étaient capables de dire à leur directeur ce qui n’allait pas dans leurs classes. Est-ce qu’aujourd’hui un recteur est capable de dire au directeur ou au ministre ce qui ne va pas dans son école, dans le système ? Ce sont les recteurs et les maîtres d’école qui sont sur le terrain, pas les inspecteurs qui viennent visiter les écoles de temps à autre. Nous sommes tous un peu responsables de la situation, c’est une responsabilité collective que nous n’assumons pas. L’élève est responsable parce qu’il ne fait pas de son mieux. Les parents le sont parce qu’ils sont pris par le travail et n’ont pas le temps de surveiller ce que font leurs enfants. L’enseignant, la hiérarchie de l’école et, bien sûr, le ministère responsable de l’organisation du programme de travail des écoles et nous, Mauriciens, qui grognons un peu de temps à autre, sans plus. Si le travail était bien fait dans les écoles, pourquoi est-ce que les élèves prendraient des leçons particulières, ce qui est également le cas pour les collégiens et même ceux qui fréquentent les supposés grands collèges ?

Si je ne me trompe, vous avez été, vous aussi, un professeur donneur de leçons particulières, ce que vous reprochez aux enseignants d’aujourd’hui…

– Oui, mais je ne donnais pas de leçons particulières aux élèves de mes classes. J’aidais ceux des autres classes ou des autres collèges, ce qui n’est pas du tout la même chose. J’ai le sentiment que tout ce qui est gratuit n’a pas de valeur pour le Mauricien. Exemples : le transport scolaire est gratuit, mais beaucoup d’élèves voyagent par fourgonnette privée ; même si le service médical est gratuit, le nombre de cliniques privées est en augmentation. Les écoles et les collèges sont gratuits, mais le nombre d’enseignements privés augmente d’année en année. Cette demande pour le privé doit bien vouloir dire quelque chose. Si l’élève avait été suivi dès la première, on aurait su quelles sont ses préférences et on aurait pu le diriger en conséquence au lieu d’attendre qu’il échoue au SC pour l’envoyer, en repêchage, dans une polytechnique. Il faut arrêter de considérer les métiers manuels comme un second choix et former les élèves dès le départ. Que signifie éducation ? L’étymologie de ce mot vient d’educare, c’est-à-dire transmettre à un élève toutes les connaissances possibles et nécessaires pour lui permettre de se développer en utilisant le meilleur de ce qu’il a en lui. Pour parvenir à ce résultat, il faut savoir qui est cet élève, quels sont ses points forts et faibles, quels sont ses préférences. On n’apprend plus aux élèves à discuter, à débattre, à s’exprimer, à poser des questions en classe, ce qui leur aurait permis de développer des aptitudes pour communiquer avec les autres, de se forger un caractère, une opinion. A la place, on lui donne des questionnaires : le fameux multiple choice, qui ne lui demande pas de lire ou d’écrire, mais juste de choisir une réponse entre trois possibilités.

Les ministres de l’éducation sont entourés d’experts et de pédagogues pour les conseiller, leur faire des propositions qu’ils ratifient ou non. Au vu de ce que vous êtes en train de dire, on pourrait se demander si les experts et pédagogues disent au ministre ce qui se passe sur le terrain ou ce qu’il veut entendre et qui cadre avec sa vision politique ?

– Faisons d’abord une digression sur la situation sur le terrain, c’est-à-dire dans les classes. Nous avons, à Maurice, un institut de pédagogie, le MIE, qui est responsable de la formation des enseignants pour le primaire et le secondaire. Ceux qui sont censés former les enseignants doivent en théorie avoir une connaissance du terrain, c’est-à-dire une connaissance des classes et des élèves, avoir acquis une expérience sur le tas, qu’ils viennent partager ensuite aux enseignants. Pas uniquement une expérience acquise sur internet ou dans les livres. J’ai déjà posé la question : est-ce que quelqu’un qui n’a que des certificats et des diplômes peut devenir un bon formateur ? Je ne le pense pas. Je poserai une autre question : existe-t-il, au sein de l’école, un forum où enseignants, assistants maîtres d’école et inspecteurs peuvent discuter de l’avancement des élèves et partager leurs expériences dans la manière de gérer une classe ? A l’institut de pédagogie, il y a beaucoup de personnes hautement qualifiées, diplômées, mais qui n’ont pas  l’expérience en enseignement. Cette situation est un des problèmes de notre système d’éducation. Ceux qui conseillent aujourd’hui le ministre ont-ils cette expérience indispensable du terrain et des classes ? De plus, vous savez, quand quelqu’un est nommé ministre de l’Education, du jour au lendemain il devient un expert en éducation, c’est un « conne tout ». Un de mes anciens élèves, devenu ministre, m’a même pas expliqué, ne serait-ce qu’une seule fois, comment il fallait enseigner la chimie aux collégiens !

N’est-ce pas le travail des hauts fonctionnaires de l’éducation de guider le ministre, de lui dire s’il se trompe dans sa stratégie et s’il prend les mauvaises décisions au lieu de jouer aux personnages de « Yes Minister » ?

– Ils sont censés conseiller le ministre sur les questions éducatives, mais vous le savez mieux que moi, il y a des gens qui font tout pour avoir une « quiet life » au point de dire aux politiques ce qu’ils veulent entendre. Avant, les hauts fonctionnaires n’hésitaient pas à agir comme il le fallait, mais depuis 1982 et la mise à la retraite prématurée par le gouvernement de certains hauts officiers, l’attitude a changé. Une certaines crainte s’est installée et la nouvelle récente, publiée par Week-End d’ailleurs, selon laquelle une liste de hauts fonctionnaires à qui l’on demanderait de prendre leur retraite anticipée est en préparation, ne va pas les encourager à résister aux désirs des ministres. Il faut choisir entre faire son devoir et faire ce que le ministre veut dans le cadre de son agenda politique. Son agenda c’est d’être élu aux prochaines élections et ce qu’il doit faire pour gagner. Il doit faire des choses populaires, avoir de bons statistiques. C’est pour cette raison qu’il défait ce que son prédécesseur a fait, même si c’était bon, en faisant fi de la continuité de l’état et en se servant des enfants comme cobayes.

On va dire que c’est parce que vous avez subi, à votre époque, des brimades ministérielles que vous êtes amer et réglez vos comptes aujourd’hui avec vos anciens collègues.

– Je ne suis pas amer et je n’ai aucun compte à régler. Ce que je dis repose sur mon expérience dans l’enseignement et au ministère face à la situation dans l’éducation. Je suis disposé à affronter dans un débat tous les ministres de l’éducation et leurs conseillers pour prouver la véracité et la pertinence de mes propos.

Que pensez-vous du Nine Year Schooling ? Est-ce qu’il n’a pas été une tentative de remettre de l’ordre dans le système éducatif mauricien ?

– Il avait été annoncé par une simple note dans un discours du budget. Cette intention a été ensuite mise en pratique. Il fallait effectivement changer le système éducatif qui datait d’avant l’indépendance avec des amendements ici et là au fil des années. Il fallait changer le système, pas juste pour le plaisir de le faire. Il fallait faire précéder ce changement d’un audit complet du système d’éducation par des gens n’y ayant aucun intérêt, avec en point de mire la question suivante : comment faire pour donner du travail aux étudiants à la fin du cycle secondaire à Maurice ou ailleurs dans le monde ? Pour cela, il fallait une analyse du système, de ses points forts et de ses faiblesses, ce qui n’a pas été fait. Sans chercher à savoir pourquoi le système ne fonctionnait plus ou pas assez bien, on a donné la réponse : Nine Year Schooling ! En quoi ce système est-il meilleur que la méthode utilisée précédemment ? Je souligne que le curriculum a été préparé par l’Institut de Pédagogie, sur lequel j’ai eu l’occasion de souligner qu’il était dirigé par des personnes qui ont beaucoup de connaissances théoriques, mais très peu de pratique dans les classes. Alors que, je le souligne une fois encore, la pédagogie est surtout faite de l’expérience vécue et acquise sur le terrain.

Une des raisons avancées pour justifier le manque de connaissances générales des élèves est que les enseignants n’ont pas suffisamment de temps pour appliquer le fameux curriculum. Les enseignants le disent.

– Savez-vous que nous n’avons que 170 jours d’école sur 365, desquels il faut tenir en compte les congés publics de mauvais temps, d’examens et de remise des prix? A cause de la démographie, le nombre d’élèves diminue, alors que le nombre d’enseignants est stable ou augmente. A partir de ce constat, le niveau de l’éducation devrait augmenter et les enseignants devraient pouvoir mieux suivre les élèves. Avoir plus de temps pour le faire. Est-ce le cas ? Ils devraient, pendant les vacances scolaires, suivre des cours de formation leur permettant de suivre vraiment l’évolution de leurs élèves.

Des enseignants qui suivent des cours pendant les vacances. Les syndicats vont hurler que vous touchez aux droits acquis et réclamer une allocation spéciale pour aller suivre les cours et suivre la progression des élèves !

– Nous vivons dans une période où l’éducation est continue et les acquis doivent être remis en question, revus et corrigés pour les améliorer. On ne peut plus se contenter des choses apprises il y a dix ou quinze ans. En suivant ses élèves, l’enseignant construit l’avenir du pays, en formant de futurs citoyens qui vont améliorer le social, mais aussi participer à l’augmentation du PIB. Certains de ces enseignants qui disent ne pas avoir le temps pour suivre l’évolution de leurs élèves ont pourtant le temps de corriger des papiers des examens du SC et de surveiller les examens ! Les syndicats ne doivent pas uniquement se concentrer sur les gains financiers à court terme de leurs membres, mais regarder comment contribuer à la construction de l’avenir de notre pays. Nous ne pouvons pas produire des étudiants avec beaucoup de diplômes, mais sans connaissances pratiques.

Que faut-il faire, que devrions-nous faire pour inverser la situation dans l’Education ?

– Commencer par le commencement, donc à la base, en déterminant quels sont les domaines essentiels pour l’avenir de notre pays et adapter notre système d’éducation en conséquence. Déjà, aujourd’hui, il y a une forte demande pour des techniciens qualifiés dans certains pays d’Europe. Nous devrions former nos étudiants dans cette filière qui correspond à la demande et sortir du côté académique pour la technique en encourageant l’étude des sciences qui est en régression. Cette régression a été principalement causée par le fait qu’en 1983 on a éliminé les cours de pratique en science pour les remplacer par de la théorie, provoquant un manque d’intérêt pour cette matière. Comment allons-nous produire des techniciens avec ce faible taux d’intérêt pour les sciences ? Il faut revoir, de fond en comble, le système d’éducation en fonction de nos priorités et de la demande pour la création d’emploi. Il faut un vrai audit du système, de ses forces et ses faiblesses, déterminer un objectif et se donner les moyens pour l’atteindre.

Vous avez travaillé dans le système, vous suivez son évolution depuis que vous en êtes sorti. Pensez-vous vraiment qu’il est encore possible de le remettre en question et de le changer ?

– Ce n’est pas une question de possibilité, c’est une question de nécessité : nous ne pouvons pas faire autrement. Il faut que ce travail d’audit soit effectué par des gens qui n’ont pas des intérêts dans le système, des gens qui ne sont pas guidés par leur intérêt particulier et la recherche de « bouttes » et qui vont faire un travail technique en toute impartialité dans l’intérêt du pays et de son avenir. Ce travail doit se faire en dehors du ministère de l’éducation à cause de « vested interests » des uns et des autres. Notre système d’éducation est pourri. Il l’a été par les politiciens.

Avec le soutien des hauts fonctionnaires, comme vous à l’époque. Vous avez donc une part de responsabilité dans cette faillite.

– J’avais pour tâche to advise the ministry on policy matters. Mon avis était communiqué à travers le proper channel du ministère au ministre pour être mis en pratique, ou mis dans un tiroir. Il m’est arrivé de dire, dans des réunions, que je n’étais pas d’accord avec certaines décisions sur le point d’être prises. Ces prises de position n’étaient pas appréciées et il est arrivé qu’on me demande de participer à la mise en pratique des décisions que j’avais contestées parce que j’étais celui « ki koz buku dans bann réunions». J’ai fait ce que doit faire un fonctionnaire loyal et intègre : exécuter les directives données. Parfois, dans la vie professionnelle, vous devez suivre des instructions que vous n’approuvez pas. Mais je l’ai fait après avoir émis publiquement mes objections. C’est pour cette raison que je vous dis que si j’ai une partie de responsabilité de cette faillite, elle m’a été imposée par la nature de ma fonction et par le fait que, de plus en plus, les ministres n’écoutent que les avis qu’ils veulent entendre et qui servent leur agenda politique, pas pédagogique.

J’aimerais terminer par une question d’actualité. Quel est votre commentaire sur le cas de l’ex-recteur de Maurice Curé transféré à un mois de la retraite à Rivière-du-Rempart, transfert qu’il a refusé et qu’il qualifie de punitif. Est-ce le cas ?

– Quel argument pédagogique ou administratif peut-on utiliser pour transférer un recteur, qui est apprécié de ses élèves, à un mois de sa retraite ? Dans la mesure où les transferts sont décidés par des bureaucrates qui n’ont aucune idée de ce qui se passe sur le terrain, comme je l’ai déjà dit, cela ne m’étonne pas. Je me demande même si M. Sawmynaden n’a pas fait quelque chose qui a déplu aux technocrates dans le cadre de la guerre qui oppose ceux qui à l’éducation sont dans les bureaux à ceux qui sont sur le terrain. Celui ou ceux qui ont décidé de ce transfert punitif ont démontré à quel point ceux qui décident à l’éducation ignorent la situation sur le terrain du secondaire, car ils ont transféré un recteur dont le collège vient de produire, sous sa direction, six lauréates !

- Publicité -
EN CONTINU

l'édition du jour