Kendall Tang, Directeur Exécutif de RT Knits :« Changeons de modèle d’affaires pour rester compétitif »

Le secteur manufacturier pour l’export fait face à de nombreux défis et devient de moins en moins compétitif, estime l’industriel Kendall Tang, l’un des deux directeurs exécutifs – l’autre étant Jean Li Wan Po – de l’entreprise textile RT Knits de La Tour Koenig. Celle-ci continue d’innover avec le récent lancement de sa plateforme de commerce électronique axée sur la customisation des T-shirts et appelée “Teamonite”. Ce projet cadre avec la stratégie de changement du modèle d’affaires de l’entreprise et orientée vers le « Business to Customer ». Kendall Tang estime qu’un tel changement peut aider le secteur à rester compétitif vis-à-vis des concurrents étrangers ayant des coûts de production plus faibles.

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En tant qu’entrepreneur, vos attentes ont-elles été satisfaites par le budget 2018/19?

Globalement oui, même s’il est vrai qu’il n’y a pas de mesures exceptionnelles en faveur du secteur manufacturier cette année. Mais les mesures introduites dans les précédents budgets ont fourni une aide précieuse au secteur. Dans le budget 2018/19, on n’a pas fait mention du speed to market. Nous espérons que c’est simplement une omission, car cette mesure était importante pour le secteur. Mis à part ce point sur le budget, je pense que c’est à nous de jouer maintenant.

Y a-t-il des mesures budgétaires spécifiques qui, selon vous, aideraient à booster, voire consolider le secteur industriel?
Il y a 4 axes que le secteur doit continuellement poursuivre :
a) L’amélioration de la productivité par employé;
b) La différentiation à travers l’innovation au niveau des produits. Cela limitera la compétition directe avec les pays à bas coûts de main-d’œuvre ; mais surtout, permettra de trouver d’autres produits à plus forte valeur ajoutée. Cela va de la création de nouvelles collections jusqu’aux projets de développement de nouvelles matières ou lignes de produits nécessitant des investissements importants;
c) Réduire les délais de la chaîne d’approvisionnement (production, logistique, etc);
d) Augmenter ses activités dans la chaîne d’approvisionnement, c’est-à-dire inclure des éléments tels que le design, le branding, la logistique et le service jusqu’au consommateur final)
Pour les trois premiers points, tout est entre les mains des opérateurs. Le gouvernement a déjà donné des incitations pour les investissements dans la Recherche et le Développement, le “speed to market scheme” qui rend le fret aérien plus compétitif et l’augmentation du remboursement à 70% des frais pour la formation du personnel.
Nous pensons que c’est le point 4 qu’il faudra travailler cette année pour réellement transformer et augmenter la résilience du secteur. C’est ce business model que nous avons partagé lors du lancement de notre projet Teamonite le 25 mai dernier.

La contribution de l’industrie manufacturière au PIB est estimée à 13,4%. Ce secteur, selon l’Economic Development Board, a montré sa résilience en dépit de la concurrence farouche venant des pays émergents à faibles coûts de production. Partagez-vous cette opinion?
Nous sommes encore résilients pour l’instant. Cela ne va pas durer éternellement. Depuis la création de la zone franche en 1970, nous avons toujours évolué dans un modèle d’affaires “Business to Business” (B to B). Nous nous contentions d’acheter de la matière première que nous transformions en produits finis et que nous revendions à des distributeurs. Ce qui a permis au secteur manufacturier de résister jusqu’à aujourd’hui, c’est l’amélioration de la productivité et la montée en gamme. Mais, nous pensons que cela ne va pas durer. Le secteur manufacturier pour l’export fait face à de nombreux défis et devient de moins en moins compétitif. De nombreuses entreprises ont préféré la délocalisation vers des pays aux coûts de production plus faibles. RT Knits a maintenu, envers et contre tout, l’intégralité de sa production ici. L’île Maurice risque de devenir encore moins attractive pour les clients internationaux, avec des répercussions sur l’écosystème. D’où la réflexion qui nous a menés vers le lancement du concept de « manutailing ». Sortons de notre modèle B to B et allons vers le “Business to Customer” (B to C).

Diriez-vous que l’industrie textile, composante importante de notre secteur manufacturier, est essoufflée aujourd’hui ?
Absolument pas. Nous ne pouvons que parler pour RT Knits. Au contraire, nous nous battons pour montrer une autre image du secteur textile, celle d’un secteur dynamique qui évolue, innove et respectueux des enjeux de développement durable. C’est ce qui nous motive à RT Knits. Le secteur manufacturier se concentre sur la production de vêtements et cela ne va jamais devenir obsolète. Les chiffres de 2015 sont de USD 1,2 trillion pour le marché mondial de l’habillement, et on s’attend à une croissance annuelle de 8 % pour une progression de USD 1,8 trillion en 2020 et USD 2,6 trillions en 2025. D’une manière macro-économique, le secteur de l’habillement est très prometteur ne pouvant être remplacé par la technologie. C’est un secteur qui poursuit sa croissance.
Nous avons choisi de ne pas délocaliser. Nous avons choisi de travailler sur une stratégie – à court, moyen et long termes – pour pérenniser nos activités sur l’Île.

Qu’est-ce qui a fait la réussite de RT Knits ?

Nous avons toujours eu une vision à très long terme pour notre entreprise. Celle-ci est composée de trois équipes distinctes qui travaillent sur les court, moyen et long termes. C’est la synergie entre elles qui garantit la soutenabilité de l’entreprise. C’est grâce à cette vision que nous avons su prendre les bonnes décisions avant que les conditions ne deviennent trop difficiles. Notre stratégie a toujours été de nous adapter à l’évolution du contexte mauricien ou plus exactement, au niveau de la vie et de l’éducation. Il est aussi important d’adapter la culture de l’entreprise aux aspirations des jeunes générations. Il est important de savoir qu’à RT Knits, nous employons 200 jeunes diplômés des universités locales. En parallèle, nous avons continuellement amélioré notre productivité pour compenser la hausse des coûts, mais aussi cherché, à travers l’innovation, à trouver des marchés niches à plus forte valeur ajoutée.

Fort de votre expérience de quelques 40 années d’activités dans le textile, estimez-vous qu’il faut impérativement passer à un autre niveau de développement, à un autre modèle d’affaires?
Nous avons mené une réflexion stratégique, et une évidence s’impose à nous : notre entreprise récolte très peu de la valeur ajoutée sur les produits fabriqués et exportés. En effet, il y a bien plus de valeur ajoutée dans la suite de la “supply chain” que nous ne captons pas encore. Nous pensons qu’il est l’heure de s’attaquer à cette partie des activités. Au lieu d’ajouter de la valeur uniquement à travers la production, nous allons ajouter de la valeur également à travers le design, le marketing, la logistique et le service clients.

Est-ce que cela signifie que le modèle B to B en entreprise est révolu et êtes-vous convaincu que le modèle B to C va aider l’industrie textile et également d’autres secteurs à mieux contrôler toute la chaîne d’approvisionnement, de production et de distribution?
Nous ne disons pas que le modèle B to B est révolu mais nous préférons anticiper et nous préparer. Il faut savoir que depuis la création du secteur, l’ensemble du secteur manufacturier est resté en mode B to B. Avec les produits que nous fabriquons, nos clients à l’étranger rajoutent cinq fois plus de valeur ajoutée. En restant dans le B-to-B, nous nous battons contre des pays en voie de développement avec des coûts salariaux très faibles. Si nous décidons de nous mesurer aux pays développés aux salaires plus élevés, nous redevenons immédiatement plus compétitifs. Ce n’est pas une volonté de chercher à contrôler la chaîne des valeurs, mais nous pensons que c’est une des meilleures solutions pour faire face à notre baisse de compétitivité.

Parlez-nous de ce concept de « manutailing » que RT Knits a pris un peu plus de deux ans à mettre en place?
Maurice est en transition pour devenir un “high income country”. Face à cette transition, le secteur manufacturier a un défi majeur à relever : celui de rester compétitif vis-à-vis des pays concurrents, qui sont surtout des pays en voie de développement. RT Knits, comme je l’ai souligné plus tôt, a choisi de garder toutes ses activités à Maurice et par conséquent il a fallu s’adapter aux conditions locales. Comme tous les opérateurs du secteur manufacturier tourné vers l’exportation, nous fonctionnons actuellement en mode B to B, c’est-à-dire, nous produisons et revendons nos produits à des distributeurs. Mais nous pensons qu’ajouter de la valeur uniquement à travers la production n’est plus suffisant pour assurer une viabilité économique. Il faut également envisager d’ajouter de la valeur dans la suite de la « supply chain » jusqu’au consommateur final, c’est-à-dire, à travers le design, branding, marketing, logistique et le service client. Cela est parfaitement en ligne avec le niveau de développement des Mauriciens qui aujourd’hui peuvent rivaliser avec les pays développés. Nous avons donc choisi de rentrer dans le B to C, de devenir des « manutailers », une contraction de « manufacturing » et de « retailer ». C’est une étape majeure dans notre évolution pour augmenter la valeur ajoutée dans notre travail. De plus, nous ferons le B to C à travers le commerce électronique (e-commerce) qui, nous pensons, est le plus adapté à nos produits et services. Dans cette transformation, nous voulons lancer un message fort aux jeunes ; que l’industrie manufacturière offre, dorénavant, des métiers que l’on peut trouver dans les pays développés, en parfaite adéquation avec leurs aspirations et à celles d’un pays à hauts revenus.

Teamonite, le premier projet B to C en ligne de RT Knits, peut-il être « replicate » pour d’autres produits autres que les T-Shirts?
Oui, c’est clair. L’intérêt d’un projet comme Teamonite est qu’il montre aux autres acteurs de notre écosystème qu’ils peuvent aussi être dans la « disruption » et qu’ils peuvent se passer d’intermédiaires et toucher directement leurs clients. L’e-commerce offre une belle opportunité à tous les manufacturiers d’exporter leurs produits directement aux consommateurs dans les pays à fort pouvoir d’achat. Nous avons déjà commencé à partager notre expérience avec des PME et même de grosses boîtes. L’industrie textile mauricienne a beaucoup été marquée par cette peur de la concurrence. Or, nous pensons qu’en allant tout seul c’est peut-être un risque. Il faut que l’ensemble du secteur puisse conjuguer ses efforts pour qu’on puisse avoir une économie d’échelle. La participation de plusieurs acteurs de l’industrie est essentielle.

Teamonite implique non seulement la mise en application d’une plateforme robuste pour réceptionner et satisfaire les commandes, il nécessite aussi une livraison des plus efficaces. Comment avez-vous procédé pour que l’entreprise soit dotée des outils et des services appropriés pour assurer le succès de Teamonite ?
Parmi les entreprises manufacturières qui existent en Europe, rares sont celles qui sont uniquement productrices. Elles sont au minimum productrices et détentrices de leurs marques et très souvent détentrices de la « whole supply chain ». Le projet du site Teamonite s’est un peu inspiré de cela. L’entreprise contrôlera, pour la première fois, l’intégralité de la chaîne d’approvisionnement de Teamonite – la production, le marketing, la commercialisation et la livraison directement aux consommateurs – récoltant localement les bénéfices d’une valeur ajoutée qui, jusqu’à présent, ne revenait pas au pays. L’idée a émergé il y a cinq ans mais on n’avait pas alors des équipes avec les compétences nécessaires. La mise en place n’a vraiment commencé qu’en 2016. On ne voulait pas suggérer cette idée de transition vers le B to C à travers le commerce électronique à la communauté économique de Maurice sans avoir la preuve que c’est faisable, dans un souci de crédibilité.

Teamonite nécessite une formation pointue de la main-d’œuvre, en particulier des jeunes, dans différents segments d’activités. Trouvez-vous que la formation dispensée actuellement répond aux attentes de l’industrie ?
Il est vrai que l’e-commerce requiert des compétences très différentes de la production. Nous avons réussi à rassembler l’équipe qu’il faut pour mener à terme ce projet. Mais si nous avons l’intention de faire de l’e-commerce un pilier de l’économie, il faudrait que la formation suive, qualitativement et quantitativement.

Vous avez également annoncé, lors de la présentation officielle de Teamonite, que ce service sera lancé en France à la fin de l’année ? Comment comptez-vous vous y prendre pour la promotion du service. Avez-vous d’autres marchés en point de mire ?
Oui, effectivement nous avons planifié de lancer Teamonite en France à la fin de l’année. Le challenge principal va être la visibilité et la promotion de notre service. C’est un nouveau métier pour nous. Nous avons une équipe qui va travailler dessus. Celle-ci est composée de spécialistes en marketing digital, SEO(référencement) multimédia, réseaux sociaux et création de contenu photo et video… Cela demande beaucoup de travail pour apparaître sur la première page des moteurs de recherche. Nous allons ensemble prendre le challenge de faire de Teamonite une réussite.
En termes de déploiement, nous préférons réaliser des sites adaptés aux spécificités de chaque pays. Cela prendra plus de temps, mais le service sera meilleur pour nos clients. Après la France, nous lancerons le service dans d’autres pays européens et étudions aussi la possibilité de le faire dans certains pays africains.

Quelles sont les retombées économiques attendues de Teamonite dans les prochaines années ?
Le démarrage est satisfaisant. Nous avons pu adapter notre offre aux besoins de la clientèle. Je mentionnerai le cas d’une institution bancaire qui, profitant de la tenue d’un événement de grande envergure, la Coupe du Monde 2018, a passé une commande de T-shirts customisés pour ses employés.
Plusieurs entreprises nous ont contactés pour des commandes et ont même procédé à des essais sur la qualité de nos produits. Un de nos points forts c’est la rapidité avec laquelle nous avons réagi aux attentes des clients. Nous avons démontré que nous avons la capacité de leur donner satisfaction.
Le « manutailing » se veut un modèle de développement inclusif avec la création d’emplois de différentes catégories, l’industrie regagnant en attractivité auprès des jeunes. Les perspectives sont intéressantes pour Teamonite. Nous anticipons une croissance exponentielle. D’ici 5 ans, nous prévoyons un chiffre d’affaires de Rs 500 millions et nous pensons créer environ 100 emplois.

Vous avez déclaré que le « manutailing » peut devenir un 6e pilier économique pour le pays. Pensez-vous que les conditions sont réunies pour que le « manutailing » soit étendu à d’autres secteurs de production manufacturière ?
À travers le B to C, nous allons utiliser les ressources existantes de nos 2 premiers piliers (sucre et textile) et décupler la valeur à travers ces nouvelles activités citées précédemment. Nous croyons dans l’émergence du « manutailing » comme 6e pilier économique. En effet, nous avons déjà à Maurice une capacité de production considérable dans divers domaines, ce nouveau pilier va simplement mieux valoriser cette production et en même temps créer des emplois attractifs pour les générations à venir. Ce pilier sera également inclusif car les métiers créés couvriront un large éventail de qualifications. Mais attention, il ne suffira pas de prendre les mêmes produits existants pour rentrer dans le B to C. Nous pensons qu’il faudra certainement utiliser les ressources, mais aussi créer d’autres produits et services qui soient adaptés à notre contexte.

Dans l’ensemble, quel est l’écosystème que le pays se doit de mettre en place pour assurer le succès de votre modèle d’affaires ?
L’e-commerce se caractérise par la transparence dans le mode opératoire. Le consommateur à travers quelques clics peut tout comparer au niveau mondial : Le prix, la qualité à travers les magazines/brochures des clients, les délais de livraison, et le niveau de satisfaction du produit et du service. Nous devons donc être au top sur tous ces critères. Le coût du courrier et de nos produits doit être compétitif. Les délais de livraison doivent être courts. La qualité de nos produits doit être impeccable.
Les principaux chantiers que nous avons identifiés sont:
1) La logistique: il faudra trouver des solutions pour être moins cher, plus rapide et desservir plus de pays. Les compagnies de courrier et La Poste Mauricienne doivent travailler ensemble avec les acteurs de l’e-commerce;
2) Les solutions de paiement: ici, il faudra baisser les coûts et développer toutes les autres formes de paiement communément acceptées dans les pays ciblés (Paypal, Alipay, WeChat Pay…)
3) La visibilité sur l’internet: en plus des compétences requises pour améliorer notre positionnement sur les moteurs de recherche, il faudra aussi que Maurice devienne un acteur important de l’e-commerce au niveau mondial.

Vous avez investi gros, soit environ Rs 350 millions, dans une teinturerie. Est-ce la démonstration d’une grande confiance en l’avenir de notre tissu industriel ?
Notre but n’était certainement pas de démontrer notre confiance dans le secteur, mais plutôt de faire les investissements qui nous permettent de nous préparer pour l’avenir. La teinturerie faisait partie des projets identifiés pour notre mission 2020. La transition vers le B to C fait partie de nos projets pour atteindre notre mission 2025. Effectivement, sans une stratégie claire, nous n’aurions pas investi autant dans cette nouvelle unité.

Selon Statistics Mauritius, les exportations domestiques de produits d’habillement ont accusé une baisse en 2017, atteignant Rs 20,5 milliards contre Rs 23 Mds en 2016. Le recul des dernières années peut-il être renversé?

Je pense qu’il est possible de renverser la tendance. A notre niveau, nous allons tout faire pour contribuer à cela, notamment à travers un partage d’expérience et de notre “business model”.

On parle beaucoup de parcours du combattant lorsqu’il s’agit de lancer une entreprise? Quels conseils pouvez-vous donner à ceux qui s’y intéressent?

Je sais combien il est difficile de démarrer une entreprise. Pour réussir, il faut pouvoir réunir les compétences nécessaires. Dans les années 70, on n’éprouvait pas autant de difficultés. La main-d’œuvre était disponible et elle était relativement bon marché. Aujourd’hui, l’entrepreneur doit pouvoir maîtriser plusieurs domaines: la production, le marketing, le design, la recherche et le développement, l’informatique. Il y a tant de choses à faire et il faut se montrer avant-gardiste. Il faudra des années pour acquérir toutes les compétences voulues.
Dans le cas, le parcours a été également difficile, surtout au début. Il y a eu des tâtonnements mais nous avons pu corriger la trajectoire au fil des années. Nous avons une équipe qui veut réussir. Chaque matin, en venant à l’usine, je pense à cette équipe qui m’entoure et qu’elle est terriblement motivée.

Vous être donc très optimiste pour l’avenir!

Je le redis: nous avons choisi de rester à Maurice parce que nous croyons dans notre modèle d’entreprise. Nous avons changé notre modèle d’affaires pour l’adapter à la vision d’un pays à hauts revenus. Tous les métiers que nous sommes en train de créer répondent aux attentes des jeunes.

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