LA RESPONSABILITÉ SOCIALE DE L’AUTEUR

Alors qu’un militant écologiste mène une grève de la faim pour défendre une Cause d’intérêt général, le poète derrière son clavier peut-il encore prétendre être d’une quelconque utilité ? Ecrire, pour faire quoi ?
« Si l’on écrit, cela veut dire que l’on n’agit pas. Que l’on se sent en difficulté devant la réalité, que l’on choisit un autre moyen de réaction, une autre façon de communiquer (…) », affirmait JMG Le Clézio dans son discours du Nobel. Piètre constat d’impuissance de l’auteur éloigné des réalités du terrain, enfermé dans sa « forêt de paradoxes », pris entre d’une part l’envie d’ « agir, plutôt que témoigner », et de l’autre « une voix [qui] lui souffle que cela ne se pourra pas, que les mots sont des mots que le vent de la société emporte, que les rêves ne sont que des chimères (…) »
Et pourtant, plus que jamais l’écrivain doit sortir de sa « forêt de paradoxes » et se tenir au milieu d’un projet de société, ne plus se contenter d’être un « écrit-vain ».
Depuis les surréalistes, on a pu prendre conscience de la formidable ressource que constitue l’imaginaire. L’imaginaire : non pas ce rêve stérile et cette chimère dont se réclame JMG Le Clézio, mais ce « dynamisme instauratif » que possède l’écriture poétique, pour reprendre les mots du spécialiste des littératures indianocéaniques Michel Beniamino.
Depuis le mouvement surréaliste, on a pris conscience des forces que recèle l’imaginaire, de ses multiples possibilités. Dans le Manifeste du surréalisme (1924), André Breton affirmait déjà, « si les profondeurs de notre esprit recèlent d’étranges forces capables d’augmenter celles de la surface, ou de lutter victorieusement contre elles, il y a tout intérêt à les capter (…) ».
L’enjeu est individuel d’abord. Face à un monde « figé dans un conformisme malsain et face au populisme réducteur de la « culture marketing » qui fige les imaginaires dans la simplification », que dénonce le poète mauricien Sadek Ruhmaly, l’écriture poétique est un acte de puissance. De « souveraineté », dirait Georges Bataille. Car grâce à l’écriture, expliquait le philosophe français, l’auteur n’est plus simple sujet, il devient l’acteur agissant de sa propre expérience dans le monde.
La perspective n’est pas qu’individuelle, les enjeux sont bien sociaux. D’Arjun Appadurai (Après le colonialisme, 1996) on retiendra que l’imaginaire, c’est cette capacité des individus à « s’imaginer eux-mêmes en tant que projet social ». Le poème n’est donc pas un monde replié sur lui-même.
Le poète Christophe Hanna condamne d’ailleurs fermement l’idée d’une écriture poétique enfermée dans sa bulle. Car si la Poésie est souvent « déresponsabilisée politiquement et socialement », elle peut pourtant produire, « si elle n’est pas hypocrite » précise-t-il, des formes de solidarité, grâce à sa capacité à tisser des liaisons horizontales au sein de nos sociétés.
En effet, deux principes sont à l’oeuvre dans l’écriture, analyse le professeur de littérature française Michel Collot : en même temps qu’il est un acte d’imagination, le poème est aussi un acte de structuration. En articulant de façon particulière ce qui est du domaine du perceptible et ce qui ne l’est pas, le poème rend disponible une infinité d’autres organisations mentales possibles. Le poème ouvre ainsi de nouveaux horizons, il nous montre qu’il y a d’autres modes de pensée et d’autres organisations possibles du monde que celles qu’on veut bien nous donner à voir.
Ce qui est en jeu dans l’écriture poétique, c’est bien la production d’ « architectures mentales alternatives », pour reprendre les termes de Sadek Ruhmaly. « Lorsque l’heure d’un autre sonne le glas des formes éculées, le poète, loup-garou des imaginaires, enfante toute une nuée de formes en devenir », écrit Christophe Corp (Le chant infini des métamorphoses, Souffles n°70, 2012).
Oui, le poète, enfanteur de formes en devenir, est responsable du renouvellement de l’architecture mentale de la société dans laquelle il évolue.

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