La supercherie culturelle … et son alternative

STEFAN GUA

Samedi 10 novembre, a été organisé le festival Happy Sakili par Cap Tamarin, un des nombreux projets dans la gamme Smart City piloté par la société Trimetys des frères Jhuboo. Ce rappel est d’importance parce que ce festival semble se poser comme un alien dans l’espace musical mauricien. Certes, il y a eu le festival The Bridge en 2015 organisé par la même fratrie, mais il est clair que la vocation de Cap Tamarin n’est pas le mécénat culturel. Il suffit pour cela de jeter un regard critique sur le festival The Bridge qui se voulait allier art et écologie. Trois ans après, qu’en est-il de son intention artistique et écologique ? La non-pérennisation du festival répond pour l’intention artistique; quant à son côté écologique nous sommes en droit de nous demander où en est l’ambitieux « premier jardin communautaire de l’ouest » soutenu par Jayeen Jhuboo dans un article de presse en 2015. Si les objectifs déclarés de ce festival n’ont pas été effectifs, nous sommes en droit de nous interroger sur la véritable motivation derrière le festival Happy Sakili du même promoteur.

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Une communication du festival en créole mauricien qui chiffre un droit d’entrée à Rs 25 cible clairement les personnes de la classe ouvrière des cités avoisinantes. Pourquoi le promoteur d’un projet Smart City s’intéresse-t-il au fait d’organiser un festival artistique ciblant les cités ouvrières de l’ouest ? Si les Smart Cities, de façon générale, sont la mise en place d’infrastructures immobilières massives pour accueillir de nouveaux riches dans des ghettos ultra high-tech, en quoi cela sera de bon augure pour la classe ouvrière, et même moyenne ? Quel est l’habitant de Cité EDC de Tamarin qui se verra aller vivre à Cap Tamarin ? Quid du prix du terrain et des phénomènes d’aliénation liés au processus de “gentrification” qu’entraîneront les projets de Smart City ?

L’art populaire pour diluer l’aliénation

Les réponses résident dans l’utilisation outrancière de l’art afin de diluer l’aliénation. Si l’art est un exutoire qui permet l’extériorisation des sentiments, tels qu’ils soient, l’art a aussi la capacité de contribuer à l’élévation de la conscience sociale. Les exemples sont multiples, l’Afrique du Sud en est d’ailleurs un vibrant témoin. Les formations Mayibuye Cultural Ensemble et Amandla Cultural Ensemble des années 70/80 ont fait de la musique leur outil de prise de conscience collective face au régime d’apartheid. Les militants des années 70 à Maurice ne sauront nier la contribution du regretté Bam Cuttayen, du groupe Latanier et de tant d’autres dans la vague de prise de conscience sociale et politique. Si nous ne pouvons faire abstraction de l’apport artistique dans le processus d’émancipation de la population mauricienne, de la classe ouvrière de surcroît, il nous faut aussi reconnaître l’absorption de cet apport pour confondre la masse. Cela se fait de tout temps mais a de plus en plus de succès depuis au moins 30 ans à Maurice. Les politiciens de tout bord ont bien compris la puissance de l’art populaire dans la mobilisation et ont décidé de l’utiliser en le dépouillant de son potentiel subversif d’une part et en le corrompant d’autre part. Ainsi, les artistes avec un message radicalement anti-système se sont vus marginalisés au profit d’artistes qui « konn met la faya ». Les plus notoires de cette catégorie, grassement payés, sont appelés pour abrutir des masses lors des manifestations politiques ainsi qu’étatiques ultra-politisées, avec, il faut le souligner, le soutien de certains médias plus soucieux de l’affluence que de l’influence. Dans ce constat, il faut mettre en contraste la portée pédagogique et l’engagement profond d’un Bam Cuttayen face à ce phénomène d’abrutissement.

L’art utilisé pour confondre la masse à Maurice est rendu possible par deux éléments principaux. Premièrement, la démission de l’État dans l’investissement culturel poussant l’artiste à délaisser la vocation artistique pour celle du divertissement afin de pouvoir exister ; et deuxièmement, la frustration grandissante de la masse populaire en mal d’exutoire face à l’aliénation et l’inégalité croissante. Le récent événement organisé par le PMSD en octobre dernier, à Camp-Levieux, est emblématique de cela. Camp-Levieux est cette cité ouvrière qui subit, comme tant d’autres, la violence de l’inégalité sociale persistante et grandissante. Que décide de faire le PMSD devant une telle situation ? Organiser un tournoi de foot et y faire chanter « To fam super »… Le poète satirique romain Juvénal en parlait déjà plus de 2000 ans de cela : « Du pain et des jeux et le peuple sera content, il suivra aveuglément les lois des seigneurs dieux.. » Le jeu dont parlait Juvénal s’apparente bien entendu aux différentes formes de divertissement.

L’art comme outil d’acceptation sociale de l’aliénation

Il nous faut comprendre la réalisation du festival Happy Sakili dans le même paradigme que le show du PMSD, c’est-à-dire au moment d’un réel désengagement public dans le secteur artistique mauricien au sein d’une société locale rongée par l’inégalité sociale. Le gouvernement pourra toujours venir parler de ses initiatives bidon ou élitistes mais ce dont il est question ici c’est de l’art populaire, ses salles de concert et ses espaces d’exposition publics délocalisés au contrôle des autorités locales pour rendre l’art populaire vivant, à l’instar de ce que fût la galerie Max Boullé de Rose-Hill. Devant l’échec étatique, les artistes sont livrés à s’auto-censurer dans bien des cas pour exister dans des espaces qui leur sont encore accessibles pour l’instant. Il ne faut surtout pas croire que la culture ne rapporte pas, sinon il n’y aurait pas eu autant d’investissements privés dans l’organisation d’événements culturels et dans des salles de spectacle. Mais il faut comprendre qu’avec la nouvelle orientation économique de Maurice l’art est segmenté. Dans cette segmentation, l’art populaire qu’est la musique est retranché de plus en plus vers le divertissement dans le but d’abrutir la masse populaire et reçoit de plus en plus d’expositions au détriment d’une forme d’art poussant à la réflexion et l’élévation de la conscience. La forme d’abrutissement est aussi celle qui est utilisée pour une acceptation sociale de projet au potentiel social explosif comme les Smart Cities. Nous prenons le festival Happy Sakili de Cap Tamarin en exemple.

Outre la confiscation des terres de façon irréversible et la spéculation foncière qui s’ensuivra, l’aliénation sera totale, que ce soit sur le plan culturel, social ou encore économique. Le village de Grande-Rivière-Noire est là pour nous le rappeler. Pour faire passer la pilule, les promoteurs de l’aliénation misent sur les ONG « CSRisées » à outrance pour combattre une exclusion et soulager une pauvreté structurée d’une part et d’autre part sur l’art populaire pour une acceptation sociale. Dans le deuxième cas, la pilule est doublement efficace. En premier, en faisant participer la masse populaire à une festivité dans un espace qui sera responsable de son aliénation et de ces effets, Cap Tamarin s’assure d’une bonne image et d’une bonne ‘fausse‘ intention auprès des futures victimes de ce modèle économique. En deuxième lieu, les artistes participant à cet exercice pourront difficilement par la suite se montrer critiques de la supercherie et il faut souligner qu’une bonne partie des artistes, participant à ce festival, font partie de ceux les plus critiques de la direction économique que prend Maurice. Dans ses réflexions satiriques, le poète Juvénal ajouta ceci : « Le peuple est-il content ? Assurément, il ne montre pas ses dents, il aurait honte, elles sont pourries. »

L’alternative

Condamner l’artiste qui participe à la promotion de l’acceptation sociale des projets tels que ceux de Cap Tamarin est inapproprié et n’est certainement pas l’objet de cette réflexion. Ce qu’il convient de faire c’est de susciter un débat sur l’art et son rôle face à cette nouvelle île Maurice qui se dessine. Pour cela il faudra éviter la dichotomie du pour ou du contre. Promouvoir ou se produire dans un festival visant l’acceptation de l’aliénation n’est pas une option pour l’avancement de l’art mauricien et l’alternative ne pourra se faire en parallèle de ce modèle économique et social, il doit se faire en opposition. Une opposition déclinée en alternative qui ne peut pas être laissée aux artistes seuls. C’est à l’ensemble de la société de reconnaître l’art comme étant indispensable à son épanouissement. La contribution de l’art n’est pas toujours quantifiable, que ce soit économiquement ou socialement. Qui plus est, dans le débat qui nous incombe, il nous faut remettre en contexte l’absence prolongée d’une non-politique culturelle à Maurice qui a fini par avoir le dessus sur les intentions réelles de valorisation de l’art authentique mauricien dont plusieurs initiatives, comme le Sapin et son Festival Enn, en ont pâti.

Le nerf de la guerre est économique pour répondre à ce présent modèle d’encerclement de notre patrimoine artistique et à la nécessité de toute personne de vouloir et pouvoir vivre décemment de son métier. L’alternative nécessaire passera par une prise de conscience en premier des acteurs culturels eux-mêmes sur la responsabilité et la place de l’art dans toute société. Pour cela il faut se regrouper et développer une compréhension commune. Cette alternative passera par la pédagogie de la masse quant à la capacité libératrice de l’art. Pour cela il faut éduquer et mobiliser. Cette alternative passera par un rapport de forces vis-à-vis de l’État qui le forcera à adopter une politique culturelle avec pour vocation la valorisation, la sauvegarde et la démocratisation de l’art à Maurice. Pour cela, il faudra définir ensemble une proposition de politique culturelle. Cette alternative se fera dans la mise en œuvre d’un projet réel qui saura être l’ébauche du modèle économique et social ; le point de ralliement des acteurs artistiques et la proposition concrète d’une politique culturelle.

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