Le professeur Dhanjay Jhurry, vice-chancelier de l’UoM : « L’Université de Maurice est sur la bonne voie »

Notre invité de ce dimanche est le professeur Dhanjay Jhurry, chimiste, chercheur, et depuis une année et demie vice-chancelier de l’Université de Maurice (UoM).

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Dans l’interview réalisé jeudi dernier, le Pr Jurry explique les changements qu’il a apportés à l’UoM depuis qu’il est à sa tête. Il explique ses idées pour que l’UoM perde son image « de tour d’ivoire, d’endroit difficile d’accès tourné vers l’enseignement » et d’en faire un des partenaires accompagnant le pays dans son développement et en mettant l’accent sur l’entrepreneuriat.

Commençons par une question qui fâche. On a souvent dit qu’il fallait avoir des contacts — de préférence des liens familiaux avec des ministres — pour être nommé vice-chancelier de l’UoM. Est-ce votre cas ?
Nous vivons dans un petit pays où on a l’impression que pour obtenir quelque chose il faut absolument avoir des relations. Je ne suis pas allé taper à la porte de personne, parce que j’ai toujours cru dans ce que je fais et que depuis que je suis rentré à Maurice, après mes études en France où j’ai également pris de l’emploi, je travaille pour cette université et ce pays. Et je crois que c’est le travail, fait du mieux que l’on peut, qui nous amène là où l’on est.

Comment se porte l’UoM avec la multiplication de campus et autres succursales d’universités étrangères à Maurice ?
Depuis que je suis à sa tête, l’UoM est en train d’évoluer, puisque j’ai apporté un virage à 180 degrés qui commence à porter ses fruits. Je ne suis pas arrivé à la tête de l’université pour faire comme avant, copier ce qui se faisait dans le passé, mais avec une idée conceptualisée à mettre en pratique. Une idée pour accompagner le pays dans son développement vers une économie innovante en sortant des sentiers battus. Nous avons sorti l’université de son image de tour d’ivoire, d’endroit difficile d’accès tourné vers l’enseignement pour en faire un des partenaires du développement. Rien que ce changement de concept commence à y apporter beaucoup d’autres changements.

Ce changement fondamental de cap, cette nouvelle vision, cela a-t-il été facilement accepté à l’université ?
On a attendu de voir comment on allait passer du discours à la réalité. Il faut donner du sens aux choses pour que les gens soient avec vous. Si vous les valorisez, si vous leur faites voir des perspectives, si vous leur offrez des émancipations, la possibilité d’aller suivre des cours dans d’autres domaines que le leur et la possibilité de prendre des décisions, les gens acceptent non seulement de soutenir votre idée, mais deviennent parties prenantes de sa réalisation. La vision n’était pas seulement théorique, elle était aussi accompagnée d’actions, et cela avec la collaboration de nos partenaires, c’est-à-dire, par exemple, de pouvoir créer un pôle informatique en doublant le nombre d’étudiants. Nous avons aussi amené l’entreprise sur le campus pour développer l’esprit d’entrepreneuriat et de collaboration.

Cela nous a permis de monter des cours qui correspondent aux besoins et attentes de l’entreprise tout en formant des étudiants qui sont sûrs d’avoir un emploi en fin de parcours. Des demandes de collaboration d’entreprises ont suivi, et l’année dernière nous avons réussi à réunir autour de la table une vingtaine de sociétés informatiques pour créer un cluster. Nous travaillons aussi avec les ONG et la société civile pour développer des projets avec eux en ouvrant nos portes à la communauté, celle de la bibliothèque éléctronique, par exemple.

Cela démontre que l’université ne doit pas suivre, mais innover et s’adapter au contexte. Cela démontre aussi que l’université doit s’ouvrir à la communauté et partager le savoir. Et cela concerne aussi les autres universités publiques et privées. Pour répondre à votre question, je dis qu’elles sont nécessaires parce que nous ne pouvons répondre seuls à la demande grandissante pour des cours universitaires. Par ailleurs, il faut penser à la concurrence en matière de stimulation. Il faut, je crois, veiller, à ne pas dispenser les mêmes cours tout en travaillant en collaboration sur certains projets.

Comment résumez-vous l’évolution de l’université depuis votre nomination comme vice-chancelier ?
Jusqu’à récemment, à Maurice, on a trop privilégié la connaissance générale aux dépens des connaissances pratiques. Mais le monde est en train de changer, de se transformer et le rôle de l’université a énormément évolué. L’université n’est pas un endroit qui ne dispense que le savoir, elle est en train de se spécialiser, de dégager des priorités dans ses actions et son enseignement.

On ne peut pas être bon partout, dans tous les sujets et domaines. Donc, le rôle de l’UoM, qui consistait à dispenser le savoir, a évolué en celui de choisir des savoirs, à dispenser en s’assurant que l’étudiant trouve un emploi au bout du parcours. C’est-à-dire de vérifier qu’en sus du savoir théorique, l’étudiant a aussi les outils qui vont avec, en d’autres termes, la connaissance pratique impliquant notamment des stages en industrie. En ce faisant, nous avons mis au centre du projet l’étudiant et ses besoins, alors qu’antérieurement l’accent était surtout mis sur l’enseignant.

Pourquoi a-t-il fallu que vous arriviez à la tête de l’université, avec vos baguettes magiques, pour procéder à ces changements indispensables dans le contexte du développement mauricien ?
Ce n’est pas à moi qu’il faut poser la question. Je ne crois pas aux baguettes magiques, mais au sens de la vision, accompagnée d’un travail assidu pour la réaliser. Nous ne sommes pas à l’ère où l’on se contente d’appuyer sur un bouton pour que les choses se mettent en place. Je suis un chercheur et je sais que pour arriver à un résultat, il faut une vision, de l’investissement, de la patience et du travail, beaucoup de travail.

J’insiste sur la patience, qui crée un énorme problème de l’université face au monde politique. L’université est dans un réflexe de long terme : pour former un bachelier, il faut trois ans ; pour un master c’est quatre ou cinq ans ; un doctorat c’est sept huit ans d’études. Nous avons besoin de temps. Par conséquent, notre échelle de temps est totalement différente de celle du décideur politique qui veut avoir des résultats dans un ou deux ans, pour sa réélection. Je veux faire passer le message suivant : l’université a besoin de temps pour réaliser des choses. On ne peut pas réaliser des choses sérieuses pour correspondre au calendrier ou à l’agenda du politique. Pour cela, je le répète, il nous faut du temps, de l’investissement et du travail. On ne réussira pas si on veut courir au lieu de suivre le rythme nécessaire. Ce n’est pas possible. Je ne crois pas dans le génie, mais dans le travail.

La manière dont les choses se déroulent dans cette transformation de l’université de Maurice et le temps nécessaire dont vous disposez vous conviennent ?
Oui, et ce temps convient également à ceux qui mènent cette transformation : les enseignants et le personnel administratif. On ne peut pas réussir une transformation tout seul. Par définition, les gens sont réfractaires au changement. Dès lors qu’on arrive avec des idées nouvelles, des blocs de résistance se forment, comme on vient de le constater en France.

Ça a aussi été le cas à l’Université de Maurice ?
Bien sûr. Les gens ne sont pas immédiatement favorables, il faut les convaincre en présentant le projet. Il est capital pour réussir une vision, surtout si elle vient remettre en cause des habitudes d’hier, que les gens soient avec vous. Il faut également de la persévérance dans la démarche. Au départ, les gens avaient très peur à l’université et les enseignants se demandaient comment mettre en pratique ces idées qui exigeaient une remise en cause de ce qu’ils faisaient pendant vingt ans. Moi-même j’aurais été réticent. On leur a dit : On ne va pas vous laisser seuls, on va vous accompagner, vous donner les moyens. On a monté des ateliers avec des experts pour expliquer comment on allait procéder, ce qui a permis de vaincre leur peur. Et puis on à fait comprendre que non seulement on allait bâtir dans le temps, mais qu’on allait le faire ensemble. On a mis les gens en confiance, on a réussi à mobiliser le personnel administratif, en organisant par exemple une journée sportive, ce qui n’avait jamais été fait avant.

Le travail a été fait avec l’aide de tous les acteurs de l’université, surtout le conseil administratif qui me donne les moyens de réaliser ma vision et de mener à bien l’administration de l’université. Il y a ensuite l’équipe du Senior management et tous ceux qui font partie du personnel académique et administratif.

Il semblerait que vous ayez conquis le personnel enseignant et le personnel administratif. Est-ce que les étudiants sont également satisfaits de vous ?
Ces étudiants de qui vous avez dit, au moment de la mise en place de la librairie électronique — tout autant que vos prédécesseurs, d’ailleurs — qu’ils pouvaient dire n’importe quoi.

Nous avons beaucoup fait pour les étudiants. En ce qui concerne la discussion, il faut parfois sortir de ses gonds, parce que vous faites des choses bien qui n’ont rien à voir avec la politique politicienne. Quand les étudiants, qui sont jeunes, ne réalisent pas la portée des changements qu’on veut apporter, il faut les remettre à leur place et c’est bon de le faire de temps en temps.

Il est plus facile de convaincre le personnel enseignant que les étudiants ?
Les étudiants sont influencés par leur environnement et, dans l’ensemble, l’environnement mauricien est très réfractaire au changement. Arriver à faire changer les choses n’est pas toujours facile. Il y a un an, pour arriver à résoudre un certain nombre de problèmes importants, des problèmes que les étudiants avaient eux-mêmes mis de l’avant, j’ai proposé de faire des remises de diplômes sous une tente. Cette proposition a été longuement discutée et refusée, surtout par les étudiants.

Hier, le vice-président de l’université de Curtin nous a fait savoir que toutes les remises de diplômes de son université sont faites en plein air. C’est vous dire que nous sommes, dans une certaine mesure à Maurice, dogmatiques et conservateurs et qu’on ne veut pas affronter le changement ! Dès qu’on arrive avec une proposition de changement, le lendemain les critiques commencent à se faire entendre et la résistance s’organise.

Ce n’est pas à l’université justement de former ses élèves à l’ouverture, au changement et à la remise en question au lieu de suivre la tradition ?
On fait ce qu’on veut, mais on ne peut changer une manière de penser en une année. Il semble que pendant leurs études les étudiants mauriciens aient du mal à faire face au changement.

Au moment de votre nomination, vous avez dit que quand l’université allait mal c’était la même chose pour le pays. Est-ce qu’aujourd’hui la situation s’est améliorée pour l’un et pour l’autre ?
Je voulais dire qu’une université forte reflète l’Etat, le climat sociologique du pays, comme c’est le cas ailleurs. Je voulais aussi dire qu’un pays doit être fier de son université. Donc, l’Université de Maurice peut aussi, pour peu qu’on lui en fournisse les moyens, dont l’indépendance, tirer le pays vers le haut. Tout ce que nous sommes en train de faire, de développer c’est pour contribuer au développement du « knowledge hub » que notre pays veut créer. Quand nous organisons des activités interuniversitaires qui ont du succès et qui suscitent de l’enthousiasme, tout cela rejaillit sur le pays. C’est notre manière de contribuer à l’avancement du pays.

En 2010, en recevant le titre de scientifique de l’année, vous disiez rêver de faire du Réduit un « knowledge hub » — le Silicon Valley local, en quelque sorte. Où en êtes-vous dans la réalisation de ce rêve ?
Je pense que le rêve est en train de se réaliser. Nous sommes en train de revitaliser, de revigorer le campus du Réduit en collaboration avec les enseignants, les étudiants, nos partenaires et la communauté. Mais le rêve global était de faire d’Ebène et du Réduit la vallée de la connaissance à l’île Maurice. Imaginez un tram allant de Rose-Hill à Ebène…

… je crains qu’avec ses travaux de construction le métro ne soit davantage un cauchemar qu’un rêve pour beaucoup de Mauriciens.
C’est ce qu’on avait dit à peu près quand on avait construit la route Burton — l’autoroute — et quand on avait installé le tout à l’égout dans les villes. C’est vrai que c’est incommodant, mais c’est nécessaire et cela fait partie de l’évolution. Vous croyez qu’en Chine on a pu construire toutes ces cités, monter tous ces gratte-ciel sans causer des inconvénients aux gens ? Il faut de la patience, de la tolérance et un esprit de sacrifice pour faire avancer, et évoluer les choses. Revenons à mon rêve. Imaginez que vous êtes dans le tram qui traverse Ebène, son parc informatique et financier, le Réduit, son université et les autres campus dans cette vallée de la connaissance. Il faut rêver de temps en temps.

En 2005, vous disiez que la canne à sucre n’était exploitée qu’à 10 % de sa matière en proposant la création d’une bio-industrie » de la canne. Presque 20 ans après, qu’est devenue cette proposition ?
Comme quoi, les rêves ne se réalisent pas toujours ! A l’époque, on parlait du prix du sucre qui allait baisser et je disais qu’il fallait être proactif. Il fallait réfléchir à ce qu’on pouvait faire face à cette menace annoncée. J’ai proposé qu’au lieu de s’arrêter au sucre de manière traditionnelle, de le traiter comme une matière première pour en faire autre chose. L’idée n’a jamais été développée, parce qu’il y a eu la réticence du secteur privé de s’engager dans un domaine où il fallait de la connaissance. Il était plus facile d’investir dans des choses connues qui rapportent rapidement que d’investir dans des nouveautés qui rapporteraient à plus long terme et on a loupé le coche. C’est également le problème que nous avons aujourd’hui avec l’exploitation de l’océan. Tout le monde dit qu’il faut exploiter l’océan, mais personne ne dit que pour ce faire, il faut de la connaissance et du financement pour déterminer dans quel domaine précis investir, travailler dans ce sens et prendre les décisions qui s’imposent.

Vous avez également déclaré qu’il fallait revoir le cursus primaire et secondaire pour inciter plus de jeunes mauriciens à étudier les matières scientifiques ?
Il y a des choses qui ont été faites depuis. Je réalise que le pays a un manque aigu d’ingénieurs en technologie et de techniciens supérieurs. J’espère que les lycées polytechniques, qui ont été créés pour former des techniciens de haut niveau, vont répondre à cette demande. Si le système de Nine Year Schooling est appliqué comme il faut, cela devrait pouvoir apporter un changement. Mais je pense que le tertiaire est en train de se réinventer, mais si l’on continue avec la manière de faire au primaire et au secondaire où les évaluations des cours ne sont pas faites systématiquement, comme cela se fait dans le privé, on ne va pas changer grand-chose, parce que les élèves qui viennent dans les universités auront passé quatorze ans dans le primaire et le secondaire et s’ils n’ont pas le niveau, ils ne pourront pas être bien formés en fonction des besoins du pays. Même si des choses ont été faites, il faut faire des efforts pour rehausser le niveau du primaire et du secondaire.

Question d’actualité : que pensez-vous des Mauritius Leaks qui ont révélé que l’on peut se servir de son savoir académique et légal pour contourner les lois et faire de l’évasion fiscale ?
Je suis choqué par ces révélations. Où est l’éthique professionnelle dans tout ça ? On ne peut pas faire son métier en marchant sur son père et sa mère, sans aucune déontologie. Ce ne sont pas des pratiques acceptables.

Quel est le regard que vous portez sur l’avenir du pays, donc de son université dont la santé est, vous l’avez souligné, un bon indicateur de son état ?
Je dirais que l’Université de Maurice est sur la bonne voie. Le pays a besoin de capital humain et intellectuel que l’on développe par l’enseignement et la recherche. Mais si on ne développe pas en même temps le « business capital » et le « social capital », je ne pense pas que Maurice puisse réussir. Il faut impérativement réussir sur ces quatre capitaux ou plans.

Votre contrat comme vice-chancelier arrive à terme en février de l’année prochaine. Est-ce que vous allez demander son renouvellement pour un deuxième mandat ?
Les règlements de l’université prévoient à titre exceptionnel un renouvellement pour une deuxième période de trois ans, basé sur la performance. Oui, je souhaite un deuxième mandat, car le travail que j’ai démarré est irréalisable en trois ans, mais ce n’est pas moi qui décide en dernier ressort.

Quel sera votre mot ou phrase de la fin de cette interview ?
J’espère que tous les objectifs définis seront atteints. J’aimerais ajouter qu’il est impératif que l’Université de Maurice cultive un esprit d’indépendance qui va développer le sens de l’innovation, de l’ouverture et du partage. Il faudrait aussi que l’université ait — évidemment dans le cadre de contrôles nécessaires — son indépendance de fonctionnement. Je ne souhaiterais pas que notre pays et son université adoptent un modèle dans lequel tout serait hyper contrôlé.

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