Les dessous d’un déficit financier (II)

INDERJEET
MUNOHUR

L’intégration de l’économie nationale au système global et aux finances transfrontalières est l’étape suivante de l’évolution de notre économie au sortir d’un système de la plantation, de la zone franche et de l’industrie du tourisme. Mais cette évolution pousse de plus en plus à l’érosion de la petite économie locale, qui sert de support à la mobilité sociale. Les répercussions sociales, humaines et financières découlant de cette intégration exposent le pays aux multiples vulnérabilités. Il est aujourd’hui urgent de les confronter de manière pragmatique et constructive.

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La Déconnexion avec l’économie locale

La classe politique, les conseillers et les technocrates n’ont pu répondre constructivement aux risques sociétaux que représente l’abandon continu de l’appareil productif local. Les différentes institutions gouvernementales n’ont pu remplir leurs obligations. En dépit des plans d’actions budgétaires, l’effondrement de la production locale continue : de l’infestation de l’agriculture à l’abandon de notre patrimoine fruitier ; nos fruits indigènes qui disparaissent et l’entrepreneuriat agro-industriel n’ont pas émergé. Le développement des vergers commerciaux à Maurice n’aura pas lieu. L’industrie de la pêche artisanale disparaît lentement.
L’industrie cannière : 11 000 hectares sont des vieilles plantations à faible rendement et 1 600 hectares de plantation sont abandonnés chaque année. L’élément de la spéculation foncière prime et mène à la disparition de la classe de petits planteurs ; tout un capital social qui s’effrite. Le secteur cannier traditionnel est aujourd’hui maintenu en vie grâce à des subsides et des privilèges fiscaux.
Dans le même souffle, les PME n’ont pu se réinventer faute d’accès aux nouvelles technologies et à l’automatisation. Une large gamme d’activités est en voie de disparition : l’artisanat, les petites entreprises de travaux de bois, du métal, textiles et accessoires, et encore plusieurs autres. La globalisation à laquelle le pays s’ouvre davantage génère des espaces d’emplois plus lucratifs dans les secteurs des services, mais mène aussi au chômage dans les secteurs traditionnels alors que l’économie globale devient de plus en plus imprévisible.

Développement inégal et ses conséquences sociales

Le PIB est prévu à Rs 509 Mds pour 2019, ce qui représente une augmentation de Rs 26 Mds sur les Rs 483 Mds de 2018. Cette augmentation provient de l’apport des différents secteurs de l’économie, avec des répartitions inégales. La canne fera 0,2% de plus après le déclin de 9,1% de 2018, l’industrie manufacturière augmentera de 1,3%. La production agricole vivrière verra une croissance à peine visible de 0,4%, et le textile une réduction de 0,5% qui vient renforcer davantage le déclin de 6,8% de 2018. La croissance proviendra du commerce en gros et au détail, de l’hébergement et de la restauration, de l’administration, de la fonction publique, des contributions sociales obligatoires et de l’immobilier haut de gamme. Ces déclins et stagnations des transformations productives traditionnelles modifient en profondeur la nature de l’emploi et produisent un chômage de type différent.

Le nouveau profil du chômage

Le pays comptait 38,100 chômeurs en 2018 :
– 14 800 hommes et 23,300 femmes;
– 17 900 ont moins de 25 ans;
– 3 800 n’ont pu terminer le primaire;
– 13 300 n’ont pu terminer la SC ou l’équivalent;
– 4 300 vivent au sein des ménages où aucun membre de la famille ne travaille.
Ces quelque 38 000 individus se sont vus glisser vers une situation d’exclusion avec peu de possibilités de réintégration à la vie économique. Tout en restant inscrits au registre du chômage, bon nombre d’entre eux vivent de petits boulots, travaillant à temps partiel, menant une vie stressante pour contrer les multiples vulnérabilités découlant d’une vie d’occupations temporaires et fractionnées. La disparition du petit commerce local et ses petits crédits conduisent quelquefois jusqu’aux vulnérabilités alimentaires. Leurs moyens de s’inscrire à une occupation sur le long terme se sont estompés pour de bon. Ils vivent sur les périphéries des villes et villages, exclus de la mobilité sociale. C’est lorsque la mobilité sociale est en crise que surgissent les spectres de l’insécurité – violence, addictions et délinquances. C’est la mort civique du citoyen, la fragmentation économique conduisant à l’isolement social.

C’est, à la suite des écrits d’Emile Durkheim, un Fait Social Total. Plusieurs facteurs y ont contribué. Dans la République de Maurice de 2019, une grande partie des petits planteurs opère une agriculture avec la même technologie du siècle dernier : pioches et pics. En 2018, le pays comptait presque 300 000 voitures et ‘dual purpose’, mais ne comptait que 300 “dumpers”, utilisés pour des tâches agricoles. Les blocs de béton et sacs de ciment continuent à être montés aux étages sur le dos alors que les ouvriers ont vieilli et qu’un petit élévateur motorisé ne coûte que Rs 20 000. Pris dans un étau entre une économie de service à emploi hautement qualifié et une économie locale sans avenir, le petit artisan, l’agriculteur et l’ouvrier perdent lentement leurs statuts professionnels et les attributs sociaux qui accompagnent ces statuts. La classe ouvrière disparaît, mais pas parce que la mobilité sociale fonctionne. Elle disparaît parce que l’État ne fait plus rien pour la faire vivre. Les ouvriers mauriciens sont devenus anonymes et ignorés, étant en situation de précarité sociale et politique.

Société à deux vitesses

On parle constamment de la société mauricienne à deux vitesses car l’écart social se creuse davantage et l’échelle sociale disparaît. Les institutions régulatrices fonctionnent mal et le service public est devenu un outil de pouvoir pour le maintien de la classe politique, ne remplissant plus son rôle de protection propre aux objectifs de l’État providence. L’éducation publique a perdu de sa pertinence. Les hôpitaux arrivent très difficilement à dispenser des soins appropriés. La justice n’est plus aveugle au profil social de l’accusé. Les banques paradent leurs milliards de profits pour valoriser leurs titres sur le marché boursier, alors que les PME et l’économie locale continuent leur glissement. Deux vitesses en éducation, en justice, en logement, en qualité de transport, en service de santé, en traitement par rapport à la dette. Il y a aujourd’hui deux “Île Maurice”, et deux ‘citoyennetés’ : les gagnants et les perdants.

L’urgence de réaligner les priorités

Le contexte politique requiert plus que jamais un développement qui répond aux impératifs sociétaux. Ces impératifs appellent au renforcement urgent de l’économie domestique et ses différents secteurs : agricole, océanique, petites entreprises manufacturières, PME, ainsi que les activités de support. On pourrait apprendre de l’expérience singapourienne : ses multiples micro-industries pour le marché domestique comme pour les exportations; des petits centres très high-tech avec une main-d’œuvre minimale mais hautement qualifiée. La taille de Maurice devrait rendre possible la mise en oeuvre d’un modèle adapté à sa condition, faisant appel à de l’expertise étrangère, au besoin, pour la mise en œuvre technologique des micro-entreprises de pointe et la formation appropriée des opérateurs. Un consensus doit être trouvé entre tous les différents acteurs économiques et institutionnels pour une politique, par exemple, du type “Build, Operate and Transfer” dans un cadre qui laisserait le jeu de la liberté des marchés orienter les impératifs de production de manière à ce que ce processus vienne conforter le développement de l’économie nationale.
Le pays est appelé à réaligner ses politiques en tenant compte des évolutions extérieures, et à créer les conditions pour permettre que l’économie domestique s’y intègre et que la production locale puisse s’adapter de manière structurée aux impératifs du marché extérieur. Ceci de facto permettra à la production locale de concurrencer les produits issus de l’importation. Il y a là une grande urgence. Notre pays ne peut plus, et ne devrait plus, reporter l’application d’un plan national de réforme de l’économie domestique.

Le contexte du Budget national

Le contexte électoral doit nous forcer à ouvrir les yeux sur ces grands dilemmes sociétaux et politiques. La tendance sera encore une fois en ce budget électoraliste, l’augmentation des subsides clientélistes, des emplois gouvernementaux non-productifs et de gratuités compulsives plutôt que d’une stratégie réfléchie pour une croissance réelle en productivité. Mais, les décideurs ont perdu tout droit à l’erreur. Les indicateurs n’ont jamais été aussi alarmants. Les estimations de Statistics Mauritius de mars 2019 indiquent déjà une augmentation des taxes sur les produits par « un taux élevé de 6,1% ». Les mêmes prévisions concernant les investissements du secteur privé indiquent un déclin de 0,8% pour 2019 tandis que les investissements du secteur public verront une expansion de 53,8% – avec les grandes interrogations quant à leur pertinence et leur productivité réelle. La dette publique n’a jamais été aussi élevée, comme le Fonds monétaire international nous l’a rappelé. Elle est source d’inquiétudes nationales.
Il n’est ainsi pas difficile de constater que le second miracle économique promis par l’actuel gouvernement relève plus de la fiction délirante que d’un constat pragmatique et réel de l’état de notre pays. Nous faisons aujourd’hui face à l’impératif de repenser notre modèle économique et institutionnel. Les modernisations de l’État, de la sécurité, des moyens de production et des institutions garantes de la mobilité sociale sont une urgence nationale si nous ne souhaitons pas voir s’évanouir notre destin.

FIN

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