LES SANS-ABRI DE PORT-LOUIS : Ces hommes de la rue

Chaque soir, quelques hommes errent dans les rues de Port-Louis, à la recherche d’un abri pour y passer la nuit. Rencontrés dans les rues de la capitale, ces sans-abri, âgés entre 25 et 94 ans, content à Scope leurs dérives, leur quotidien et ces nuits à la belle étoile où la vigilance est de mise. Car une fois le soleil couché, les coups risquent de pleuvoir, tout peut arriver, même le pire. Dans des ruelles, sous les ponts ou sur des étals, ils installent leurs boîtes en carton, avant de s’endormir en bravant le froid de ce début d’hiver. Nous les avons suivis trois soirs consécutifs, afin de découvrir l’histoire de ces hommes de la rue.
En ce début d’hiver, l’obscurité s’abat sur l’île en un clin d’oeil. Les magasins et bureaux ferment. Les gares se vident. Sur les routes, des chauffeurs et des patrouilles de police font le va-et-vient. Ce soir, dans les rues de la capitale errent quelques femmes en robes courtes et des hommes. Bien qu’ils partagent le même quartier une fois la nuit tombée, grillent une cigarette en échangeant quelques mots au passage, ces hommes et ces femmes ne partagent pas la même histoire. Mais ils ont une même réalité. Ceux que nous rencontrons disent être des clochards. Des hommes de la nuit, à la recherche d’un abri. Chaque soir, ils dorment sous les ponts, dans les ruelles ou sur des étals. Ils ont tous un vécu. Un avant, un après. Mais partagent souvent le même début d’histoire, la même source de problèmes : la famille. Mis à la porte pour cause de handicap, de drogue ou d’infidélité, ces hommes se sont aujourd’hui inventé une nouvelle famille, celle de la rue.
Manque d’encadrement familial.
18 heures. Chaque soir, c’est dans un coin très fréquenté de Port-Louis qu’ils se rencontrent pour se raconter leur journée. Si certains arpentent les rues et squattent le Jardin de La Compagnie, d’autres se vouent au travail en tant que maçons ou manutentionnaires. Des petits jobs auxquels ils s’adonnent, selon la disponibilité des emplois, pour pouvoir se payer un dîner.
Mardi soir, nous rencontrons une dizaine d’individus. Bien qu’ils soient épuisés après une journée au soleil, ils nous accueillent avec amabilité. Les visites sont rares. C’est pour cette raison que ce soir, ils s’autorisent à revenir sur les passages pénibles de leur vie.
Le premier à briser la glace, c’est Ryan (prénom fictif), l’un des plus jeunes de la bande, connu pour son franc-parler. Une serviette orange autour du cou, portant un sac à dos, il revient du travail. Son histoire, il la décrit comme banale. Par manque d’encadrement familial, Ryan a connu l’enfer de la drogue. Tout en acceptant les erreurs qu’il a commises, le jeune homme raconte avoir fait quelques mois de prison pour possession de drogue.Non disposé à recevoir un certificat de moralité, Ryan s’est retrouvé forcé à accumuler les travaux sans engagement, afin d’être payé au jour. “Depi preske enn an mo pe dormi lor sime. Mo pe esay sanze. Mo pe esay aret droge, parski mo kone mo ena volonte fer li”, explique le jeune homme.
Amitié, solidarité et générosité.
D’ailleurs, le lendemain, la bonne humeur ne sera pas au rendez-vous. “Enn nou fami malad zordi”, disent-ils. Allongé sur un étal, Ryan tremble. Enveloppé dans une banderole annonçant la campagne municipale, il se repose. Ce soir, il est en manque. En manque d’héroïne. Cette drogue qu’il accusait la veille d’avoir détruit sa vie. Grâce au soutien moral de sa famille d’accueil, Ryan ne replongera pas ce soir. La petite bande semble affectée par l’état de Ryan. Chacun se regroupe dans son coin, en silence. Un silence perturbé par le vent glacial qui frappe la capitale en ce mercredi soir.
Entre ce petit groupe de clochards de Port-Louis existe des liens forts créés par le besoin de s’entraider pour survivre. “Nou pa regardan lor nanie. Ena kamarad ki pa travay, donk seki travay, amenn manze e nou partaze”, confie Allan (prénom fictif), sans domicile fixe depuis sept ans. Travaillant comme manutentionnaire, celui que la bande considère comme le boss, est celui qui ramène le dîner de ce soir. Il sort trois pains fourrés et les partage avec ses amis. Entre deux bouchés, il poursuit : “Au travail, personne n’est au courant que je dors dans la rue. Idem lorsque je marche sur la rue. Oui, nous sommes des clochards, mais pas des gens sans hygiène. Nous nous douchons, brossons nos dents, lavons nos vêtements. Le seul problème, c’est que nous n’avons pas de toit.”
L’expérience de la rue.
S’endormir à la belle étoile signifie s’endormir avec des angoisses. Chaque soir, peu importe le lieu, leurs inquiétudes restent les mêmes : se faire arrêter par les policiers pour “rogue and vagabond” ou se faire tabasser par des individus les soirs de fête.
“Nous avons de moins en moins de problème avec la police depuis quelque temps. Ceux qui patrouillent dans nos secteurs nous connaissent. Par contre, à l’approche de certaines fêtes nous ne pouvons plus dormir sur nos deux oreilles. Nou bizin sove, parski zot vinn bat nou”, racontent-ils.
Oui, il existe des abris pour les sans domicile fixe dans quelques régions de l’île où ils auraient pu trouver refuge. Mais la bande est catégorique, ils préfèrent la rue. Benoît (prénom fictif), canne en main, avance lentement. Partiellement paralysé suite à une attaque cardiaque, cet ancien agent de sécurité s’est retrouvé du jour au lendemain sans emploi et sans domicile. Arpentant la capitale depuis presque deux ans, Benoît contraste son expérience de la rue avec celle d’un abri. “Dans la rue, les autres gars m’aident énormément. Je ne peux pas travailler à cause de mon handicap et ils me soutiennent et me protègent. Ils m’aident dans ma vie de tous les jours, contrairement à certaines personnes travaillant dans les abris. J’y ai vécu et ils ne m’aidaient pas à prendre mon bain alors qu’il fallait se doucher avec de l’eau dans une cuvette.”
“J’ai fait trois tentatives de suicide.”
Notre troisième soir de rencontre s’annonce extrêmement calme. Allan et Benoît sont présents. Contrairement à Ryan, qui se trouve dans un endroit “sûr ” afin de ne pas rechuter. Assis au bord de la route, un homme fait sa lessive dans un seau de peinture. Sur un étal, Francis, l’un des plus vieux clochards de la capitale, s’est endormi. Pour la bande, cet homme âgé de 94 ans inspire le respect. Aucun policier n’ose l’arrêter, personne n’ose le déloger ou le tabasser. Personne ne connaît son passé. “Francis… Sa vie se résume à la rue”, affirme-t-il. Peu bavard et assez farouche, Francis est un dur à cuire.
Mais les clochards n’ont pas tous les caractéristiques du vieillard. Sous une pluie battante, en ce jeudi soir, nous rencontrons Deven (prénom fictif). Sa chemise aux manches retroussées et son visage marqué par plusieurs cicatrices lui donnent un air de méchant. Pourtant chacune de ses marques a une histoire. Celle de trois tentatives de suicide, suite aux problèmes conjugaux. “La première fois, je me suis jeté d’un pont, la deuxième j’ai ingurgité de la soude caustique et la troisième, je me suis jeté sous les roues d’un van. Trois tentatives et je ne suis pas mort. Depuis que j’ai trouvé refuge avec ces quelques personnes, je ne pense plus au suicide. Nous sommes des clochards, certes, mais nous communiquons et nous vivons, nous avons une vie beaucoup plus tranquille que certaines familles”, soutient Deven, les larmes aux yeux.
Aux alentours de 22 heures, lorsque le froid bas son plein, les clochards de la capitale installent leur boîte en carton, sur le sol ou sur les étals. Sans couverture pour se protéger de la fraîcheur de ce début d’hiver, ils essayent de s’endormir en se posant mille et une questions sur ce lendemain incertain.

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