L’INVITÉ DU FORUM : Qu’est-il arrivé à nos cerveaux ?

“Many people keep deploring the low level of formal education in the United states (as defined by, say, math grades). Yet these fail to realize that the new comes from here and gets imitated elsewhere. And it is not thanks to universities, which obviously claim a lot more credit than their accomplishments warrant. Like Britain in the Industrial Revolution, America’s asset is, simply, risk taking and the use of optionality, this remarkable ability to engage in rational forms of trial and error, with no comparative shame in failing again, starting again, and repeating failure.” – Nassim Nicholas Taleb, auteur de “Antifragile : How to Live in a World We Don’t Understand”
Quel est l’objectif d’un système éducatif ? Si fondamentalement il s’agit de former des citoyens équilibrés et d’aiguiser leur faculté de discernement, alors nos écoles auraient été globalement à la hauteur. Du moins, jusqu’au point de basculement, quelque part vers la fin des années 1970 et au début des années 1980, où la mondialisation a imposé une concurrence acharnée pour conquérir des parts de marché.
Depuis, notre capacité physique a été mise à rude épreuve, alors que simultanément, nos cerveaux n’ont pas été servis par l’entraînement requis pour faire face aux nouveaux défis et saisir les nouvelles opportunités. Répéter inlassablement « éducation de classe mondiale » ou « pôle du savoir » n’y changera rien. Comme si le monde entier nous regardait bouche bée mettre en scène une comédie nommée « Maurice capitale de l’intelligence 3.0 ».
Un sujet aussi important que l’éducation exige une approche pointue. Sans une compréhension intuitive et rationnelle des défaillances systémiques, sans l’élaboration d’une stratégie avec toutes les étapes énoncées, sans l’engagement de toutes les parties prenantes, chaque proposition de réforme demeurera un leurre et finira par un contrecoup.
Trop d’enfants ont déjà été laissés pour compte. La bombe à retardement sociale retentit de plus en plus fort. Pourtant, nous jouons toujours à la sourde oreille. Maintenant, nous ne pouvons pas fermer les yeux sur les vastes problèmes sociaux, dans une large mesure les séquelles de cette complaisance. Le système est biaisé, et ce de manière disproportionnée, en faveur de ceux bénéficiant des réseaux puissants. Il n’est guère étonnant que ceux privés de “capabilities” deviennent mentalement opprimés. Dans ce contexte, la fausse conscience de soulager les victimes à travers les revenus générés par ses propres mises dans l’industrie des jeux d’argent relève de la folie.
Une synergie pour s’attaquer aux causes profondes du désenchantement – à savoir la discrimination endémique, les inégalités sociales criantes et le pouvoir d’achat rongé en permanence – est essentielle à l’épanouissement de notre capital humain. Plus essentiel encore, notre système d’éducation doit être révisé de fond en comble. L’ère numérique a considérablement modifié la psychologie des nouvelles générations. L’approche de l’apprentissage doit s’y adapter.
Quelque part, l’apprentissage par mémorisation est inévitable, mais son ampleur doit être progressivement réduite pour se concentrer davantage sur une approche ludique. Cela signifie que les élèves apprennent davantage à travers la recherche et le vécu. Un groupe réformiste, basé au Royaume-Uni, prévient que « les modules axés sur l’examen ont créé une “culture de gavage et de rejet” – qui s’apparente à l’utilisation du GPS plutôt que de lire une carte avec des compétences propres ».
Correctement mis en oeuvre, l’apprentissage par l’expérience comporte de nombreux avantages :
• il rend l’apprentissage amusant et ce n’est pas un atout négligeable quand on sait que les garçons, en particulier, sont à la traîne, car l’accent sur l’apprentissage formel a tendance à les distraire ;
• il a le potentiel de déclencher l’objectif ultime de l’éducation : l’auto-développement par le biais de l’apprentissage par soi-même, et ce durant toute une vie ;
• il stimule un penchant pour l’esprit critique et intègre la voie transdisciplinaire invitant les élèves à explorer les complexités du monde ;
• il peut servir de tremplin à la déstigmatisation d’une filière « technique » ou « professionnelle » pratiquement inopérationelle.
La réforme de l’éducation est vivement débattue de par le monde. Cependant, peu de pays ont été suffisamment audacieux et novateurs dans leur démarche. A un certain moment, Maurice envisageait le Programme du diplôme (DP) du Baccalauréat International (IB) comme alternative au Higher School Certificate obsolète. C’est louable. L’IB est sans doute parmi les meilleures méthodes éprouvées à ce jour. Toutefois, la transition du système « traditionnel » s’annonce ardue du fait que l’IB est fondé sur un état d’esprit créatif.
Cet état d’esprit créatif peut être acquis par le biais d’un programme favorisant le développement des compétences cognitives dès le début de la scolarité. Contrairement à ce qui est généralement admis, l’IB ne se limite pas à la DP, il existe également le Programme primaire (PYP) et le Programme de premier cycle secondaire (MYP). Ce n’est pas un hasard si le Royaume Uni, le Japon et l’Inde, entre autres, envisagent de « détraumatiser et internationaliser l’apprentissage » en s’inspirant de l’IB.
En s’orientant aussi vers l’apprentissage par l’expérience, Singapour a introduit Kidz Haven dans les écoles maternelles pour faciliter la transition. Les compétences académiques doivent aller de pair avec les compétences non techniques. Le Canada a lancé Racines de l’empathie, un programme visant à « réduire considérablement l’agressivité chez les élèves tout en développant leurs compétences sociales et affectives et en cultivant l’empathie ».
Dernièrement, deux questions éducatives ont suscité un « débat » passionné. Certains réactionnaires ont même loué les « leçons particulières », un terme inapproprié pour une extension des heures d’école rendue incontournable. Le simple fait de légiférer contre une pratique bien ancrée, aussi absurde soit-elle, est voué à un effet contraire car il est très susceptible d’être considéré comme arbitraire. Conjointement, le Certificate of Primary Education suicidaire est l’arbre qui cache la forêt. L’ensemble de l’environnement scolaire doit être repensé.
Vient ensuite le kreol morisyen comme médium d’enseignement. Malgré la pertinence de l’utilisation de la langue maternelle, le fait que la langue anglaise soit devenue un livre fermé pour beaucoup ne nuit-elle pas à la compréhension ? Si non, pourquoi alors ce manquement ne s’est-il pas tant manifesté depuis plusieurs décennies ? Une langue n’est pas seulement un outil de communication; elle se propage selon les cultures qu’elle absorbe.
La langue anglaise (avec ses ramifications hybrides telles que Hinglish, Chinglish, Spanglish et Singlish), lingua franca mondiale, offre des perspectives comme aucune autre langue. En la laissant s’évaporer, nous avons ainsi ouvert les portes à la primauté d’une autre langue qui importe et conditionne une vision réductrice et décalée de notre vécu. Pour réduire l’écart, la Mauritius Broadcasting Corporation doit s’engager à diffuser infiniment plus de dessins animés, films et émissions en langue anglaise et / ou les sous-titres en anglais. L’immersion est primordiale.
Sur une autre note, nous devons nous débarrasser de la ségrégation ethno-religieuse que nous intériorisons très tôt à l’école où l’étude des langues orientales se confond avec les religions. Nous devons plutôt nous asseoir ensemble pour partager des valeurs, religieuses ou autres, et développer le respect de l’Autre. Nous avons encore à reconnaître et à exploiter notre marque unique et prometteuse de cosmopolitisme. Célébrer notre diversité en soi constitue déjà une source inestimable de créativité.
L’examen de passage du cycle primaire au cycle secondaire est une aberration. Non seulement faut-il construire davantage d’établissements mais il importe surtout de veiller à ce qu’ils soient de niveau comparable en les dotant d’infrastructures et prestations (académiques, sportives et artistiques) équivalentes.      
Lorsqu’un enfant éprouve des difficultés à acquérir une littéracie de base, il faut surtout l’accompagner (comme ses parents d’ailleurs s’ils sont en situation de précarité) et questionner le « système ». Au lieu de ce qui s’apparente à le sanctionner. L’encadrement psychologique y est fondamental. Et les écoles en « zones difficiles » méritent les meilleurs pédagogues disponibles.
Aucune réforme de l’éducation ne serait complète sans que la profession enseignante ne retrouve sa noblesse afin d’attirer et de récompenser les cerveaux les plus compétents et les plus dévoués.
Nous ne savons pas ce que l’avenir nous réserve. Ce qui est sûr, c’est que le monde sera très différent. On ne peut que croiser les doigts jusqu’à ce qu’un leadership transformationnel nous sauve.
* Deux livres recommandés à tous ceux que le sujet interpelle : “Upheavals of Thought : The Intelligence of Emotions” (Martha Nussbaum) & “La Voie : Pour l’avenir de l’humanité” (Edgar Morin)

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