LITTÉRATURE : Léoville L’Homme, père des poètes, chroniqueur et journaliste

Considéré comme le père de la littérature mauricienne, Léoville L’Homme est né il y a exactement 160 ans, soit le 7 avril 1857, à Port-Louis. Cette coïncidence de date avec la parution de cette page culture valait bien que l’on s’y arrête un peu. La bibliothèque municipale de Port-Louis porte son nom non seulement pour sa prolixe production littéraire et journalistique, mais aussi parce qu’il en a été le bibliothécaire principal à partir de 1903, et ce quasiment jusqu’à la fin de sa vie. De nombreux badauds passent chaque jour devant la stèle qui lui a été érigée au Jardin de la Compagnie trois ans après sa mort, mais combien ont eu l’occasion de lire ses écrits ?
« Léoville L’Homme fut le premier écrivain mauricien à laisser une oeuvre abondante », nous explique Robert Furlong, qui prépare un ouvrage sur cette figure de la vie littéraire, intellectuelle et politique de la fin du XIXe et du début XXe siècle. Celle-ci se compose en effet de dix recueils de poésies, de contes et chroniques publiés dans les nombreuses revues littéraires de l’époque, sans compter des manuscrits inédits. Par ses thèmes intemporels et son grand classicisme, sa poésie fait oublier qu’il a également été un journaliste et un homme de conviction, dont les éditoriaux ont par exemple pesé dans le débat qui agitait Maurice avant les premières élections générales de janvier 1886, qui ont vu pour la première fois des citoyens mauriciens (seulement un peu plus de 4 000) se rendre aux urnes pour élire des représentants au Conseil du Gouvernement…
Léoville L’Homme vit son enfance aux Salines. Son père, Pierre, est un intellectuel imprégné des grands classiques et est alors un des actionnaires et gérant de La Sentinelle de Maurice, quotidien qui avait été créé en 1843 par Rémy Ollier pour la promotion de la population de couleur, adoptant pour motto les devises de la chevalerie et de la monarchie anglaises (Honni soit qui mal y pense, Dieu et mon droit). Le XIXe siècle mauricien a été marqué par le conflit entre les gens de couleurs dont les droits étaient restreints tout autant que l’accès à l’instruction, et les grands propriétaires de l’oligarchie sucrière en connivence avec les colons britanniques.  
On considère que Pierre L’Homme a aussi écrit vers 1880 le premier traité féministe mauricien, sur les droits et les devoirs de la femme. Né le 7 avril 1857, le petit Léoville grandit dans un contexte où les discussions portaient déjà régulièrement sur l’évolution de la population de couleur, à laquelle il appartenait. Probablement en raison des moyens modestes de ses parents, il est retiré de l’école à 15 ans pour devenir apprenti typographe à La Sentinelle. Il continuera néanmoins de s’instruire comme le permettaient à l’époque les librairies et cabinets de lecture de la capitale.
La légende raconte que sa vocation poétique serait née dans cette période, où il se serait alors plu à recomposer avec talent un poème qui lui avait été donné à préparer pour l’impression. Peu après il devient journaliste pour d’autres supports puis revient à La Sentinelle de Maurice, mais cette fois comme rédacteur à l’âge de 24 ans. Le rédacteur en chef, Charles Leal, qui l’avait appelé comme assistant, meurt peu après et il devient lui-même rédacteur en chef en 1883.
Bourgeons démocratiques
À cette époque, l’idée d’élire une partie des membres du conseil de gouvernement, jusqu’alors constitué de fonctionnaires et de nominés, fait débat. Au sein de La Sentinelle de Maurice, Léoville, soutenu par son père Pierre, prend position pour créer dix sièges de membres élus, tandis que Le Cernéen, proche de l’oligarchie, n’en revendiquait que six. Dans un éditorial de La Sentinelle de Maurice du 3 octobre 1884, il soutient ces arguments : « Il est de toute nécessité que l’on étende le suffrage afin que les représentants de la population soient investis d’un mandat qui ne leur vienne pas seulement des classes aisées du pays. Car ce ne sont que ces classes qui seront appelées à voter si le cens proposé par M. Georges Guibert rencontre l’adhésion. Et l’on sait que chez nous les classes aisées constituent une petite aristocratie qui ne se fait guère prier pour sacrifier les intérêts des autres, c’est-à-dire de la grande majorité du peuple. C’est le cens des classes repues qui ne veulent pas l’ascension des classes affamées, afin qu’elles ne soient pas dérangées dans leur voluptueux engourdissement et leur aristocratique paresse ! » Le nouveau Conseil de Gouvernement formé suite à la réforme électorale et à ces premières élections comptera bien finalement les dix membres élus espérés, dont cinq « démocrates » proches de la tendance que défendait Léoville L’Homme, dont notamment deux membres de la population de couleur.
Robert Furlong estime que Léoville L’Homme était un journaliste militant, un éditorialiste à l’écriture vigoureuse et la vision très claire, même si ce métier lui a apporté beaucoup d’ennuis, d’inimitiés et de déboires financiers… Les débats électoraux l’amènent à quitter La Sentinelle de Maurice, où ses collaborateurs font pression pour qu’il modère ses revendications. Il crée en 1885 le quotidien Le Droit, qui poursuit son combat, puis lance La presse Nouvelle fin 1887, avant de créer La Défense de 1897 à 1900. Les débats passionnés qui se tiennent alors dans les principaux journaux font émerger et s’exprimer les deux grandes tendances qui s’affrontent, à savoir les conservateurs et les réformistes, clivages politiques qui continueront de marquer les luttes au siècle suivant.
Du Parnasse au Pieter Both
En 1900, Léoville L’Homme ferme La Défense et décide d’arrêter le journalisme. Le poste de bibliothécaire qu’il prendra peu après lui permettra de se consacrer davantage à l’écriture littéraire. Depuis 1884, il écrit néanmoins des chroniques sur toutes sortes de sujets – moraux, littéraires, sociaux ou politiques – sous le pseudonyme de Léon Lauret, à La Sentinelle de Maurice, puis à partir de 1908 dans Le Radical et, plus tard, dans Le Mauricien. En 1908, il crée la revue biographique, historique et littéraire Mauritiana, pour laquelle il accomplit énormément de recherches historiques. Celle-ci sera ensuite reprise par Robert-Edward Hart, qui lui donnera un accent plus littéraire.
Le poète chez Léoville L’Homme est un parnassien convaincu, proposant une poésie d’un grand classicisme. Il adore la forme fixe, le sonnet, le rondeau, l’alexandrin et ses rimes riches, et abhorre les vers libres ou le symbolisme naissant de cette époque. Le poète est de tous les écrivains celui qui emploie les techniques d’expression les plus compliquées, et atteint une maîtrise optimale de la langue. Chez Léoville L’Homme, ce goût de la performance littéraire est aussi une autre manière de revendiquer et prouver la valeur intellectuelle des gens de couleur, et qui à ce titre mériteraient les mêmes droits civiques et humains que les oligarques. La tradition parnassienne du beau pour le beau, dans laquelle il s’inscrit, ne l’empêche pas d’imprégner de plus en plus ses textes de mauricianisme.
Beaucoup de poèmes sont d’inspiration religieuse, comme l’indiquent Les recueils Poèmes païens et bibliques ou encore Les larmes de Sainte Scholastique. Si les thèmes traditionnels de l’amour, de la famille, de la beauté et de l’amitié reviennent régulièrement, sa passion pour son pays s’affirme particulièrement dans la deuxième partie de sa production littéraire, notamment à travers ce qu’il appelle Les poèmes mauriciens, où il évoque par exemple le Pieter Both, la côte réunionnaise que l’on aperçoit parfois des hauts de Chébel, le souvenir de certains quartiers, la beauté des femmes d’origine indienne, etc. Dans son ouvrage à paraître, Robert Furlong développera tout un volet sur Le rock de Cirné, le poème de sa vie, son projet le plus ambitieux, dont il a publié 1315 vers en alexandrin en six fragments dans L’Essor dans les années 1920. Si ce texte sur l’oiseau Rock n’était pas demeuré inachevé, il aurait pu devenir le premier grand mythe mauricien…

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