L’OIF ET LE MAURICIEN—PRIX DES CINQ CONTINENTS: Les souliers de Mandela d’Eza Paventi

« Au centre du cercle, Andrea répond aux questions des participantes, étonnées du sujet de la prochaine improvisation : un rite initiatique à travers lequel une fillette doit passer pour devenir une femme. Chaque femme devra donner des conseils, rapporter une histoire ou des paroles entendues, des propos qu’elles jugeront important de transmettre à l’initiée. Il est entendu qu’une participante jouera le rôle de la fillette, une autre celui de sa mère et que le reste du groupe jouera le rôle des femmes du village. Au signal d’Andrea, elles se lèvent et en l’espace de quelques répliques seulement, elles réussissent à me transporter à l’orée d’une clairière, où elles demandent à l’initiée de s’asseoir au milieu du groupe. À tour de rôle, les femmes partagent avec elle une partie de leur héritage. La première choisit de lui chanter un refrain en xhosa, la seconde lui rapporte les paroles de sa propre mère, et la troisième lui raconte la joie qu’elle connaîtra lorsque sera venu son tour d’avoir des enfants. Et ainsi de suite, le reste des femmes se confie jusqu’à ce que ce soit au tour de celle qui joue le rôle de la mère de prendre la parole, mais cette dernière demeure muette devant le personnage de sa fille.
— Pourquoi pleures-tu, Dondolé ? demande doucement Andrea.
— Je pleure la souffrance de ma fille, répond-elle simplement. Je pleure parce que ma fille va devenir une femme et qu’elle va souffrir elle aussi. Je pleure parce que même si son mari va la battre, même s’il va la quitter, même si elle va tomber malade, il va falloir qu’elle reste forte et qu’elle endure tout ça pour ses enfants. Je pleure parce que je connais cette souffrance. Aujourd’hui je pleure la souffrance de ma fille et la mienne.
Un silence solennel tombe comme une douce bruine sur la pièce. Aucune autre femme ne parle, mais chacune dit à Dondolé, à travers ce silence, que sa souffrance est entendue. Moi aussi, je voudrais le lui dire. Je voudrais lui avouer que je proviens d’une lignée de femmes dépendantes, et que je n’ai pas su briser le cercle dont nous étions prisonnières. Je voudrais lui raconter mon arrière-grand-mère, dont la survie dépendait de la sueur et des muscles de mon arrière-grand-père au champ. Et lui raconter ma grand-mère, contemporaine de l’époque où l’on a accordé le droit de vote aux femmes et qui se faisait dicter par mon grand-père comment l’exercer. Et lui parler de ma mère, la première de sa lignée à poursuivre ses études et à trouver un boulot bien rémunéré, mais qu’elle a quitté pour ne pas que son mari la quitte, elle. C’était lui et sa carrière diplomatique à l’étranger ou la fin du couple. Dans mes gènes, je porte l’histoire de ces femmes qui n’ont jamais été complètement libres, qui n’ont su devenir personne d’autre que des mères. Je porte en moi leurs rêves inaccomplis, leur liberté bafouée. Je porte le poids de cet héritage tel un fardeau dont j’ai juré de me débarrasser. Très jeune, j’ai su que j’avais le choix de ne pas être elles. Je suis née dans une société où l’on m’a laissée y croire. Jamais, je me le suis promis, je n’aurai à dépendre d’un homme, de sa force ou de son esprit. Jamais je n’aurai à dépendre de son salaire, de ses relations ou de sa protection Mais personne ne m’a mise en garde, personne ne m’a expliqué que je pourrais devenir dépendante d’un seul regard. Son regard, à Lui. Personne ne m’a avoué que l’absence de ses yeux admiratifs sur moi serait suffisante pour que tout perde son sens, pour que j’en oublie qui je suis. Je proviens d’une lignée de femmes dépendantes. J’ai reçu tous les outils pour ne pas l’être. Et pourtant. »

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