L’OIF ET LE MAURICIEN—PRIX DES CINQ CONTINENTS: M?n, de Kim Th?y

« Il y avait beaucoup de mots dont Maman ne connaissait pas le sens. Heureusement, nous vivions tout près d’un dictionnaire vivant. Il était plus vieux que Maman. Les voisins le considéraient comme fou parce qu’il se plaçait chaque jour sous le jambosier, où il récitait des mots en français et leurs définitions. Son dictionnaire, qu’il avait tenu contre lui pendant toute sa jeunesse, avait été confisqué, mais il continuait à tourner les pages dans sa tête. Il suffisait que je lui lance un mot à travers le grillage qui nous séparait pour qu’il m’en donne la définition. Exceptionnellement, il m’avait offert la plus rose des jamboses de la grappe suspendue juste au-dessus de sa tête quand je lui avais soumis le mot « humer ».
– Humer : aspirer par le nez pour sentir. Humer l’air. Humer le vent. Humer le brouillard. Hume le fruit ! Hume ! Jambose, aussi appelée pomme d’amour en Guyane. Hume !
Après cette leçon, je n’ai plus jamais mangé de pomme d’amour sans d’abord en humer la peau lustrée rose fuchsia d’une fraîcheur innocente, presque hypnotisante. C’est pourquoi j’ai tout naturellement choisi ce fruit au milieu des dizaines d’autres fruits exotiques en plâtre que Julie avait disposés dans une grande assiette au milieu de la table de lecture. Je l’ai porté à mon nez, et son parfum frais m’a happée comme si sa chair blanche était tendre et vraie. Julie a éclaté de rire :
– Si tu veux vraiment sentir, viens.
Elle a ouvert la porte vitrée d’une grande armoire sur des dizaines de flacons de verre remplis d’épices : anis étoilé, clous de girofle, curcuma, graines de coriandre, poudre de galanga… Les incontournables bouteilles de saumure de poisson avaient aussi leur coin, de même que les vermicelles et les galettes.
Julie a travaillé sans relâche pendant des mois dans l’atelier, mais aussi avec moi, sur moi. Elle m’a convaincue de monter un programme de cours de cuisine vietnamienne avec dégustation. Je l’ai suivie parce que personne ne pouvait résister à son élan.
Tranh peinture
La vie venait vers moi comme un tableau que Julie me déroulait. De nouvelles couleurs, de nouvelles formes se révélaient au fur et à mesure que j’avançais, au fur et à mesure que le rouleau se déployait. Et comme par enchantement, des images se dévoilaient pour dessiner une scène ou illustrer un moment. Soudain, le geste du peintre est devenu audible et palpable. De la même manière, une voix a émergé de mon nom – « m?n » – écrit en vert jade sur les assiettes, les sacs, la devanture. Le premier groupe de vingt personnes venues à l’atelier a amplifié cette voix naissante en emportant les recettes et en répétant les histoires racontées autour de la table. La vie bouillonnante de cette aventure a déclenché une autre vie, celle qui était finalement venue s’installer dans la chaleur de mon ventre. »
(extrait p. 59 à 61, Éditions Libre Expression)

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