Mémoires en danger, mémoires oubliées…

« Un vieillard qui meurt, c’est comme une bibliothèque qui brûle… »
En souvenir du 2 novembre 1835, l’île Maurice a commémoré l’arrivée des travailleurs engagés indiens au pays. Plus de 180 ans se sont écoulés, chacun a apporté sa pierre à l’édifice pour bâtir la nation mauricienne à sa façon, les Indiens aussi bien que les immigrés d’autres origines qui vivaient à leurs côtés. Ils ont labouré les champs, vécu la misère noire, construit des villes et des villages et laissé des écrits pour la postérité.
Hélas ! On connaît si mal leur cheminement ; on ne nous a pas appris cette belle histoire de notre île dans nos écoles et nos collèges ! Néanmoins, à Port Louis, il y a un bâtiment qui abrite la mémoire de l’île : la Bibliothèque nationale. Il était une fois, cette illustre inconnue…
Alerte ! La mémoire du pays est en danger ! Cela fait cinq ans que je fréquente régulièrement la Bibliothèque nationale de Maurice lors de mes visites au pays natal. Le personnel est très accueillant et serviable, la salle de lecture, spacieuse, calme et bien aménagée. Par ailleurs, équipée de postes informatiques, la Bibliothèque offre la possibilité d’accéder rapidement à sa base documentaire ! La Bibliothèque nationale a pour mission de préserver la mémoire collective du pays afin de servir au mieux la nation et de rendre accessible cette information au monde entier. En effet, collecter, cataloguer, conserver, enrichir le fonds existant et communiquer le patrimoine documentaire national, tel est le rôle de cette illustre inconnue. Les documents produits et publiés localement ou à l’étranger sur l’île Maurice y sont conservés avec soin dans le fonds qu’on appelle « Mauritiana » pour la population actuelle et les générations futures.
Quid de ce lieu de ressources ? Connaît-on sa valeur localement et sa mission pour le pays ? Est-ce qu’elle est utilisée de façon optimale ? Les jeunes étudiants et chercheurs connaissent-ils la richesse de cette bibliothèque ? Quand nous demandons aux gens qui circulent dans la capitale où se trouve la National Library, ils nous regardent d’un air perplexe. Toutefois, le Fon Sing Building le bâtiment commercial leur parle ! Est-ce qu’on est conscient que le bâtiment qui abrite la mémoire locale inscrite dans des milliers de documents depuis le 17e siècle est aujourd’hui très vulnérable ? Occupant une superficie de 6 000 m2 (20 000 pieds carrés) sur trois niveaux du Fon Sing Building à la rue Edith Cavell à Port Louis, la National Library pourrait à tout moment être la proie de flammes incendiaires provenant des restaurants situés au rez-de-chaussée de l’immeuble !
Alerte, Alerte ! La mémoire du pays est en danger !
Passionnée de recherches, je suis toujours en quête d’une documentation pour nourrir mes chroniques sur le patrimoine en général. L’année dernière, lors d’une recherche sur l’histoire des Indiens de Maurice, j’ai pris connaissance d’un ouvrage intitulé The Indian Century Book, regroupant des textes publiés par R.K. Boodhun en 1935 lors de la commémoration du centenaire de l’arrivée des travailleurs engagés à Maurice : une véritable mine d’or sur le sentiment de maintes personnalités telles que John de Lingen, Robert Edward Hart, l’ami des Indo-mauriciens, S. Ramgoolam, R.K. Boodhun, R. Neerunjun, entre autres, sur le courage et le détermination des immigrés indiens. Robert Edward Hart nous dit que « une des dernières causes humaines qui méritent foi, amour, croisade, est la protection, la délivrance, la culture libre des entités humaines, individuelles ou collectives. » Le poème de J.R. de Lingen, « Kings of Kurukshetra » est particulièrement poignant ; les textes de R.K. Boodhun, B.M. Singh et de S. Gaya nous rappellent l’importance de l’éducation des femmes et leur contribution au développement socioculturel du pays depuis leur arrivée dans l’île.
Quid de R. K. Boodhun, premier avocat hindou de l’île et l’un des fondateurs de l’Indian Cultural Association ? Qui a déjà entendu parler de lui ? Est-ce que sa mémoire a survécu, comme le souhaitait Basdeo Nuckcheddy, lorsqu’il lui rendit un vibrant hommage dans le journal Advance en 1961 ? Il commençait ainsi en citant des vers de Longfellow, un poète américain du 19e siècle :
« Gentleness and love and trust
Prevail upon angry wave and gust,
and in the wreck of noble lives,
something immortal still survives »
Quid de Basdeo Nuckcheddy ? « Une lumière qui s’éteint… » murmurait avec émotion son beau-frère le jour où il nous quitta, le 7 mai 1976… J’avais à peine 13 ans. Une bibliothèque a brûlé et mon coeur est resté inconsolable. Fonctionnaire sous la colonisation britannique, Basdeo Nuckcheddy, mon grand-père paternel, ami proche de R.K. Boodhun, rédigeait des articles sur la politique coloniale dans les années 1935-40. Il faisait partie de l’élite des intellectuels indo-mauriciens de l’époque. Toutefois, comme beaucoup d’autres fonctionnaires, il ne pouvait pas signer de son nom et s’exprimait grâce à la protection des rédacteurs-en-chef du The New Era et du Indian Times, Naudeer et Fokeer. Son dernier article, l’hommage à l’illustre avocat, fut remis à la rédaction du journal Advance en mains propres par mon père. C’est l’unique texte qui nous reste de lui en dehors des souvenirs encore vifs de récitations littéraires qu’il nous faisait. J’entends encore sa voix résonner comme lorsque j’avais 9 ans : « If music be the food of love, play on » alors qu’il entonnait de mémoire, à 60 ans passés, les vers du « Twelfth night » de Shakespeare. En 2013, je suis allée à la Bibliothèque nationale avec mon père éplucher les articles des vieux journaux pour chercher les empreintes de sa mémoire… On détectait ça et là son style avec cette habitude qu’il avait de commencer ses textes avec une citation. Aujourd’hui, mon père, âgé de 83 ans, les yeux rivés sur les journaux, scrutant l’actualité politique de long en large, semble toujours en quête de cette mémoire oubliée, réduite en cendres.
Jamais on ne pourra authentifier la paternité des textes de mon grand-père, faute de témoignage, faute d’avoir collecté et sauvegardé son legs… Si les pierres de ce mur craquelé de la rue La Reine à Rose Hill où se trouvait l’ancienne demeure de mon grand-père avaient la parole, nous en saurions davantage. Ils nous raconteraient la teneur de ces débats politiques animés qui eurent lieu sous la varangue historique tous les dimanches matins dans les années 1935 ; entourés de ses pairs tels que Dhunputh Lallah, Ramkhelawon Boodhun, Ramrathun Hawoldar, Lutchmeechan Nundoochan, Mohabeer Luckeenarain, Sewsankur Jhuboo, Dheerajlall Seetulsing, Subrayalu Naidu, Vele Govinden, Marimootoo Canousamy (alias Green) Pillay, Seewoosagur Ramgoolam, et Abdool Rahman Osman, entre autres, Basdeo Nuckcheddy échangeait longuement sur des sujets qui devaient nourrir ses articles hebdomadaires. Ce groupe d’intellectuels avait été créé dans les années 1920 et SSR les avait rejoints à son retour d’Angleterre.
Une bibliothèque a brûlé, mon coeur est à jamais meurtri.
Alerte, Alerte ! Il ne faudrait pas que l’illustre inconnue locale, la Bibliothèque nationale reste terrée dans un immeuble commercial et que la mémoire de l’île soit en danger ! Compte tenu de l’essor actuel de la gestion des connaissances et de l’évolution de l’édition papier vers le numérique, le pays devrait valoriser davantage ce lieu de mémoire vivante ; optimiser l’utilisation de telles ressources apporterait beaucoup au développement économique, socioculturel et politique du pays. Ne pourrait-on pas imaginer ce gardien du patrimoine local à proximité des universités, à Ebène par exemple ? Et s’étendant dans un espace plus grand, plus moderne, protégeant mieux le patrimoine local, offrant une meilleure accessibilité aux visiteurs que ce soit à l’intérieur ou à l’extérieur, et last but not least, une salle avec des expositions régulières qui mettraient en valeur les collections patrimoniales sur l’histoire de notre cher pays. Ainsi, les visiteurs viendront nombreux pour s’instruire sur cette richesse cachée de notre pays dans un espace convivial réaménagé de façon plus ergonomique…
L’épanouissement d’une plante dépend beaucoup de la solidité de ses racines bien ancrées et bien entretenues. L’homme ne devrait pas dédaigner ce lieu de mémoire qu’est une Bibliothèque nationale. Mon grand-père nous disait constamment ceci : « the child is the father of man ». En effet, c’est le devoir de la génération actuelle de veiller sur la mémoire d’une entité humaine collective, ce précieux héritage. Cela nous permettrait d’être reliés à ceux qui ont fait notre histoire, de mieux connaître leur cheminement, de grandir et de nous former en suivant leurs traces. À l’heure où on se connecte à tour de bras en Wi-Fi et en Li-Fi multipliant les réseaux virtuels, on a tendance à oublier l’essentiel. Que serions-nous sans ce fil qui nous relie à l’humanité et à notre passé ?
Notre patrimoine documentaire est aujourd’hui en danger dans les locaux du Fon Sing Building à Port Louis !
Alerte ! Alerte ! Mémoires en danger ! Halte à l’indifférence et au dédain !
 
PRAVINA NALLATAMBY

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