Mgr Gilbert Aubry: « Engageons nos îles dans une meilleure dynamique d’unité »

Quarante-neuf années de vie sacerdotale, dont 43 comme évêque de La Réunion. C’est le parcours de Mgr Gilbert Aubry, qui est aussi un des fondateurs, avec feu cardinal Margéot, de la Conférence épiscopale de l’océan Indien (CEDOI).

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Mgr Aubry n’est pas qu’un religieux, il est aussi poète et un observateur attentif de la vie politique et sociale de son île et du vécu dans les îles de la région. Mgr Aubry est un des pionniers du « vivre ensemble » des peuples des îles du sud-ouest de l’océan Indien, et dans l’interview qui suit, il développe l’idée de l’Indiaocéanie, qu’il prône depuis les années 70’. Il partage aussi ses sentiments et ses réflexions sur la visite du pape à Maurice lundi.

La liesse populaire pendant cette visite du pape à Maurice s’est à présent atténuée. Quels sentiments vous habitent après cet événement à dimension régionale ?

L’émotion est toujours là et cela ne s’efface pas comme ça. Outre les images fortes au caveau du Père Laval, la célébration de cette journée a été un moment de fédération de toutes les sensibilités ethnoculturelles, religieuses et politiques de l’île Maurice. Le recueillement à Marie Reine de la Paix a été impressionnant et on pouvait visuellement reconnaître dans la foule les hindous, les musulmans par leur tenue. Et puis, tout au long de la journée, il y a eu cette atmosphère de joie dans une dynamique d’unité. Personnellement, j’ai été frappé par la chaleur de la population sur la route qui conduisait au tombeau du Père Laval et laquelle rejoignait l’accueil tout au long de la route entre l’aéroport et Port-Louis.

De quelle manière les différents messages du pape à la population mauricienne et aux décideurs politiques rejoignent les réalités de la vie à La Réunion et dans les autres îles représentées à Marie Reine de la Paix ?

Il y a plus ou moins les mêmes problèmes entre les îles de la région mais à des degrés variés. La population dans nos îles est partie de rien car c’est une population d’immigrés et, à travers les hauts et les bas de l’histoire, nous avons appris à vivre ensemble. Ce qui à l’époque pourrait paraître un poids et un frein est devenu une richesse fondamentale et cela est formidable. Nous devons être fiers de cette unité dans la diversité. Le pape a souligné aussi la dimension multiculturelle et interreligieuse de nos populations. Nous sommes les héritiers de cette histoire vécue ensemble, mais nous sommes aussi porteurs de l’histoire. Les messages du pape ne sont pas seulement pour maintenant et ne se limitent pas qu’au temps de cette visite ; ce sont des textes à approfondir et ensuite il faut tirer des leçons pour s’engager dans une meilleure dynamique d’unité et développer une écologie intégrale parce que nous sommes responsables de la maison commune. Il a souligné cette dimension à la State House quand il a béni les plantes à être mises en terre à Maurice.

Vous mentionnez la dimension interreligieuse soulignée par le pape. Vous avez commencé vous-même le dialogue interreligieux dans votre île. Comment cette démarche a-t-elle été suivie par les fidèles catholiques ?

À mon avis, le dialogue interreligieux le plus important, c’est d’abord le vécu. Je repense aux années 50 lorsqu’enfant je fréquentais l’école primaire laïque où se retrouvaient des Réunionnais d’origine européenne, africaine, malgache, chinoise et indienne. Nous vivions une créolité réunionnaise et une dimension interculturelle et on parlait aussi spontanément de questions religieuses. Le vécu a précédé la conceptualisation et durant cette période, certaines personnes disaient qu’on était en retard. Et ce qui était considéré comme un retard est présenté aujourd’hui comme un exemple. Je ne crois pas qu’on puisse employer le terme « exemple » car on n’est pas transposable à l’extérieur. Il s’agit d’un vécu original et je dis toujours qu’il faut faire attention car nous ne sommes pas multiculturels d’une manière tranchée. Certes, nous avons une anthropologie commune et avons aussi notre langue populaire créole. Par conséquent, cette anthropologie commune féconde nos imaginaires, nos perceptions et notre manière de vivre ensemble.

Vous avez toujours eu des convictions profondes dans le vivre ensemble des îles de la région et vous avez qualifié le cardinal Piat de « cardinal de l’Indiaocéanie ». Comment cette indiaocéanie est vécue concrètement par les peuples de ces îles et au sein de l’Église ?

Les relations entre nos îles ne datent pas d’aujourd’hui et il ne faut pas oublier que nous avons eu les mêmes colonisateurs. Dans le passé, il y avait déjà les relations dans le domaine de l’économie avec les intérêts de nos colonisateurs à se situer sur la trajectoire de la mer des Indes. Et puis, au fil du temps, les échanges se sont intensifiés. En ce qui concerne l’Église, nous avons depuis 1976 délivré un message pour dire qu’une des missions de l’Église avec nos diversités dans nos îles était de rapprocher nos peuples. Et quand nous avons démarré la première rencontre interîles d’une manière structurée à l’île Maurice, se tenait au même moment la première rencontre de la Commission de l’océan Indien (COI). Je me souviens que les évêques faisant partie de l’instance qui allait devenir plus tard la CEDOI avaient rencontré M. Wilfrid Berthilde, le premier secrétaire de la COI, et nous lui avons parlé de cette dimension de rapprochement, nécessaire entre nos îles. À cette époque, les mouvements d’action catholique et les services de différents mouvements d’Église avaient déjà des relations de collaboration. Nous pouvons dire que l’Église catholique dans les différentes îles a contribué à développer une mentalité « indiaocéanienne ». Et Jean-Claude de l’Estrac, lors d’une rencontre de la COI à Moroni il y a environ quatre ans, a employé le terme « indiaocéanie » pour parler de nos îles du Sud-Ouest de l’océan Indien. Mais avant lui, Camille de Rauville, un autre Mauricien, avait employé cette expression dans les années 60. Cela montre que notre histoire commune est étalée sur le long terme dans le passé et que la construction de l’« indiaocéanie » avec des peuples qui sont cousins demande encore du temps et qu’il ne faut pas perdre la trajectoire. Le pape n’a pas employé l’expression indiaocéanie, mais il a parlé rapidement de nos îles.

Abordons un volet social. Le mouvement des gilets jaunes en France s’est étendu à La Réunion. Quelle a été la voix de l’Église dans cette crise sociale ?

En effet, le mouvement s’est fait ressentir à La Réunion et s’est déclenché le 17 novembre. Le début de ce mouvement dans l’île a été très virulent et dès le 22 novembre, j’ai écrit un grand message publié dans la presse et intitulé « Les gilets jaunes et les casseurs – causes et remèdes ? ». Dans ce message, je dis qu’il faut prendre en considération la situation vécue par les Réunionnais en soulignant le taux de chômage ainsi que le nombre de pauvres en dessous du seuil de pauvreté, selon les critères qu’on pouvait discuter mais qui nous permettaient d’avoir une indication. J’ai dit qu’il fallait enregistrer les doléances, les classer, les analyser et en discuter parce qu’on était complètement dans un changement de société. Mais on a constaté que les gilets jaunes n’avaient pas de référents et que c’était vraiment difficile d’avoir un dialogue institutionnel. Les syndicats et les partis politiques étaient complètement hors jeux.

Pour sa part, l’Église a travaillé au rapprochement des différents groupes et a écrit par la suite plusieurs messages. Dans l’une de mes interventions, j’ai parlé de la nécessité de convoquer la Conférence territoriale élargie, déjà prévue par la loi. Les responsables du Conseil régional, le Conseil départemental, la représentation des maires, les instances consulaires peuvent constituer cette Conférence territoriale pour discuter des problèmes et rechercher des solutions en vue d’un projet. Au niveau de l’Église, nous avons mis en place un petit groupe de réflexion et nous avons constaté lors de nos discussions qu’il était nécessaire d’élargir cette représentation officielle pour inclure notamment ceux qui travaillent dans les associations d’éducation populaire.

Avant d’écrire ce message, j’ai rendu visite au président du Conseil régional et au président du Conseil départemental et ils ont manifesté leur accord à nos propositions. Je sais qu’il y a eu des réunions du côté de ces deux conseils. L’important à présent est de franchir une autre étape – surtout avant la visite du président de la République prévue durant la seconde quinzaine d’octobre – en montrant que La Réunion peut parler d’une seule voix sur un projet. J’ai écrit personnellement aux présidents de ces deux conseils pour leur souligner l’importance de cet aspect. Lorsque le président de la République a rencontré les élus et les maires l’année dernière, la question des gilets jaunes est revenue dans ces rencontres, et il a dit : « Allons réfléchir ensemble ». Au niveau de La Réunion, il faut arriver à présenter au président de la République un projet et il y a des éléments en commun pour en faire une ébauche, Mais si cela n’est pas prêt au moment de la venue du président de la République, il faut au moins être capable de lui dire : « Nous sommes ensemble et nous travaillons ensemble ».

Dix mois après cette crise sociale qui a secoué la population, avez-vous une autre lecture du problème ?

Le mouvement des gilets jaunes n’est pas qu’un simple épisode. Il y a eu vraiment une dynamique de fond qui nous a conduits à cette situation. Mais les manifestants ont évolué eux-mêmes sur leurs demandes car au début leurs revendications, portaient sur la société de consommation. Et ensuite, la réflexion a été reprise par la classe politique et d’autres responsables de la société et dans laquelle on retrouve aussi toute la dimension écologique. Au niveau des mentalités et des comportements, on constate qu’il y a eu un « avant gilets jaunes » et un « après gilets jaunes ». Mais le phénomène des gilets jaunes sous d’autres étiquettes est aussi un phénomène international. On veut changer de société. Aujourd’hui, ce n’est plus tellement le standing de vie qui est au premier niveau des préoccupations du citoyen, mais les moyens de vivre en harmonie dans « la maison commune » pour reprendre l’expression du pape François parce que la terre est notre mère nourricière. La planète Terre n’a pas besoin de nous, en revanche, nous avons besoin d’elle. Chaque année, nous mangeons les capacités nourricières de la Terre de plus en plus vite. On est au tiers de l’année et on a déjà mangé ce qui était prévu pour toute l’année.

Le pape a fait un plaidoyer en faveur de la jeunesse. Quels sont les besoins de jeunes à La Réunion ? Ont-ils un cri d’appel spécifique ?

Les jeunes demandent surtout un travail et un logement, et ce sont les deux conditions essentielles pour qu’ils puissent fonder un foyer. Si les autorités répondent concrètement à ces besoins spécifiques, nous sommes sûrs qu’il y aura une solidité dans leur vie et qu’ils pourront envisager l’avenir sereinement.

S’agissant de la religion, les jeunes Réunionnais se sentent-ils à l’aise dans l’Église ? Quelle place leur accordez-vous ?

Je ne dis pas que la grande majorité des jeunes se trouvent dans notre Église, mais il y a de plus en plus de jeunes dans les différents mouvements de l’Église. Ils sont engagés comme servants d’autel et ils sont aussi très présents dans l’aumônerie de l’université. Un groupe de jeunes est venu de La Réunion pour la visite du pape et cette démarche est très intéressante.

Face aux nouvelles sollicitations du monde moderne, les catholiques sont-ils toujours bien ancrés dans leur foi ?

À La Réunion, il y a une pratique de religiosité naturelle vu la provenance de notre population. Les origines de notre population sont ailleurs mais pour tous les Réunionnais, leurs racines se trouvent dans l’île. Je dis toujours qu’il faut distinguer entre l’origine et les racines. L’origine est lointaine, et il y a eu transplantation. Et par conséquent, nous avons aujourd’hui la dimension fondamentale du métissage. Il ne faut pas oublier le rôle qu’a joué l’Église dans l’abolition de l’esclavage. Nous avons eu des missionnaires qui ont été à la pointe de ce mouvement et nous avons quelques grandes figures dans ce processus de l’abolition de l’esclavage. C’est ainsi qu’en 1848, 62 000 nouveaux affranchis se sont retrouvés en bloc dans l’Église, et cela a changé la physionomie de la société réunionnaise et la physionomie de l’Église. Le catholicisme à La Réunion a un visage particulier et dans l’Église catholique, on retrouve toutes les sensibilités culturelles de La Réunion.

Cela fait 43 ans cette année depuis que vous avez été ordonné évêque de La Réunion. Si vous aviez à partager avec nous quelques moments marquants de cet épiscopat, lesquels citeriez-vous ?

C’est vrai que L’Église à La Réunion durant ces quarante ans passés a eu des moments très forts et je pense notamment à la visite de Jean Paul II en 1989, couplée à la messe de la béatification du frère Scubilion. Plus de 100 000 personnes étaient rassemblées ce jour-là sur l’esplanade de Notre-Dame-de-La-Trinité pour ce double événement. Je suis aussi heureux devant une dynamique vocationnelle intéressante dans l’île. Nous avons eu l’ordination de plus de 40 prêtres en 43 ans ! A l’échelle du temps, on peut dire qu’on a eu pratiquement une ordination chaque année depuis 40 ans. Je n’ai pas à me plaindre du manque de vocation en comparaison avec la situation dans l’Église à Maurice, mais je pense qu’il faudrait beaucoup plus de prêtres pour la mission de l’Église. Nous avons mis l’accent sur la formation des adultes et nous avons aussi développé la catéchèse et le mouvement de servant d’autel tandis que la pastorale des jeunes est en plein renouvellement. Je ne suis pas du tout désespéré par la question des vocations, mais le plus important pour l’Église aujourd’hui, ce sont les communautés vivantes où les jeunes se sentiront à l’aise et que nous ayons une Église en état de mission permanente.

Vous êtes poète, écrivain et chanteur. Comment avez-vous conjugué vos talents d’artiste avec vos responsabilités épiscopales ?

Je dis souvent que je ne peux pas me couper en rondelles. Dieu m’a donné la grâce d’une certaine unification de ma personne et j’ai des amis artistes – peintres, poètes, chanteurs, musiciens et écrivains. Aujourd’hui, cette activité artistique n’est plus tellement développée mais du point de vue de la poésie, j’ai sorti en 2014 une anthologie complète de mes poèmes entre 1971 et 2011 intitulée Poétique Mascarine. Lorsque je me déplace dans une paroisse ou dans une école, je suis très heureux de découvrir qu’on a mis un de mes poèmes en chanson.

Vous posez-vous des questions par rapport à celui qui sera votre successeur ?

La succession ne dépend pas de moi et mon seul souci est l’unité de la population et l’unité du clergé. Voilà ce que je dis aux fidèles : je ne suis pas éternel et préparez-vous pour avoir un autre évêque. Dans la mesure où vous avez le sens de l’unité de la population et de l’unité de l’Église, la mission de l’évêque qui viendra après moi sera facilitée.

La CEDOI, dont vous êtes le doyen et le président, tient son assemblée annuelle en ce moment à Maurice. Quel est votre regard sur le chemin parcouru pendant 40 ans ?

En plus de quarante ans, nous avons connu des hauts et des bas, mais avec une trajectoire ascendante. Je voudrais d’abord en faire l’historique. L’interîles des évêques était en gestation depuis 1973 et en 1975, tout jeune prêtre, j’ai eu la grâce de participer comme secrétaire à la première rencontre des évêques de l’île Maurice, des Seychelles et de La Réunion. En 1976, Rome reconnaît notre action interîles en la plaçant sous la dénomination de « Zone pastorale des îles de l’océan Indien » et on nous demande explicitement d’y adjoindre l’archipel géographique des Comores. Les évêques ont demandé aux responsables des mouvements de fournir des rapports sur leurs actions et leurs objectifs de manière à mieux les coordonner pour construire une dynamique pastorale commune.

En 1976, Rodrigues rejoint la Zone avec son vicaire épiscopal d’alors qui deviendra l’évêque plus tard. En voyant que notre galop d’essai est réussi, Rome en 1985 accepte que nous devenions « Conférence épiscopale de l’océan Indien », une instance avec plein droit et d’exercice pouvant participer aux divers synodes à Rome et faire valoir ses expériences pastorales comme apports à la vie pastorale de l’Église universelle. C’est ainsi que Mgr Margéot participera en tant que premier président de la CEDOI au synode de 1985 sur la famille et où il se fera remarquer. Son action a été prise en considération pour sa nomination au cardinalat. Il y a aujourd’hui un « avant-CEDOI » avec la participation de laïcs, où la liberté d’expression dans le plus grand respect des personnes permet de brasser des idées nouvelles qui conditionnent l’avenir de l’Église. L’intuition que nous avons formulée en 1978 aux Seychelles, « Foi de l’Église, lumière pour nos îles » me semble toujours valable pour l’avenir de la CEDOI. En tant qu’évêques, se retrouver pour partager nos soucis et nos responsabilités est une part essentielle de notre vie de pasteurs en communion avec le pape. Nos rencontres sont l’occasion d’une prise en charge mutuelle, d’un regard renouvelé et élargi sur l’évolution du monde dans lequel nous vivons, d’une vérification de nos actions pastorales, d’un approfondissement des problèmes communs auxquels nous sommes confrontés, d’une recherche de partenaires capables de faire bouger les choses pour qu’ils s’engagent à donner le meilleur d’eux-mêmes et pour que les autres soient meilleurs.

Et selon vous, à présent, quels devraient être les priorités sur l’agenda de travail de ce conseil des évêques ?

Il nous faut maintenant reprendre les discours et les enseignements du pape à Madagascar et à Maurice pour nous imprégner de sa pensée, la mettre en pratique, évaluer peu à peu nos progrès, nos limites et ne pas se décourager devant nos faiblesses et toujours recommencer en pensant que nous sommes aimés de Dieu. Les voyages du pape François à Madagascar et à Maurice ont pointé quelques priorités qu’il faut aborder de front : la fonction politique comme carrefour de prise de prise de décision pour le bien commun, la détresse des jeunes, une économie au service de l’homme. Il nous faut une politique de développement moins gourmande, plus sobre, avec des circuits courts qui donneront davantage de chances et de créativité pour l’avenir. Travailler à une écologie intégrale n’est pas une lubie, mais une condition de survie pour que la maison commune soit la maison de tous. La catholicité se vit sur le terrain dans nos relations quotidiennes. Il faut sortir de la sinistrose et se laisser conquérir par la joie de l’Évangile. L’élan missionnaire a de beaux jours devant lui. C’est un antidote contre l’immobilisme mortifère et une germination de l’humain.

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