Mubarak Sooltangos : « On ne peut rester assis et manger ! »

« Chaque jour qui passe coûte des centaines de millions, voire des milliards de roupies au pays. » C’est en ces termes que Mubarak Sooltangos, consultant en stratégie et management, commente l’extension de la durée du couvre-feu sanitaire jusqu’au 1er juin. Il est d’avis qu’on « aurait dû redémarrer l’économie, quitte à prendre toutes les précautions de mise ». Il dira encore à ce sujet qu’on « ne peut rester assis et manger », d’autant que « tout ce qu’on mange ne se paye pas en roupies, mais en devises ». L’auteur de Business Inside Out est catégorique : « Il faut aujourd’hui consommer moins et produire plus », et il faut, ajoute-t-il, comme il l’a souvent répété dans le passé, pratiquer la roupie faible. L’erreur de Maurice, selon lui, a été de pratiquer la politique de croissance par la consommation, qui a réussi à des pays comme la France, qui produisent la plupart de leurs produits de consommation. « Cela a fait marcher les usines françaises. Mais à Maurice, 75% de ce que nous consommons sont importés. » Il revient sur ce postulat selon lequel « le gouvernement n’a pas le droit d’emprunter avec la BoM, car ce n’est pas son argent », ce qui est « totalement faux », estime-t-il.

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Comment accueillez-vous le prolongement de la durée du couvre-feu ?

Je pense que c’est peut-être prendre un peu trop de précautions, parce que nous n’avons pas une situation pandémique catastrophique comme l’Angleterre ou l’Espagne. Le pays a enregistré 10 décès du Covid-19, ce qui est malheureux, mais si je me fie à des chiffres qui sont publiés tous les jours, très peu de personnes sont en traitement. Ce qui n’est pas dramatique. On aurait dû redémarrer l’économie, quitte à prendre toutes les précautions de mise. Chaque jour qui passe coûte en effet des centaines de millions, voire des milliards de roupies au pays. Si on continue ainsi, on en viendra à une situation où les compagnies seront contraintes à réduire de moitié les salaires de leurs employés. C’est une situation difficile, certes, mais il faut prendre des décisions quelque part.

Mais n’est-ce pas une démarche prudente de la part du gouvernement, vu que Singapour, par exemple, semblait en contrôle de l’épidémie, mais a finalement connu une deuxième vague ?

Nous n’allons pas comparer les choses que nous ne connaissons pas. Nous ne savons pas quand Singapour a recommencé à travailler, quelles précautions ont été prises, etc. Ce que nous savons, c’est qu’avec l’expérience de Singapour, on peut prendre beaucoup plus de précautions. Il y a aussi la réalité économique à prendre en considération. Comme je l’ai dit, il est très malheureux que dix personnes soient mortes du Covid-19. Mais si on ne meurt pas du Covid-19, on pourrait mourir de faim !

Quel impact économique cette extension aura-t-elle sur notre économie, déjà bien fragilisée, comme d’autres pays ?

Notre économie est extrêmement fragile parce que nous dépendons de deux pôles de développement : le tourisme et le secteur financier. Cela fait des années que je martèle que l’on ne devrait pas aller dans ce sens. Alors que tous les pays diversifient leur économie, nous avons concentré la nôtre sur deux pôles. Cela fait 20/25 ans que Maurice a commencé à pratiquer ce qu’on appelle une roupie forte. Quand on a une roupie forte, le pouvoir d’achat reste fort et incite les gens à consommer. Si le fait de consommer beaucoup fait rouler nos usines, c’est bien. François Mitterrand, en 1981, a pratiqué cette politique de croissance par la consommation. Cela a fait marcher les usines françaises. Mais à Maurice, 75% de ce que nous consommons sont importés. Plus nous pratiquons la roupie forte, plus nous aurons une balance commerciale catastrophique. Quant à la production, quand nous choisissons la roupie forte, les industries qui exportent et qui traitent de très gros acheteurs n’ont pas affaire à des philanthropes. Ceux-ci augmenteront les prix tous les ans. Ils sont tellement gros qu’ils imposent leur loi. Pour les usines de textile, par exemple, il faut acheter les matières premières. Les fournisseurs sont aussi des mastodontes qui vont imposer leurs conditions, dont des augmentations de prix tous les ans.

Quelle solution face à cela ?

Il faut pratiquer la roupie faible. Cela veut dire que quand vous consommez, cela vous coûte de plus en plus cher. Quand vous exportez, vous avez de plus en plus de roupies à chaque fois. Cela fera un peu de misère au peuple, mais nous avons vécu sous ce régime pendant 30 ans et cela avait extrêmement bien marché. L’industrie textile, aussi bien que notre industrie hôtelière et nos centrales électriques thermiques sont de purs produits d’une roupie faible, dont a aussi bénéficié notre secteur sucrier pendant les 20 ans précédant cette politique de consommation effrénée. Demain, si la roupie commence à glisser, le coût de la vie coûtera plus cher, mais dans la situation où nous sommes, tout le monde doit se mettre au travail.

Comment concilier l’idée de la roupie faible qui augmente le coût de la vie alors que le pouvoir d’achat des consommateurs est déjà critique depuis l’éclatement du Covid-19 et que les prix des produits ont déjà connu une hausse ?

Certainement, ceux au bas de l’échelle devront être protégés. Il y a plusieurs leviers qu’on peut activer pour cela. Par exemple, on peut étendre des articles exempts de TVA, comme les produits de première nécessité. Concernant les articles qui ne sont pas de base, mais qui sont quand même nécessaires, on pourrait introduire une TVA à 10%, au lieu de 15%. On peut en outre rehausser le salaire minimum. Nous allons vivre dans une situation où la vie coûtera un peu plus cher, mais le secteur industriel grandira. Aujourd’hui, il n’y a pas une usine à Maurice, à part peut-être la CMT, qui soit en mesure de renouveler son équipement. On est en train de travailler avec des équipements qui sont vieux de 20 à 25 ans. Comment voulez-vous concurrencer le Bangladesh, Macao, etc. ? Le problème est simple. Nous avons trop consommé pour arriver à cette situation. Il faut aujourd’hui consommer moins et produire plus. La roupie forte a aussi détruit notre industrie de substitution d’import (remplacement des importations par la production locale). On a pratiqué la roupie forte, qui fait que l’importation coûte moins cher, on a démantelé les barrières douanières, et cela a laissé la porte grande ouverte à la concurrence étrangère. Quand vous achetez un lit fabriqué en Malaisie, cela coûte bien moins cher qu’un lit fabriqué à Maurice. Ce qui est aberrant, c’est qu’on ne produit plus rien à Maurice, pas de meubles, pas de chaussures, même pas de sel, alors que nous sommes entourés de la mer nourricière. L’OMC a dit qu’il faut démanteler toutes les barrières douanières pour faire du Free Trade. Mais depuis qu’il est arrivé au pouvoir, Donald Trump a introduit plusieurs fois les frais de douane. Si Trump s’est permis de faire cela, on n’est pas plus imbécile. Cela s’appelle des mesures protectionnistes. Il faut mettre des taxes sur les importations pour que les gens consomment mauricien. Quand le gouvernement exemptera un peu de TVA ou introduira un barème de 10% pour les produits juste au-dessus des produits de nécessité, le gouvernement perdra des revenus. Il peut les remplacer par des « Import Duties ». On peut aussi imposer une TVA de 18-20% sur tous les produits vraiment de luxe, comme les voitures. On ne peut empêcher les gens d’acheter. S’ils ont de l’argent, qu’ils achètent, mais ils paieront plus cher et cela remplira les caisses de l’État.

Bien des personnes qui gagnaient plus ou moins bien leur vie dans le secteur informel sont aujourd’hui en situation de difficulté financière, surtout celles qui exerçaient un emploi lié au tourisme. Comment pourraient-elles se réinventer ?

Avant de se réinventer, il faut pouvoir vivre. Je suis en faveur que le gouvernement subventionne ces personnes. Le gouvernement a actuellement environ UD 10 milliards de réserves. Le gouvernement devrait à mon avis continuer à subventionner les gens pour encore deux à trois mois, car certains n’arrivent plus à vivre. Il faut aussi subventionner ceux qui sont dans le secteur formel, qui ne reçoivent aucune recette en cette période et qui ont à payer deux mois de salaire et de loyers, etc. Comment débourser l’argent ? Soit on emprunte soit on puise dans les réserves. Le problème est quand on emprunte sur le marché local, ce qu’on appelle le « Helicopter Money », dont parle Rama Sithanen. Mais ce qu’il oublie, c’est que si demain on donne Rs 100 M de Helicopter Money », on devra payer 75% en devises pour les produits importés. Ce n’est pas la monnaie hélicoptère qui payera cette consommation importée, mais des devises étrangères. Il faut donc trouver des devises, mais en ce moment, il n’y a pas beaucoup de prêteurs, car les risques sont très gros de ne pas être remboursés. Et quand on emprunte, on prend des risques d’augmentation de la devise, et quand on remboursera, on paiera en plus. Ma recette, c’est de prendre un peu de prêt raisonnable que l’on peut payer et, d’autre part, cela va peut-être choquer, mais puiser des devises de la Banque de Maurice, qui a USD 10 milliards. Nous avons de quoi pouvoir importer pour une douzaine de mois. On avait fait beaucoup de bruit pour dire que le gouvernement n’a pas le droit d’emprunter avec la BoM, car ce n’est pas son argent. C’est totalement faux. La BoM n’a pas la capacité de générer des réserves et, donc, ne peut pas posséder les réserves qui sont dans son coffre. Elles sont l’effet de l’accumulation de nos excédents de balance de paiement depuis des années et sont le fruit du labeur de tout un pays. Et celui qui représente le pays, c’est le gouvernement de Maurice.

Quels sont les défis qui nous guettent sur le plan économique ? Comment relancer l’économie ?

Consommer moins, produire plus. Produire plus, cela veut dire aussi donner des « incentives ». Par exemple, il y a quelques années, on avait annoncé le « Seafood Hub ». Avant, on avait deux usines de thon et, dix ans après, aujourd’hui, on a deux usines de thon. Il ne s’agit pas de se contenter des effets d’annonce.

Quelles solutions pour toutes ces personnes qui se retrouveront au chômage dans les mois à venir ?

Il n’y a pas une seule solution. Il n’y a pas un métier dans le secteur informel, mais 50 à 60 métiers.

Pourrait-on canaliser toute cette main-d’œuvre vers un secteur qui mériterait qu’on augmente la production, comme l’alimentation ?

Il est difficile de faire démarrer un secteur à partir de zéro dans quelques semaines. On doit toujours avoir de l’espoir, mais on ne peut être trop optimiste pour penser que, demain, tous ces gens-là seront employés. Nous sommes dans une situation catastrophique. Si le gouvernement doit emprunter pour mettre dans le secteur productif plutôt que dans les routes, on aura bien emprunté. Mais si on emprunte beaucoup pour faire des gratte-ciel et des aéroports, c’est dangereux.

Un dernier mot ?

Il faut être optimiste. Les gens vont souffrir. Les industriels vont exporter moins et vont s’endetter. Dans le commerce informel, un marchand de dholl puri ne travaillera pas pendant encore deux mois par peur. Les employés d’une compagnie de voitures peuvent se retrouver demain avec 40% de leur salaire. Tout ce monde doit se serrer les coudes. Un conseil aux syndicalistes : ne venez pas faire de la surenchère ! Dans les réunions des comités de gestion du Covid-19, j’aurais aimé trouver l’opposition. Ce n’est pas le moment d’en tirer un capital politique. Le leader de l’opposition a dit qu’on « devrait rester en confinement encore deux mois ». C’est de la folie. On ne peut rester assis et manger. Tout ce qu’on mange, d’ailleurs, ne se paye pas en roupie, mais en devises.

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