NAUFRAGE KING FISH II ET V: La douleur des familles encore vive

Cela fera bientôt cinq ans depuis que 16 marins pêcheurs ont disparu à bord des bateaux King Fish II et V. Pour leurs familles, la douleur est encore vive. D’autant qu’à ce jour, l’enquête pour situer les responsabilités dans cette affaire n’a pas encore abouti. Les épouses des disparus se démènent pour joindre les deux bouts. Nathalie Spéville livre au Mauricien sa peine à gérer à la fois les difficultés financières et les répercussions psychologiques sur sa famille.
Les cheveux tirés en arrière, les yeux cernés, Nathalie Spéville, l’une des épouses des disparus à bord du bateau King Fish II, rentre de sa journée de travail dans une école maternelle. Depuis la disparition de son conjoint Lincoln Elysée, c’est elle qui doit faire bouillir la marmite. Une tâche très difficile avec un salaire d’environ Rs 4 000 et deux enfants à sa charge. Elle n’a pas droit à une aide sociale, ni à une pension de veuve. Comme d’autres familles, elle a reçu l’argent de la prime d’assurance, du télédon organisé par la mairie de Port-Louis… Mais pendant combien de temps peut-on compter dessus ?
Déroulant entre ses mains une assignation à paraître en cour le lundi 13 février, Nathalie Spéville ne cache pas son amertume. « Cinq années se sont écoulées et c’est maintenant qu’on va enquêter sur cette affaire », commente-t-elle.
Le King Fish V et le King Fish II, bateaux de pêche appartenant à la compagnie Hassen Taher, avaient respectivement quitté Port-Louis les 13 et 19 février 2007, alors que le cyclone Gamede évoluait dans notre région. « Qui a donné l’autorisation aux bateaux pour sortir en mer en pareilles conditions ? Nous devons connaître la vérité. Il faut situer les responsabilités. »
Pourtant, ce jour-là, se souvient Nathalie Spéville, Lincoln Elysée avait fait le va-et-vient entre le port et la maison en plusieurs occasions. « Il avait dit qu’ils n’ont pas eu l’autorisation pour partir. Et puis, je ne sais comment ils sont partis finalement. »
Choc émotionnel
En quittant la maison ce jour-là, Lincoln Elysée jette un dernier regard dans la chambre où se trouvent sa compagne et ses enfants. « Il m’a demandé si je pleurais, sur un air taquin… J’ignorais que c’était la dernière fois qu’on se parlait. »
La jeune femme raconte que lorsque le drame est survenu, personne n’est venu avertir les familles. « C’est en lisant le journal que ma belle-soeur a appris la disparition du King Fish II à bord duquel se trouvait mon mari. Elle m’a dit : degaze vinn guett sa. Ensuite nous avons couru vers l’Apostolat de la mer pour savoir ce qui se passait, mais là non plus personne n’était au courant. »
Pour Nathalie Spéville, le mois de février évoquera toujours cette intolérable souffrance qu’elle ressent toujours en son for intérieur. « Parfois, je suis découragée, je ne veux plus rien faire… Puis je pense à mes enfants. Je me dis que si je baisse les bras, personne ne s’occupera d’eux. »
Au même moment, le van scolaire dépose le petit Enrique devant la maison. Nathalie Spéville est soulagée. Les quelques minutes de retard avaient activé ses angoisses. « Mon fils est épileptique et autiste. Il ne parle pas. Les médecins disent qu’il a peut-être subi un choc émotionnel depuis la disparition de son père. »
Le jeune Enrique n’avait que sept mois lorsque son père est parti, mais il lui était très attaché. « Quand Lincoln était là, notre fils était toujours dans ses bras… Aujourd’hui, il s’accroche à tous les hommes de la famille pour qu’on le prenne dans les bras. »
« Rekin inn manz to papa ! »
Contrairement à son frère Tracy, la fille aînée de Nathalie Spéville parvient à mieux s’en sortir, même si elle évoque le souvenir de son père de temps à autre. Elle doit toutefois faire face à la mesquinerie des enfants de la localité. « Parfois, ma fille rentre de l’école en pleurs, me racontant que les enfants se sont moqués d’elle en lui disant : rekin inn manz to papa ! »
Notre interlocutrice en profite pour évoquer l’absence d’un encadrement psychologique pour les familles des disparus. « Lorsque les événements venaient de se produire, Mario Jolicoeur de la LOAC avait mis un psychologue à notre disposition. Mais depuis rien. Les autorités ne s’imaginent pas à quel point les familles souffrent. La compagnie peut acheter de nouveaux bateaux, mais personne ne nous rendra les êtres que nous aimions. L’affection ne s’achète pas. »
Le cas de Nathalie Spéville est encore loin de la détresse extrême de sa voisine Maryse Ménès. Celle-ci se retrouve seule avec huit enfants depuis la disparition de son époux Jean-Noël Ménès. Si elle a droit à une pension pour les plus jeunes enfants, elle éprouve tout de même beaucoup de difficultés ne pouvant travailler.
Qui plus est, Maryse Ménès ne sait comme s’en sortir pour répondre aux questions de ses enfants sur leur père. « Le dernier ne l’a même pas connu. J’étais enceinte lorsqu’il est parti. »
Détresse d’une mère
Le plus dur pour Maryse Ménès est qu’elle attend toujours un toit promis par les autorités. Pour elle et ses enfants. « J’habitais chez mon beau-père. Il est décédé et je dois partir. J’ai fait une demande pour un logement. Il y a des officiers qui sont venus enquêter, mais cinq ans se sont écoulés depuis. »
Assise dans un fauteuil, la maman de Lincoln Elysée suit la conversation avec attention. Les larmes aux yeux, elle parle à son tour de sa détresse. « Enn sel kou nou inn retrouv nou tousel », dit-elle avec une pointe d’émotion. La vieille dame, malade, raconte que lorsque son fils était là, elle pouvait compter sur lui. « Me mo belfi komye li pou fer ? Pou limem pa ase ! »
À cela, Nathalie Spéville ne cache pas que, parfois, il n’y a rien à manger dans la maison. « J’ai beau essayer de faire de mon mieux pour mes enfants, mais je n’y arrive pas. »
Alors que s’approche la date de la commémoration des disparus et qu’elles sont appelées en cour pour témoigner dans le cadre de l’enquête judiciaire, les familles des naufragés de King Fish II et V ne peuvent cacher leur colère. Au-delà de l’argent, elles souhaitent qu’un jour justice leur soit rendue et que les responsables de ce drame payent pour leur faute.
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Rappel des faits: Les familles en colère
Dans la nuit du 23 février 2007, deux bateaux de la compagnie Hassen Taher (King Fish II et V) en campagne de pêche au large de St-Brandon sont pris dans la tourmente du cyclone Gamede évolue dans les parages. Aucue trace des membres d’équipage des deux bateaux depuis cette nuit fatidique. Les recherches ne donneront rien. Les 16 marins sont officiellement portés disparus.
Pour les familles des victimes, pas question de se contenter de cette version : il faut à tout prix faire la lumière sur cette affaire. C’est ainsi qu’une court of investigation est instituée.
Trois ans passent. Le père d’un des disparus, un certain Mario Darga, entame une grève de la faim. Son objectif : que les disparus soient officiellement déclarés morts afin que leurs proches puissent enfin toucher la prime d’assurance. Au bout de plusieurs jours, il obtient finalement gain de cause.
Mais les familles ne veulent pas en rester là. Elles veulent toujours connaître la vérité.

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