Nos vies d’oiseaux

SHENAZ PATEL

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Le magazine français Télérama a invité divers(es) auteur(e)s à participer à son Journal d’un confinement à plusieurs mains. Voici ma contribution, publiée sur la version en ligne du magazine et aujourd’hui dans Week-End. Alors que l’on vient d’apprendre, à quelques heures d’intervalle, que le Covid-19 a fait deux nouvelles victimes : un homme décrit comme « un SDF », et le PDG d’un des grands groupes financiers du pays. Soudain réunis dans la grande et triste loterie de l’épidémie. De l’éphémère de nos vies d’oiseaux.

L’orgueil des îles est de se croire bénies des dieux.

Le 15 mars, alors que l’Italie était déjà en confinement total depuis une semaine, que la France s’apprêtait à y entrer, que le Covid-19 fauchait en Iran et ailleurs, l’île Maurice offrait des billets d’avion à 50%, avec possibilité pour les arrivants d’acheter 3 litres de whisky à la boutique hors taxe au lieu de 2

Non, le coronavirus, ce n’était pas pour nous. Tout juste une affaire qui inquiétait soudain le reste du monde, loin là-bas, une affaire dont nous pouvions même, qui sait, profiter, nous, baignés de soleil et d’océan. Nous, ouverts pourtant à tous les vents de la fréquentation touristique, on planait au-dessus de tout ça, sur les ailes fières du paille-en-queue, notre bel oiseau endémique qui pare la carlingue des avions de la compagnie d’aviation nationale.

Le paille-en-queue, soudain, s’est pris du plomb dans l’aile.

L’air éberlué des dirigeants qui annoncent les trois premiers cas de Covid-19 dans l’île le 18 mars marque le début du vol piqué. Confinement deux jours plus tard, puis couvre-feu permanent, fermeture de tous les commerces, y compris d’alimentation. Soudain, l’île orgueilleuse prend en plein visage (ce visage que l’on n’a plus le droit de toucher) tout le sens de son nom : île, du latin insula, insulae. Qui donne aussi le mot isolement.

Que dire de l’île isolée au cœur d’un monde qui se rétracte comme une plante vénéneuse ? Un ciel où ne vole plus aucun avion. Un océan où les bateaux qui n’étaient plus de plaisance mais de croisière charrient de nouveaux boat-people, ceux-là que l’argent n’empêche pas d’être refusés à chaque port. Les hôtels quatre étoiles sont devenus des centres de quarantaine. Les chiens errants ont pris possession des rares plages laissées publiques par le “développement” touristique. Des vaches broutent les algues en bord de mer, cette mer où les Mauriciens frileux auraient bien aimé s’ébrouer une dernière fois avant l’entrée dans notre hiver austral.

L’île repliée sur elle-même en un poing qui se referme. Soudain, comme un poulpe qu’on dérange, ce qui se cachait sous la surface vernie nous agrippe de tous ses bras et nous crache son encre à la figure. Une véritable “guerre civile” de la parole, qui se déchaîne de radios en réseaux sociaux. Entre ceux qui respectent ou pas le confinement ; ceux qui comprennent et les “cocovid”, les têtes brûlées qui sortent quand même ; entre les “vrais patriotes” et les égoïstes qui mettent les autres en danger. En tentant d’ignorer que la réalité du confinement n’est pas la même pour tous, selon que l’on vit dans une grande maison avec piscine et jardin ou à six dans un deux-pièces sous tôle avec un compte en banque qui n’a pas besoin d’une épidémie pour aplatir sa courbe. Sourds au criant paradoxe qu’il peut y avoir à exiger de tous ceux que notre néolibéralisme triomphant a exploités et écrasés depuis des années, qu’ils nous aident maintenant à sauver notre peau. Mourir d’accord, nous n’avons pas le choix. Mais mourir esseulés, sans le toucher d’une main pour apaiser une souffrance, quel effroi !

Tout ce que nous avions appris et intériorisé sur le lien humain et son expression physique est retourné comme un gant souillé que l’on jette à la poubelle. Parce qu’aujourd’hui, s’approcher d’un autre être humain fait de nous des criminels en puissance.

Alors, pour meubler le temps, l’immobilité imposée et l’inquiétude latente, pour se convaincre que nous sommes capables de transcender une distanciation sociale qui n’est que physique et pas humaine, on dépose ses intestins sur la Toile. Jamais n’a-t-on autant vu les intérieurs des gens, leur cuisine ou salon, leurs photos d’enfance, leurs peurs ou aigreurs enrobées d’humour ou de réassurances. On se réjouit de nos beaux exemples de solidarité réactivée. Mais la solidarité est souvent le capital de ceux dont l’unique richesse est celle du cœur. Pendant ce temps, dans les supermarchés enfin rouverts, le prix de la boîte de sardines à l’huile de palme la hausse au rang de caviar local. Et le matériel de protection se négocie à prix super-boostés.

Pendant que certains se désespèrent de leur précarité économique, d’autres se font fort de montrer que eux sont capables de faire du confinement un art. D’aller sereinement au fond d’eux-mêmes. De réinventer leur vie familiale. D’être sensibles au retour des oiseaux.

Où vont les oiseaux quand il fait cyclone, quand les vents fouettent et étêtent les arbres ?

Nous enfermés pour que les oiseaux soient libres. Nous confinés pour que la terre respire. Sommes-nous condamnés à l’insoutenable manichéisme d’un monde en rouge ou vert ?

L’île du dodo doute. Entre ceux qui disent que l’oiseau emblématique a disparu parce qu’il était trop lourd pour voler (ou trop stupide) et ceux qui imputent son extinction à la gloutonnerie de ses exterminateurs, il y a nos vies d’oiseaux. Minuscules, fragiles, obstinées, espérantes, tisseuses de nids, éprises de miettes, d’alizés et d’envols en nuées lumineuses et fugaces.

 

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