LE PÈRE JEAN-MAURICE LABOUR (vicaire général du Diocèse de Port-Louis):« Il faut combattre le “roderboutisme” ! »

Notre invité de ce dimanche est le vicaire général du diocèse de Port-Louis, le père Jean-Maurice Labour. Dans l’interview que vous allez lire, il s’explique sur le thème de l’homélie qu’il a prononcée lundi dernier pour la fête de la St-Louis. Une homélie consacrée aux relations entre le pouvoir et la religion. Le vicaire général répond, par ailleurs, à des questions sur l’actualité locale, plus particulièrement sur les déclarations du père Jocelyn Grégoire. Il est à souligner que cette interview a été réalisée par téléphone depuis La Réunion, où Jean-Maurice Labour participe, depuis lundi dernier, à la conférence des évêques de l’océan Indien.
Qu’est-ce qui vous a poussé, Jean-Maurice Labour, à choisir pour thème de votre sermon pour la fête de la St-Louis les relations entre la religion et la politique ?
Depuis bien longtemps, notre pays est agité par ces deux pouvoirs. Dans l’actualité actuelle, nous voyons quantité d’empiétement de l’un sur l’autre. C’est-à-dire certains politiques empiétant sur la sphère religieuse et inversement, et j’ajouterais, dans une complicité mutuelle. Et comme je l’ai dit dans l’homélie, l’instrumentalisation mutuelle a des buts : pour les uns électoralistes (on essaye de récupérer des religions pour obtenir des voix), pour les autres, c’est-à-dire les religions  “roderboutistes”.
Nous allons revenir sur le contenu de cette homélie. Mais, tout d’abord, l’ajournement des travaux du Parlement en attendant la conclusion d’une possible alliance entre le PTr et le MMM, n’aurait-il pas été un thème de plus brûlante actualité pour votre homélie ?
Certainement ! Je dois dire que j’ai choisi de ne pas entrer dans cette espèce de Macarena qui dure depuis plusieurs mois. Parce qu’en réalité, ce qui se passe actuellement au niveau des deux plus grands responsables politiques, le Premier ministre et le leader de l’opposition, est en train de nous détourner complètement des vrais enjeux de la société mauricienne. Je savais que si j’étais entré dans ce sujet j’aurais participé à l’opération de communication, d’autant que je savais que j’aurais les deux leaders en face de moi le jour de la fête de la St-Louis.
Est-ce parce que vous saviez que Navin Ramgoolam et Paul Bérenger seraient présents lors de la cérémonie que vous avez choisi de ne pas parler de l’alliance ? Vous ont-ils fait peur ?
Certainement pas ! Je n’ai pas peur d’eux. D’ailleurs, le thème de mon homélie les concerne directement. Et Ramgoolam et Bérenger ont parlé de Mahomet lors de la fête Eid, alors que le responsable musulman de la fonction a déclaré qu’Eid n’est ni une fête religieuse ni un événement politique, mais une fête nationale. J’ai voulu justement bien montrer cette espèce d’abdication de certains religieux devant leur identité religieuse et même de l’abdication des politiques devant leur identité politique. On ne peut pas dire de Ramgoolam et de Bérenger qu’ils sont de grands mahométistes, mais quand ils parlent dereligion, c’est pour faire plaisir aux religieux, pour obtenir des boutte. Ils pratiquent cette instrumentalisation qui consiste à vouloir à tout prix faire plaisir pour obtenir des voix. Moi, j’ai voulu, comme le pape Benoît XVI, plaider pour que l’on rende à César ce qui est à lui et à Dieu ce qui lui appartient. Ce n’est pas parce Ramgoolam et Bérenger allaient être face à moi que je n’ai pas abordé la question de l’alliance PTr-MMM. C’est précisément pour rester dans la sphère religieuse, pour ne pas pratiquer ce que je condamne, que j’ai choisi de ne pas parler d’un fait politique. Je trouve qu’avec le “roderboutisme”, nous sommes en train d’entrer sur le terrain de la politique politicienne…
Est-ce que ce sont seulement les politiques et les religieux qui pratiquent le roderboutismeou est-ce que ce n’est pas un virus qui a déjà atteint l’ensemble de la société mauricienne ?
Bonne question. Je pense que les politiques ont réussi à incruster ce fonctionnement dans les gènes des Mauriciens. Parce qu’à Maurice, bien qu’on se gargarise du terme equal opportunity, on ne la pratique pas, on ne fonctionne plus selon les compétences mais selon le système de roder boutte. Finalement, qu’est-ce que le roder boutismeque je dénonce ?
 On allait justement vousposer la question.
C’est monayer son poids communautaire et électoral pour obtenir des bouttespour sa communauté religieuse, culturelle ou castéiste ou pour ses parents, son parti et pour soi-même, personnellement. Par exemple, on veut obtenir pour les créoles ce qu’on reproche au gouvernement de faire pour les hindous. Me Yousuf Mohamed défend ce système comme il l’a admis lors d’un débat sur le best loser system. Il a dit qu’un poste de député, c’est la possibilité d’ouvrir les portes pour sa famille, ses mandants et ses coreligionnaires !
Pensez-vous qu’il est encore possible d’extirper le virus du roderboutismedes gènes du Mauricien ?
Certains semblent avoir jeté l’éponge dans ce combat en disant qu’on ne pourra jamais s’en débarrasser. Moi, je veux justement lutter contre ce fléau social et prôner la méritocratie et l’equal opportunitydans les toutes les sphères de la vie professionnelle mauricienne. Il faut juger les gens sur leurs compétences et pas sur leur appartenance raciale, culturelle, castéiste ou électoraliste. Ce n’est pas en fonction de son appartenance raciale que quelqu’un doit obtenir un poste, mais de ses compétences et de ses diplômes. Je ne m’occupe pas des créoles mais des pauvres. C’est un fait qu’il y a beaucoup de créoles qui sont pauvres, mais il y a d’autres pauvres, dans toutes les communautés, qui méritent un traitement spécial. C’est ça que je reproche à Ramgoolam et Bérenger, et leur valse à vingt-cinq temps. Cette valse détourne l’attention des vrais enjeux de la société mauricienne : la disparité sociale, le problème de la dette publique, les problèmes du tourisme, les mauvaises conditions de logement, l’éducation, la violence dans les écoles, la corruption, les scandales, la grande misère. Savez-vous qu’on a demandé à certaines personnes comment il fallait qualifier le Dr Ramgoolam et que la réponse a été un “soornacoeur”. Cette réponse ne manque pas d’humour mais souligne également le fait que pour certains personnes à Maurice, on a érigé en systèmela manière de pratiquer le protectionnisme !
Dans votre homélie de la St- Louis, vous regrettez qu’au niveau international “le fondamentalisme religieux, en particulier islamique, devient explosif”. Pour vous, le fondamentalisme religieux musulman est-il plus dangereux que celui des autres religions ?
Tout d’abord, il faut reconnaître que l’Eglise catholique a connu ses moments de fondamentalisme, mais qu’elle a aujourd’hui tourné cette page. Le Concile Vatican II a définitivement tournéla page de tout type d’anti autre religion, souvent teinté de racisme, comme l’antisémitisme et l’inacceptation de l’islam. Il faut également reconnaître qu’aujourd’hui dans l’actualité internationale, c’est le fondamentalisme islamique qui pose le plus problème. Face à cette situation, je fais appel à ceux qui se disent les réformistes de l’islam pour qu’ils dénoncent les fondamentalistes. Il ne faut pas oublier que les chrétiens orientaux sont chez eux en terre d’islam. Il ne faut pas oublier que ceux d’Irak font partie d’une des plus vieilles formes de chrétienté, dans le cadre d’une présence plusieurs fois millénaire, et doivent avoir droit aux mêmes libertés que les autres citoyens irakiens. Malheureusement, ce qui défraye la chronique aujourd’hui c’est le fondamentalisme islamique toléré par une espèce d’omerta coupable de ceux qui se disent réformistes au sein de l’islam. Je me trouve actuellement à La Réunion où je viens d’apprendre que le conseil régional du culte musulman a pris une position clairepour dénoncer les exactions des fondamentalistes musulmans en Irak.
Souhaitez-vous que les responsables musulmans de Maurice fassent une déclaration similaire ?
J’aimerais préciser une chose avant de répondre à votre question. Ce n’est pas parce que je dénonce le fondamentalisme islamique que je suis islamophobe. À chaque fois que nous dénonçons le fondamentalisme islamique, on nous dit que ce n’est pas le vrai islam. J’aimerais qu’on vienne me dire quel est aujourd’hui le vrai islam. Je me demande quandest-ce que les musulmans modérés de Maurice vont prendre position de manière claire sur ce qui sepasse en Irak, comme vient de le faire le conseil régional du culte musulman à La Réunion ?
Restons au Moyen Orient. Les églises chrétiennes de Maurice annonçaient une manifestation de solidarité avec les chrétiens d’Irak. Cette démarche n’est-elle pas un peu opportuniste — ou roderboutiste” — dans la mesure où n’a pas souvent entendu ces églises prendre position sur ce qui se passe dans la bande Gaza depuisdes années ?
Monseigneur Piat a pris position sur ce sujet dans sa dernière déclaration.
Est-ce que ce n’était pas l’exception qui confirme la règle, dans la mesure où avant et après sa déclaration, l’armée israélienne a continué à massacrer les civils dans la bande de Gaza ?
L’église n’a pas le pouvoir de faire arrêter les conflits avec de simples prises de position. Les minorités persécutées, de quelque appartenance religieuses qu’elles puissent être, méritent d’être défendues. Nous ne défendrons pas la position d’Israël sur cette question qui est pour moi une position fondamentaliste.
 Revenons à votre homélie de la St-Louis. Vous avez dit “au niveau de notre pays souvent bien classé pour sa coexistence pacifique, nous cachons bien souvent un communalisme religieux et culturel pourtant bien présent et bien agissant”. Vous avez des exemples précis pour étayer votre déclaration ?
Il existe dans la fonction publique un racisme éhonté et une discrimination contre les minorités. La minorité créole, mais aussi la minorité castéiste et aussi parfois la minorité musulmane…
C’est-à-dire des Mauriciens qui sont pauvres ne peuvent pas se défendre, ne disposant pas de lobbies…
Exactement. Ils doivent surtout faire face à une discrimination à base, il faut le dire, d’hégémonie hindouiste. Nous avons le cas, que nous avons rapporté au Premier ministre, de quelqu’un de très diplômé qui n’a pas obtenu le job qu’il devrait décrocher sur la base de ses compétences universitaires au profit d’un retraitéindien, que le gouvernement mauricien doit également loger. Très souvent à un niveau basique, celui des servantes dans les hôpitaux, par exemple, le job n’est pas attribué sur le mérite mais sur des critères communaux et castéistes. Allez consulter les statistiques pour vérifier le nombre de servantes créoles dans le service hospitalier, et ce n’est qu’un exemple.
 Vous dites également dans votre homélie que “le dialogue interreligieux n’existe pas, que pour construire une société on doit dépasser les simples prières religieuses et les événements ponctuels”. Que proposez-vous pour aller plus vite et plus efficacement dans cette voie ?
Je ne dis pas que j’ai la solution au problème. Ce que je viens proposer, c’est qu’on dialogue enfin sur des choses sérieuses. Parce que, malheureusement, les prières interreligieuses et les coupages de ruban sont le fait de quelques marginaux dans leur propre religion. La masse des pandits et des imams ne marche pas avec ceux qui pratiquent les prières interreligieuses avec les catholiques. Malheureusement, il n’y a pas de vrai dialogue…
C’est la faute à qui ?
Un peu à nous tous. C’est endémique. C’est quelque chose qui a été instillé dans nos gènes. Nous avons peur de dire la vérité. Nous avons peur de dire quand nous nous sentons blessés. Il faut utiliser toutes les formes de dialogue pour se faire entendre, pour se faire respecter. C’est pour cette raison que nous avons entré une affaire en justice, contre l’utilisation de la croix, notre symbole religieux, par un journal.
De vous à nous, et sans vouloir défendre qui ce soit, est-ce que ce n’était pas une action, pour dire le moins exagérée en 2014, à propos d’une caricature de la croix ?
Justement, non. C’était une manière de montrer que les catholiques qui ne réagissent pas habituellement sont capables de le faire. Pour un centième de ce qui se passe sur une virgule du Coran, on pourrait mettre Port-Louis à feu et à sang.
N’est-il pas justement la différence à faire ? C’est-à-dire que l’on puisse critiquer et même caricaturer une religion sans prendre le risque de provoquer des réactions extêmes ?
On ne peut pas permettre, dans un pays comme Maurice, à des personnes d’utiliser, de détourner des symboles religieux. Cela risque de jouer contre l’équilibre social. Nous l’avons déjà vu dans le passé. Nous avons essayé de prendre par la loi, par la justice, autrement dit par la raison, ce que d’autres prendraient au niveau des tripes, ce qui nous exposerait à une explosion sociale. Nous essayons d’être des citoyens responsables ayant recours à la raison et à la loi.
Le vivre-ensemble que vous prônez ne passe-t-il pas par une acceptation de la critique ?
Non seulement nous, catholiques, acceptons la critique, mais nous sommes les plus critiqués. Mais il y a des limites à tout.
Revenons-en à votre homélie. Vous avez écrit reconnaître une instrumentalisation mutuelle de la politique et de la religion. L’une se servant de l’autre à des fins électoralistes et roderboutistespour les autres. Vous pensiez à un certain Jocelyn Grégoire en écrivant cette phrase ?
Non. Je dois dire que Jocelyn Grégoire mène, dans le fond, le même combat que moi, mais avec des moyens différents. Je regrette qu’il a déclaré que l’on ne pourrait pas se débarrasser des roderboutistes. En le disant, il accepte que la seule manière de faire accéder les pauvres à une plus grande justice dans l’emploi, dans l’utilisation des biens, dans le partage du gâteau national est d’entrer dans le système que nous dénonçons. Nous ne pouvons pas dénoncer le système roderboutistequi a cours actuellement dans le gouvernement et y entrer pour en profiter.
 Soutenez-vous la démarche de Jocelyn Grégoire d’entrer dans le système pour permettre aux créoles de gagn zot boutte?
Je ne dirais pas que c’est la démarche que propose Jocelyne Grégoire, mais je pense que c’est sa tentation. Par rapport à une de ses récentes déclarations, il semblerait que pour lui, la meilleure façon de combattre le roderboutismeest de le pratiquer. Ce n’est pas mon point de vue. On ne peut pas, en même temps, dénoncer un système et le pratiquer.
Que pensez-vous de “l’association” entre Celh Meeah et Jocelyn Grégoire ?
(Rires) Je ne sais pas trop qui a récupéré qui dans cette opération ! Dans le fond, je suis d’accord avec Jocelyn Grégoire dans la lutte qu’il mène. Mais je ne suis pas d’accord qu’on l’accuse de faire de la politique quand il parle du social.
Selon vous, Jocelyn Grégoire ne fait pas de la politique ?
Il faut faire la distinction entre la politique et le politique. Quand on entre dans le roderboutisme, le jeu du parti politique, un prêtre ne peut pas le faire. Mais quand nous parlons du politique, du système social où la politique est le lieu où les décisions sont prises, tout le monde a le droit et même le devoir de prendre la parole pour défendre les pauvres.
Pensez-vous que l’homme d’église aurait le droit d’aller faire de la politique active, comme un politicien ?
Pour nous, dans l’église catholique, la réponse à cette question est non. Nous ne fonctionnons pas comme les sociétés socioculturelles, comme M. Dulthumun qui donne son opinion sur le partage des tickets pour l’alliance PTr-MMM. Nous n’entrons pas dans le système de partis, car si un prêtre s’engage dans cette voie, il joue contre la diversité des opinions politiques à l’intérieur du monde chrétien. Chaque catholique est libre de son opinion et de son choix politique, et l’église catholique ne donne pas de consignes de vote aux électeurs.
l           Jocelyn Grégoire est-il une épine dans le pied de l’église catholique ?
Il est pour nous un prophète qui, parfois, nous interroge et qui, parfois, nous dérange.
l                             En répondant de manière un peu biaisée aux dernières questions sur Jocelyn Grégoire, n’êtes-vous pas en train de faire de la politique un peu style roderboutiste?
Pas du tout. Pour moi Jocelyn Grégoire est un prêtre qui a un grand charisme de mobilisation, mais qui tombe dans la tentation du roderboutisme. Nous menons le même combat pour les pauvres mais nous n’utilisons pas les mêmes moyens.
l           Un politicien n’aurait pas mieux répondu. Revenons à votre homélie de la St-Louis. Dans sa dernière partie, vous dites que pour arriver à un véritable vivre-ensemble, “il faut éviter l’approche relativiste et l’approche assimilationniste”. L’église suit-elle cette démarche aujourd’hui ?
Elle réfléchit sur cette question. Nous voulons faire de nos écoles des laboratoires de dialogue interreligieux et interculturel. Nous avons constaté qu’à Maurice on coexiste sans vraiment se rencontrer. Je pensequ’il faut laisser les approches relativistes et assimilationniste pour une interculture qui, non seulement reconnaisse les différences des uns et des autres, mais puise dedans pour créer l’unité. C’est le point central de ce que j’ai voulu développer dans mon homélie.
l           Ce point central, n’est-il pas ce que l’on appelle le mauricianisme ?
Je suis d’accord pour un mauricianisme interculturel et interreligieux. Mais je ne suis pas, comme Nita Deerpalsing, pour un état séculier qui refuserait aux religions la capacité d’apporter leur contribution à la construction de la nation. Nous prétendons que, plongés dans notre religion et notre théologie, nous pouvons nous ouvrir aux autres. Comme Benoît XVI l’a dit, le respect, le dialogue de la raison, du point de vue politique et de l’ethnique, du côté de la foi, pourrait donner quelque chose de formidable pour le monde. Mais, et j’insiste là-dessus, chacun vivant sa spécificité et respectant celle de l’autre.
Dans la conclusion de votre homélie, vous demandez à St -Louis de donner le courage et la foi pour construire un mauricianisme respectueux les uns des autres. Pourquoi demander le courage ?
Je pense que le dialogue demande du courage. Le problème est que nous avons tous peurs d’un vrai dialogue qui touche aux vrais enjeux. À Maurice, on joue aux coupages de ruban et on évoque les grandes prières plutôt que  dialoguer sur le fond. C’est pour ça qu’il faut du courage et que j’en ai demandé.
 
 
Interview réalisée par
Jean-Claude Antoine

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