PORTRAIT : Diego Calaon, ou l’archéologie comme une science qui change l’humanité

Diego Calaon n’a pas son pareil pour raconter l’histoire d’un objet ou faire parler un lieu, particulièrement dans les sites du haut Moyen Âge, dont il s’est fait une spécialité à côté de la période coloniale. À Maurice, il était de tous les sites de fouilles ces dernières années, que ce soit à Aapravasi Ghat, à Trianon, au Morne ou au cimetière de Bois-Marchand. On le rencontre alors le plus souvent couvert de terre, mais en toutes circonstances, il exprimera de la jubilation à commenter les activités de l’équipe et les découvertes in situ. Aussi, ne tarde-t-il guère à décrire les habitudes de vie que laissent les vestiges et artefacts mis au jour. Si cet expert sait interpréter la stratigraphie d’un sol, pour le public la démarche relève de l’alchimie… Pourtant, notre interlocuteur ne saurait concevoir son métier sans le regard du public, qui l’aide « à descendre de son piédestal » et donne leur sens aux découvertes archéologiques.
Si l’archéologie est une vocation pour Diego Calaon, elle n’est jamais aussi pertinente que lorsqu’elle s’adresse au public… « Sur le site de Torcello que j’ai dirigé récemment, nous confiait-il fin juillet lorsque nous l’avons rencontré à l’issue de la dernière campagne de fouille d’Aapravasi Ghat, je me suis engagé à proposer une visite guidée tous les trois jours lors des campagnes de fouille. La rencontre avec le public, les questions que les gens posent, même les plus naïves, et aussi les remarques qu’ils peuvent faire m’aident aussi à interpréter le site sur lequel je travaille. » Diego Calaon illustre ce propos de quelques exemples démontrant que les lieux, les habitations et leur géographie relient par l’expérience les êtres qui les ont habités à ceux qui les habitent aujourd’hui. Ils les relient à tel point qu’ils peuvent modifier l’interprétation que le chercheur armé de toute sa science et de ses connaissances pourrait en faire…
L’archéologue s’appuie sur le moindre indice, un tesson de bouteille, un échantillon de terre, le fragment d’un tout petit bouton de nacre, ou encore une pipe en terre et une broche (etc), pour revisiter l’histoire d’une région à l’aulne de son histoire matérielle, de ses savoirs et modes de vie. Il ne s’agit pas de reconstituer un crime à la manière du médecin légiste mais de raconter la vie quotidienne qui s’est inlassablement perpétuée au fil des générations et des siècles pour des populations entières… Seules les preuves matérielles que nous laisse le sol donnent matière à réflexion, la rigueur scientifique et la prudence sont de mise dans l’interprétation.
Né sur une terre viticole du côté de Padoue en Vénétie, Diego Calaon s’est tout d’abord destiné à l’histoire et à l’histoire de l’art. Puis l’expérience ponctuelle d’une fouille archéologique lui a révélé sa vocation. « Ce stage in situ devait durer une semaine, c’était un passage obligé dans cette formation. Mais finalement j’y suis resté deux mois ! » se rappelait-il pour nous. Le site qu’il explorait alors, dans un château du XVIe siècle, ne présentait pas d’importance historique particulière mais il lui a fait comprendre l’irremplaçable utilité de l’archéologie. « En étudiant le volet matériel de l’histoire, en essayant de comprendre ces choses objectives que sont des objets, des constructions et aussi la gestion de l’espace à travers l’histoire, nous pouvons apporter un nouvel éclairage à ce qui se dit sur une période historique. » À l’époque, notre homme finançait ses études grâce à son autre passion : le théâtre.
Il nous fait remarquer que le haut Moyen Âge, souvent présenté comme obscurantiste, a laissé peu de documents écrits directs. Lorsqu’ils traversent le temps, leur sens est revisité de siècle en siècle. L’historien propose parfois de nouvelles thèses ou interprétations, tandis que l’archéologue amène des données objectives… de vrais objets, la description scientifique de la structure d’un sol, des substances, des constructions, des ruines, etc. « Il existe une forme d’objectivité dans l’archéologie qu’on ne trouve pas forcément en histoire, précise-t-il. Nous allons fouiller des lieux et y trouver des éléments que nos ancêtres n’ont pas spécialement choisi de transmettre à la postérité, comme des objets très ordinaires de leur quotidien. D’ailleurs à ce chapitre, les poubelles sont toujours très instructives sur les modes de vie d’une époque. »
Trésors intellectuels
Diego Calaon ne serait donc pas un chasseur de trésor ? « Mais pas du tout ! » réplique-t-il avec l’air désabusé de celui qui a entendu mille fois cette question. Un jour, lors d’une rencontre publique dans la région de Commacchio, un élu lui reprochait de ne pas avoir trouvé de trésor lors d’une campagne. Piqué au vif, l’archéologue lui a alors désigné les sections dans deux mètres de terre… le limon, la boue et les ossements trouvés, en lui démontrant qu’il s’agissait du véritable trésor qui allait permettre de retracer l’histoire sa ville au XVIe siècle ! « En fait, j’en ai trouvé un en Syrie ! » semble-t-il se raviser. C’était un sachet en coton qui contenait des pièces de monnaies et les figurines d’un jeu d’échec en ivoire, dissimulé sous une marche d’escalier dans un château. En fait, l’intérêt de ces objets ne réside pas dans leur valeur monétaire mais dans leur histoire, dans la succession d’événements dans laquelle ils vont s’inscrire. Il est beaucoup plus intéressant de comprendre pourquoi ce petit trésor a été caché dans un château que d’estimer sa valeur… A priori je ne sais rien de la personne qui l’a caché, sauf qu’elle a un secret à cacher, qu’elle sait jouer aux échecs, qu’elle avait un niveau de vie assez aisé et compte tenu des différentes pièces présentes, qu’elle a effectué des transactions financières avec différents pays… Et ça c’est passionnant ! En étudiant le contexte et en rapprochant ces objets d’autres connaissances, nous pouvons trouver des clés liées au système de pouvoir qui s’est exercé dans ce château à la période des Croisades avant que Saladin ne vienne s’y installer. »
Ces données extraites du sol, la stratigraphie des terres que nous foulons chaque jour nous relient ainsi aux humains qui ont vécu avant nous et nous permettent à partir d’un élément physique de nous transporter dans une autre époque, au même endroit. Beaucoup de visiteurs des sites patrimoniaux sont motivés par cette idée de voyager dans le temps pour mieux comprendre le pays qu’ils visitent. « Ce qui me plaît particulièrement dans l’archéologie, reprend-il spontanément, c’est qu’elle permet de rassembler les hommes. Les archéologues se croient dépositaires de ce qu’ils trouvent mais en réalité ces objets appartiennent tout autant à l’homme de la rue, aux hommes d’aujourd’hui avec lesquels ils interagissent. Nous sommes tous fascinés par les splendeurs de l’Égypte aux niveaux scientifique et artistique, et pourtant les Égyptiens d’aujourd’hui et nous tous dans le monde sommes aujourd’hui très différents de ces peuples antiques d’un point de vue culturel. Le même genre de fascination s’exerce avec l’astronomie maya, les temples d’Angkor, etc. »
Reconstruire l’histoire
Alors pourquoi les humains détruisent-ils ces constructions si précieuses plutôt que de les moderniser en les respectant ? Pourquoi avons-nous à Maurice détruit tant dans notre capitale au point de la défigurer ? « Cela se serait peut-être passé différemment, commente Diego Calaon, si l’on avait mieux su expliquer dans les années soixante que tous ces bâtiments constituent pour ainsi dire l’âme de la ville, que les détruire consiste à déraciner cette ville et ses habitants, et la condamner à devenir anonyme et impersonnelle… On investit beaucoup d’argent dans les étages de grands immeubles mais au fond, cela ne vaut pas grand chose. D’ailleurs, je ne connais pas d’exemple où le dépérissement du patrimoine apporte un enrichissement économique de la communauté… »
À l’instar de son collègue mauricien Krish Seetah de l’université de Stanford, il évoque très souvent à propos des sites archéologiques mauriciens l’idée de reconstruire notre histoire, et ainsi de rétablir une forme de justice dans sa narration et sa conception. « Effectivement, l’archéologie permet de faire justice en racontant l’histoire des classes sociales subalternes. Que l’on explore une ancienne manufacture, une ferme ou un palais royal, ces lieux ont fait appel à de nombreux travailleurs, à des ouvriers, des domestiques et des esclaves… Les indices matériels que l’on retrouve nous permettent de savoir comment tous ces gens travaillaient, comment ils étaient organisés, etc. Dans les archives, les testaments ne répertorient pas ce que possédaient les domestiques. Mais dans un site archéologique, nous pouvons retrouver ses biens, si maigres soient-ils. » Au sujet des fouilles réalisées à Aapravasi Ghat, le chercheur est resté profondément marqué par le dénuement matériel dans lequel les travailleurs engagés devaient arriver à Maurice : « L’être culturel se définit par les objets, vêtements, bijoux, etc qui l’entourent. Or, le travailleur engagé a dû se priver de tout cela pour venir travailler ici. »
Dans une vie d’archéologue, les campagnes de fouilles constituent les moments qui font le plus monter l’adrénaline. « C’est toujours un grand honneur de fouiller le sol d’un pays. Ce que l’on y trouve, plus personne ne pourra le faire ensuite… Nous nous laissons guider par la densité du sol, en étant conscient qu’on ne pourra plus reconstituer les choses exactement telles qu’on les a trouvées. Il faut alors observer, prendre en note et décrire très rigoureusement tout ce que l’on trouve. » Au terme de plusieurs années de recherches sur le terrain puis en laboratoire, de recoupement avec des données historiques et les spécialistes de sciences humaines, l’archéologie peut ainsi modifier fondamentalement la lecture de l’histoire d’un pays ou d’une région. C’est notamment ce qu’a vécu Diego Calaon sur un des chantiers qu’il a dirigé à Torcello dans la région de Venise, ce site qui a remis en question certaines données historiques sur l’histoire très lointaine du peuplement de la ville lagunaire.

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