PORTRAIT: Joyti Santokhee, infirmière

Infirmière ayant longtemps travaillé dans les maternités mauriciennes, Joyti Santokhee vit et travaille depuis quelques années en Grande-Bretagne. En vacances à Maurice ces jours-ci, elle ne pouvait pas ne pas être interpellée par le débat sur, elle le souligne avec raison, « quatre amendements à la loi sur l’avortement, pas sa légalisation ». Elle donne son point de vue sur ce sujet de brûlante actualité dans le portrait qui suit.
Joyti Ballick a toujours rêvé de devenir infirmière. « Je crois que l’on peut dire que c’était une vocation. Quand je suis entrée au collège, j’ai étudié avec plus d’intérêt les matières scientifiques. » Elle commence ses études au couvent de Lorette de Rose-Hill, et les termine au collège Eden. « L’éducation secondaire était encore payante et à la mort de mon père, ma famille n’avait plus les moyens de payer l’écolage du couvent de Lorette. » Après avoir passée son School Certificate, Joyti fait une demande pour entrer à l’école des infirmières, mais sa candidature est refusée parce qu’elle était trop jeune. Elle est acceptée à sa deuxième tentative mais, cette fois, ce sont ses parents qui s’y opposent. « Nous étions au début des années 60 et il était mal vu pour une jeune fille de travailler comme nurse car cela impliquait qu’on devait travailler le soir. On préférait alors que les jeunes filles travaillent dans un bureau comme secrétaire, pendant la journée. Mes parents m’ont inscrite à des cours de secrétariat, que je n’aimais pas. »
Ses parents refusent également qu’elle aille suivre des études de nursing en Grande-Bretagne, en dépit du fait que sa candidature avait été acceptée. Mais Joyti insiste et finit par convaincre ses parents de la laisser suivre sa vocation. En 1965, elle peut enfin entrer comme infirmière stagiaire à l’hôpital Victoria et, quatre ans plus tard, elle est confirmée. Commence alors une carrière d’infirmière qui va lui faire faire le tour de tous les services de l’hôpital Victoria. En 1970, elle épouse Teckman Santokhee, un enseignant du primaire, et de cette union vont naître trois garçons. En 1978, Joyti Santokhee suit un cours de 18 mois avant d’être affectée à la maternité, la section où elle va passer une grande partie de sa carrière professionnelle. Avant d’être nommé Sister à la section pédiatrique, Joyti Santokhee va prendre un long congé – un leave without pay – pour aller travailler au Qatar. « On ne s’en souvient plus aujourd’hui, mais la vie était très difficile à Maurice au début des années 80. Malgré le fait que nous étions tous les deux fonctionnaires, nos salaires ne suffisaient pas pour rembourser notre emprunt pour construire notre maison et élever nos trois garçons. C’est pour cette raison que j’ai accepté d’aller travailler dans la maternité d’un hôpital du Qatar. J’ai non seulement pu payer nos dettes et faire des économies pour les études des garçons, mais j’ai également acquis beaucoup d’expérience. »
A son retour à Maurice, elle réintègre le ministère de la Santé où on lui propose un poste de responsabilité à l’hôpital Brown Sequard. Elle décline l’offre et demande à être réaffectée au Labour Ward de l’hôpital Victoria. Sa demande sera acceptée et elle y passera en tout 23 années et recevra, entre autres décorations professionnelles, celle de Best nurse décernée par le Rotary Club de Quatre-Bornes en 1995. L’année suivante, son mari meurt et Joyti doit redoubler d’efforts pour financer les études de ses enfants. C’est pour cette raison qu’elle profite d’un congé outremer pour suivre un cours en Grande-Bretagne et y chercher un du travail. On lui propose tout d’abord un part time, puis un full time job dans un hôpital. Elle revient à Maurice et prend sa retraite anticipée, avant de repartir pour Londres, où elle vit depuis. N’a-t-elle jamais eu envie de revenir vivre à Maurice ? « Si. Une fois au cours de ces douze dernières années, je suis revenue pour neuf mois avec l’intention de rester. Mais il me manquait quelque chose. J’avais ma famille autour de moi, mais il me manquait l’environnement professionnel auquel j’étais habituée. Je suis une femme qui travaille depuis toute jeune, j’ai toujours été active, je ne sais pas rester chez moi à faire le ménage puis regarder la télévision. Il faut que je travaille. Je me suis ennuyée à ne rien faire ici et je suis repartie pour l’Angleterre pour régler mes affaires et vendre ma maison. Mes employeurs, à qui je suis allée rendre visite, m’ont demandé de revenir à l’hôpital dans le service de cardiologie et je suis heureuse. Je vais travailler encore trois ans, jusqu’à mes 70 ans, et après je vais arrêter. »
En tant qu’infirmière ayant travaillé pendant des années dans les maternités, Joyti Santokhee ne pouvait pas ne pas se sentir interpellée par le débat sur l’amendement partiel de la loi sur l’avortement. Elle relève tout de suite que le débat est « faussé » dans la mesure où l’on fait croire qu’il s’agit de légaliser l’avortement à Maurice, ce qui n’est pas le cas. « A partir de mon expérience, je crois qu’il faut amender la loi pour autoriser l’avortement dans des cas spécifiques. Je veux parler de l’avortement dans les cas de viol, surtout quand c’est une handicapée qui en est victime, et dans les cas où le foetus est physiquement mal formé. Je suis contre la légalisation totale de l’avortement, parce qu’il ne faut pas que cette pratique devienne une autre forme de contraception. Je sais par expérience que les femmes ne décident pas de gaieté de coeur de se faire avorter, mais dans certains cas elles y sont forcées. C’est pour cette raison que je crois qu’il faut réfléchir sur ce que j’appelle « les avortements provoqués par des conditions socio-économiques ». Celles qui ont les moyens financiers adéquats peuvent avoir recours à un avortement dans de bonnes conditions médicales. Nous savons tous que, même si c’est une pratique interdite, des médecins et des cliniques savent contourner les difficultés pour le faire. Ces avortements réussis au niveau médical, on n’en parle pas. Ce sont les autres, les avortements mal faits, dans des conditions médicales inacceptables, qui font la une des journaux et qu’on vient essayer de « réparer » à l’hôpital, dont on parle. »
« J’ai souvent vu des femmes de milieu modeste qui tombent enceintes juste après avoir accouché, parce que leur cycle est un peu déréglé, parce que leur mari est impatient. Je suis sûre que ces femmes auraient voulu garder leur enfant non désiré, mais elles ne le peuvent pas. Leurs conditions financières ne le leur permettent pas. Ces femmes savent qu’elles ne peuvent pas garder cet enfant et que leur mari et leur entourage vont l’accuser de ne pas avoir pris les précautions qu’il fallait. Comment garder cet enfant, alors qu’on n’a pas les moyens de le nourrir, de le faire garder pendant qu’on travaille ? Ces femmes sont alors obligées de se faire avorter à leurs risques et périls, mais elles ne peuvent pas faire autrement. Du fait que ces avortements ne sont pas pratiqués dans des conditions médicales, et sont parfois faits par des gens qui n’ont pas d’expérience, ces femmes courent le risque de subir des séquelles médicales et psychologiques graves. Un avortement n’est pas une chose facile à envisager, mais dans les cas où il est la seule solution, il faut qu’il soit pratiqué dans de bonnes conditions médicales. »
Joyti Santokhee aborde ensuite un autre problème lié à l’avortement, celui des jeunes filles qui se retrouvent enceintes par manque de précaution et d’information. « Nous savons tous le poids que les familles accordent à leur réputation dans la société. Les filles-mères sont souvent rejetées, par la société comme par leurs parents. Sachant tout cela, est-ce qu’on peut demander à une fille de 14 ans qui a fait une bêtise d’arrêter d’aller à l’école pour devenir mère ? Si j’avais aujourd’hui une fille de 14 ans qui tombe enceinte, je n’aurai d’autre alternative que d’aller voir un médecin pour mettre fin à cette grossesse. On ne peut pas marier une adolescente de 14 ans, et la forcer à devenir mère malgré elle. Je suis frappée par le fait qu’il n’y ait pas suffisamment d’éducation sexuelle à Maurice. On ne parle pas aux jeunes des méthodes de contraception. Nous sommes de plus en plus westernised, modernes, et nous voudrions en même temps que nos enfants vivent selon les codes d’il y a plus de 50 ans. Ce n’est pas réaliste. Je trouve qu’il n’existe pas suffisamment de counselling et d’information sur la sexualité à Maurice. Il faut que l’éducation sexuelle devienne un vrai sujet dans les écoles et les collèges, pas seulement un cours que l’on donne de temps en temps. C’est vrai que notre population est plus éduquée qu’autrefois, que l’éducation est obligatoire. Mais je ne suis pas sûre que, sur un sujet comme la sexualité, on soit beaucoup plus informé aujourd’hui qu’hier, surtout dans les couches les plus pauvres de la population, alors qu’il existe de multiples systèmes de contraception efficaces. Je trouve que l’on ne parle pas assez, dans le débat, de l’éducation sexuelle. Si elle était bien faite, si on parlait de cette question dans les familles, il y aurait bien moins d’avortements qu’aujourd’hui. »

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