PORTRAIT POSTHUME : Madame Willy

Elle fut, à sa manière et de façon marquée, une des personnalités de la ville de Rose-Hill. Du temps où cette ville était encore la capitale culturelle de l’île et pas cette profusion de béton armé, pas toujours esthétique, qu’elle est en train de  devenir. Voici le portrait de Mme Willy, qui pendant des décennies a animé « la boutique jolie femme ».
Avant de parler de Madame Willy, quelques mots sur son mari. Né en Chine et originaire d’une petite ville de la province de Mo Lien, d’où vient la majorité des Mauriciens d’origine chinoise,  Willy Ng Kut Cheun arrive à Maurice à la fin des années 1930. Il fait partie de cette génération de jeunes Chinois qui fuient leur pays ravagé par les guerres et la misère pour aller chercher fortune ailleurs. Avec des cousins, il fera la traversée Chine-Maurice à bord d’un bateau à voile lors d’un voyage mouvementé, dont il racontait les détails à ses petits-enfants. Willy  commence à travailler comme commis dans une boutique à Mahébourg, puis dans une autre à Vacoas, non loin de l’église de la Visitation.
Il commence à faire des économies pour pouvoir se marier et, à terme, ouvrir sa propre boutique. Il convole en justes noces vers la fin des années 1940 et de ce mariage naît un fils, Maxime, mais quelques temps après son épouse meurt. Au début des années 1950, les vieux de la communauté chinoise présentent au veuf , «  une jolie fille » en âge de se marier, Lucille Ah Sen. Le père de la jeune fille était originaire de Hong Kong et a travaillé dans une boutique à Mapou avant de s’installer à Port-Louis où il exerce le métier de courtier. En dépit de la différence d’âge, Lucille se marie avec le veuf et devient Mme Willy.
Une boutique à Rose-Hill
Avec l’argent de la dot et les économies de Willy, le couple loue un emplacement pour ouvrir une boutique à Rose-Hill, à la croisée de la route Royale avec les rues Malartic et Ambrose, à quelques pas du Plaza. À l’époque, au début des années 1960, Rose-Hill est plus un grand village qu’une ville avec une municipalité, deux églises et quelques magasins le long de la route Royale, autour de la gare de chemin de fer. La ville est constituée de belles demeures de style colonial au fond de grandes cours boisées et de plus petites maisons construites dans le même style.
L’emplacement que Willy et son épouse louent est en bois sous tôle comme pratiquement toutes les habitations de l’époque. Lucille est une femme entreprenante ayant plus d’une corde à son arc et qui est bien décidée à faire marcher sa boutique. En sus de vendre les commissions au détail – et à crédit –, elle décide de développer le côté taverne de la boutique. Au lieu de rester derrière le comptoir et de laisser la taverne à son mari, elle décide de servir elle-même ce qui est, pour l’époque où les femmes ne travaillent pas dans ce gendre d’endroit, une petite révolution.
La boutique jolie femme
Puis elle décide de proposer des gajacks à ses clients pour faire passer le goût du rhum.  Elle prépare tous les jours une série de fritures ainsi que la fameuse rougaille de corned beef  et de luncheon meat qui va devenir sa marque de fabrique. En plus, Mme Willy est jolie et bavarde volontiers avec ses clients – et même en français avec les notables qui viennent prendre un verre l’après-midi. Les clients donnent  rapidement un surnom a son établissement: «la boutique jolie femme» .
La réputation de vendre des bons gajacks de la boutique Willy dépasse rapidement les frontières de Rose- Hill. Les invités qui viennent assister à un mariage à la salle des fêtes du Plaza se font un devoir d’aller prendre enn ti for à la boutique de Willy en attendant que l’on commence à servir à la noce. L’affluence est telle que parfois des invités bien habillés se sauvent avant de payer les consommations. On raconte qu’une fois Mme Willy a mis son pardessus, est entrée dans le mariage, a fait arrêter la musique et obligé publiquement un invité à payer ce qu’il avait bu à la boutique. C’est à partir de cet incident qu’on a donné à la boutiquière, qui n’avait pas froid aux yeux, son deuxième surnom, Madame Tatcher. Tout en transformant sa taverne en bar avec des gajacks, Mme Willy faisait également des enfants. Plus précisément trois filles, Nicole, Patricia et Shirley, qu’elle va élever tout en s’occupant de son commerce.
La soupe mama
Après les gajacks, elle va proposer un autre service à ses clients : la fameuse soupe chinoise de riz cange appelée «la soupe mama», qui est  recommandée pour les lendemains de gueule de bois. C’est à la boutique Willy que le cuisinier Paksoo va commencer à vendre cette soupe qui finira par donner son nom à un célèbre restaurant de Port-Louis. Pendant des années, Mme Willy va se lever à quatre heures du matin pour prendre le pain livré par le boulanger, commencer à cuire les gajacks pour la journée, préparer les enfants pour l’école, tenir la boutique et dans l’après-midi le bar. Sans compter la gestion des « autorités ». Ses proches racontent que de temps en temps des inspecteurs menaçaient de dresser des contraventions mais changeaient d’avis contre quelques verres avec gajacks et une bonne bouteille pour leur chef.
Mais lassés par le rythme infernal de travail et comme les enfants ne veulent pas reprendre la boutique, Monsieur et Mme Willy décident de la fermer et de prendre leur retraite en 1987. Ils vont habiter Beau Bassin non loin de leurs enfants, et tandis que M. Willy savoure un repos bien mérité, son épouse se lance dans le travail social au sein de sa paroisse. À la demande de certains vieux clients, elle accepte, de temps à autre, de faire du catering en souvenir du bon vieux temps. De cette période intense de sa vie, Mme Willy avait gardé une boîte contenant des carnets rouges de bons que certains de ses clients avaient « oublié » de régler.
Monsieur Willy est mort il y a dix ans. Son épouse l’a rejoint vendredi dernier au terme d’une fin de vie difficile puisqu’elle avait eu une attaque qui l’avait paralysée, il y a cinq ans. Mais, disent ses proches, même dans la maladie, même avec ses cheveux blancs, elle avait gardé son caractère et cette beauté qui avait valu à son commerce le surnom de « la boutique jolie femme. »

- Publicité -
EN CONTINU

l'édition du jour

- Publicité -