PR SHEILA BUNWAREE (SOCIOLOGUE À L’UOM) : « Nous sommes assez riches mais n’arrivons pas à combattre la pauvreté »

L’Institute of Social Development and Peace a organisé vendredi un atelier de travail sur le thème « Democracy, Poverty and Peace ». Dans l’entretien qui suit, la sociologue de l’Université de Maurice évoque l’Unesco Youth Forum Award, remporté cette année par l’ISDP ainsi que le séminaire.
Que représente ce prix de l’Unesco pour l’ISDP ?
C’est un grand honneur et une marque de reconnaissance du travail que veulent abattre les jeunes. L’Institute of Social Development and Peace (ISDP) a choisi le thème « Youth, Inclusion and Democratic Consolidation in Mauritius » pour le projet soumis à l’Unesco. On est donc heureux d’avoir obtenu l’Unesco Youth Forum Label Award. D’autant que nous sommes une petite ONG indépendante militant avec les jeunes pour une démocratie plus juste et inclusive.
Sur quelle base ce prix a-t-il été attribué ?
La thématique choisie par l’ISDP pour le projet et les objectifs, bien travaillés, y sont pour quelque chose. Le leitmotiv central du projet « I vote therefore I am » a certainement attiré l’attention du jury. Notre projet « Youth, Inclusion and Democratic Consolidation in Mauritius » a d’abord été présélectionné dans les 45 premiers sur quelque 1 500 postulants à travers le monde. L’Unesco a ensuite informé les personnes ressources de ces 45 projets qu’il leur fallait produire une vidéo en vue de présenter leur concept, ce qu’on a fait. Cette vidéo est d’ailleurs en ligne sur le site de l’Unesco. Par la suite, les différentes organisations ont envoyé leurs représentants respectifs à l’Unesco pour défendre leur projet. Afiifah Munganee Mea — une jeune diplômée de l’Université de Maurice en sciences sociales, membre très active au sein de l’ISDP — s’est donc rendue à l’Unesco, comme demandé.
La lutte était très serrée, mais Afiifah Munganee Mea a défendu notre projet, nous classant parmi les 15 premiers. Tout cela démontre l’engagement et la volonté des jeunes de transformer la société. C’est un formidable travail d’équipe et un partenariat entre mentor et mentees.
Un dossier a-t-il été soumis ? Si oui, quel est son contenu ?
Notre projet était « Youth, Inclusion and Democratic Consolidation in Mauritius ». Dans le dossier soumis, on en a bien expliqué les objectifs. Ceux-ci tournent autour de cinq grands axes : 1) appréhender le niveau de connaissances des jeunes par rapport à la chose politique ; 2) développer et consolider la political literacy ; 3) lancer des campagnes de sensibilisation pour un système électoral plus juste et plus gender friendly ; 4) s’assurer que la voix des jeunes puisse se faire entendre sur la qualité de notre démocratie et 5) combattre toute forme de communalisme pour s’assurer de l’unité nationale. Tout cela pour une vraie cohésion sociale et l’obtention d’une paix durable.
Qui sont ceux ayant travaillé sur le projet ?
Plusieurs jeunes y ont travaillé, notamment Afiifah Munganee Mea, Laura Meunier, Azhagan Chenganna, Tania Diolle, Riad Sultan, Mehrine Nuchchady ou encore Mike, pour n’en mentionner que quelques-uns. J’ai conceptualisé l’idée mais, par la suite, c’est devenu un formidable travail d’équipe. Il faut aussi reconnaître que l’implémentation d’un projet de cette envergure exige une collaboration avec d’autres mouvements de jeunes. On a déjà pris contact avec le Mauritius Youth Network et certains clubs, comme Leo par exemple. Une synergie commence à se mettre en place.
Cette semaine, l’ISDP organise un atelier de travail sur la pauvreté. Pouvez-vous dresser un état de lieu de la pauvreté à Maurice ?
La situation est grave, surtout pour une petite île comme la nôtre. Nous sommes suffisamment riches mais, pourtant, nous n’arrivons pas à combattre la pauvreté. Ce qui nous manque, c’est une volonté réelle et les capacités nécessaires pour entreprendre des analyses globales et interdisciplinaires pour pouvoir le faire.
La pauvreté est très complexe. Elle reste souvent cachée à Maurice. À une époque, on parlait de poches de pauvreté, mais maintenant ce phénomène est très répandu, tout en restant souvent invisible. C’est le résultat d’un modèle économique ultra néolibéral, d’un capitalisme sauvage et d’un chômage grandissant, très prononcé chez les jeunes. La précarité, la vulnérabilité, les risques et les pathologies sociales qui y sont associées, sont les reflets de cette grande misère, comme disait le sociologue Pierre Bourdieu.
Le ministre des Finances soutient que 2 % de la population vit dans la pauvreté absolue. S’agit-il d’une bonne estimation ?
Mettre l’accent sur la pauvreté absolue et dire qu’elle tourne autour de 2 % démontre déjà un certain mindset. Mais quantifier la pauvreté est un exercice très difficile. D’ailleurs, il y a rarement un consensus parmi les plus grands économistes sur la façon de la mesurer. Par exemple, la mesure de la pauvreté préconisée par la Banque mondiale et le Fonds monétaire international de 2 dollars par tête d’habitant ne veut rien dire. À Maurice, on a ni une official poverty line ni un minimum national wage. On sait aussi que les inégalités et les écarts continuent à grossir entre riches et pauvres. On ne peut pas ignorer la pauvreté relative, d’autant qu’on est une petite île multi-ethnique dont les composantes ont eu des trajectoires historiques différentes avec des séquelles très variées. Dans un récent rapport, le Professeur Richard Jolly explique la corrélation qui existe entre les high levels of inequality et les low human development indicators.
Malgré tous les beaux discours, il faut savoir que nos human indicators ne sont pas des plus jolis. En tant que middle income country, on aurait dû mieux faire. Le Professeur Jolly explique d’ailleurs comment, en réduisant les inégalités, on peut améliorer les human development indicators. Mesurer et comprendre la pauvreté exigent une approche multidimensionnelle dans laquelle la dignité humaine et la voix des pauvres sont aussi prises en compte.
Les mesures préconisées dans le discours du Budget 2014 sont-elles suffisantes ?
Certainement pas ! Certaines mesures annoncées dans le Budget — par exemple par rapport aux petites et moyennes entreprises, au logement, à l’aide sociale ou au retrait de la TVA sur certaines denrées de base — ne sont évidemment pas à négliger. Mais, fondamentalement parlant, il n’y a aucun effort pour repenser le développement et le type de société que l’on veut façonner. En passant, il faut savoir que Pravind Gordhan, le ministre des Finances sud-africain, a adopté plusieurs cost cutting measures tels : 1) pas de voyages en première classe pour les ministres et députés — aussi les voyages se limitent-ils à ceux qui sont absolument nécessaires — et révision du taux des per diem ; 2) pas de cartes de crédit aux fonctionnaires pour des utilisations officielles ; 3) pas d’achats de grosses cylindrées pour les politiciens et l’imposition d’un plafond pour l’achat des voitures qui devraient être achetées en gros dorénavant ; 4) la consommation de l’alcool à l’occasion de grands événements pas financée par les deniers de l’État ; 5) instauration de plans visant à diminuer l’embauche de consultants et de consultancy work… Tout cela pour réduire le budget deficit de son pays dans le cadre de l’austérité mondiale. Ces cost cutting measures ne font pas qu’envoyer un bon signal, elles s’inscrivent aussi dans l’esprit de la discipline fiscale, qui commence par une bonne gestion des fonds publics.
Ici, certains diront que réduire ce genre de dépenses ne signifieraient pas grand-chose. Qu’elles sont trop insignifiantes pour avoir un réel impact. Pourtant, le Mauricien moyen sait très bien que ce genre de gaspillages n’est pas tolérable, que ces milliers de roupies dépensées auraient pu aider à construire des logements sociaux plus décents, à donner plus de soutien aux personnes vulnérables, à combattre la misère. Mais personne n’en parle, et surtout pas la classe politique. C’est presqu’un sujet tabou.
De surcroît, le Budget est centré sur la croissance. Je concède que la croissance est très importante, mais il faut aussi se demander si les moyens et les outils mis en place pour s’assurer d’une croissance raisonnable aident à générer des emplois, à préserver l’environnement et à éradiquer la pauvreté. Il est faux de dire qu’il faut d’abord avoir une bonne croissance pour mieux distribuer après. Il ne devrait pas y avoir d’ordre chronologique pour la croissance et le développement humain. C’est un twin goal. Ce n’est pas en bradant nos terres, en exportant notre main-d’oeuvre, en encourageant la fuite des cerveaux, en faisant de notre pays une île où la perception est grande que le blanchiment d’argent sale devient facile, en s’inscrivant dans une culture d’impunité et en encourageant la consommation à outrance et l’endettement, qu’on réussira. La société mauricienne est beaucoup trop focalisée sur l’accumulation de la richesse. L’éthique, les valeurs et la moralité ont presque disparu chez les gens.
Quid de la Corporate Social Responsiblity ?
L’idée est très bonne, mais comme beaucoup de bons projets à Maurice, il faut savoir l’implémenter. S’assurer qu’il y a une compréhension commune de la chose mais, surtout, une volonté d’aller dans le sens du combat contre la pauvreté. Selon certains, la CSR privilégie souvent des ONG. Il y en a tant d’autres, qui sont encore plus dans le besoin et qui n’arrivent pas à obtenir quelque chose des fonds de la CSR. Tout cela mérite une étude approfondie.
L’atelier de travail de cette semaine n’est pas le premier exercice du genre organisé par l’ISDP. Quelles suites ont été données aux ateliers précédents ?
Il est vrai que ce n’est pas le premier. En 2008, en collaboration avec le MACOSS et le Southern African Trust, nous avions organisé une conférence sur la thématique « Poverty — articulating the local and the regional » en marge de la conférence internationale de la SADC sur la pauvreté. Nous avons par la suite publié les actes du colloque. Ce genre de publication influe sur les décideurs, les poussent souvent à prendre certaines décisions. Plus récemment, nous avons organisé un petit colloque sur la thématique « Combating corruption and waging war against poverty ». Le lien entre pauvreté et corruption était très bien étayé par les conférenciers. L’année dernière, nous avons aussi organisé un atelier de travail autour du rapport de la Truth and Justice Commission. Quelque part, le colloque prévu le 15 novembre est une suite logique à tout cela.
Quel a été le thème de l’atelier organisé vendredi dernier ?
« Democracy, Poverty and Peace ». À l’ISDP, nous sommes convaincu que sans une vraie démocratisation de l’économie et une meilleure distribution des richesses — de même que des réparations telles que préconisées par le rapport Justice et Vérité —, la nation mauricienne sera encore plus fracturée et polarisée avec des menaces importantes sur l’approfondissement de la démocratie et la paix. La thématique choisie nous aide donc à réfléchir sur la manière de panser les blessures et ce qu’il faut entreprendre pour obtenir une société plus juste et équitable. Or, pour y arriver, il faut absolument interroger le modèle de développement, trouver une alternative viable et donner la parole aux pauvres.

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