PRODUCTION DE POISSON LOCAL : L’absurde paradoxe d’un État riche de 2,3 millions km2 d’espace maritime

Consommer du poisson frais local n’est pas toujours possible pour le Mauricien. D’une part, à cause de son prix élevé et, d’autre part, parce que le poisson frais n’est pas aussi présent sur le marché qu’on le voudrait. Maurice importe environ 13 000 tonnes de poisson annuellement, alors que sa zone économique exclusive est vaste de 2,3 millions km2, laquelle est exploitée par des bateaux de pêche industrielle européens, chinois et japonais. Selon l’accord signé entre l’Union européenne et Maurice, ces navires ne peuvent pêcher que 5 500 tonnes de poisson annuellement. La compensation d’environ Rs 25 M est jugée dérisoire par les principaux acteurs du secteur, d’autant, disent-ils, qu’ils ne voient pas la couleur de cet argent. Entre-temps, au port, les intermédiaires ont la mainmise sur les poissons ramenés des bancs par des bateaux de pêche semi-industrielle, lesquels seront écoulés en priorité auprès des restaurants, hôtels, etc. Aux Salines, le Fish Auction Market qui ne fonctionne toujours pas représentait une possibilité pour le public d’acheter du poisson frais à moins cher. Mais selon le ministère de la Pêche, ce marché sera appelé à changer de vocation.
« L’autre jour en me rendant au supermarché du coin, je suis tombé sur du poisson importé du… Chili !  » Ce qui pourrait être une confidence de Michel Chiffonne, membre de Rezistans ek Alternativ, racontée pendant une conférence de presse est loin d’être qu’une simple anecdote. En clair, le Chili, c’est de l’autre côté de la planète. Et bien des mers séparent la République de Maurice et du Chili. Un poisson en provenance d’Amérique du Sud, de mer ou d’aquaculture, pour finir dans un supermarché local, il y a là comme un décalage. Du coup cette provenance surprend, encore plus que les poissons importés de Chine.
Pourtant, avec sa superficie vaste de 2,3 millions km2, la zone économique exclusive de Maurice n’est pas pauvre en poissons. C’est ce qu’affirment des pêcheurs chevronnés. Cet espace maritime fait de la région océan Indien une zone importante en matière de production de poisson. Près de 23% de la production mondiale de thon proviennent de l’océan Indien, dont 962 000 tonnes pêchées dans la région ouest. De plus, selon Statistics Mauritius, la production de poisson a enregistré une hausse de 6,4% au premier semestre de 2015, passant à 7 239 tonnes, comparé à 6 805 tonnes pour la même période en 2014. La production thonière et la pêche de capture n’est pas étrangère à cette hausse. En effet, elles ont augmenté de 6,7%, contre les 3,8% enregistrés l’année dernière.
Du Chili à Maurice
Si les chiffres sont plutôt encourageants, n’est-il pas paradoxal de retrouver du poisson frigorifié importé des quatre coins du globe dans nos assiettes ? « Oui et non », répond d’emblée Feroz Taher, un des plus gros importateurs et distributeurs de produits de la mer. Oui, la situation est paradoxale, parce que Maurice est, dit-il, un État insulaire disposant d’une zone économique exclusive dense. Non, parce que, selon lui, cette zone étant surexploitée par des bateaux de pêche industrielle européens, la production destinée au marché local reste quasi insignifiante. Feroz Taher se dit aussi convaincu que la zone économique exclusive de Maurice s’appauvrit en poissons.
Pour répondre à la demande grandissante des consommateurs locaux, le distributeur ne peut se contenter de ses 2 000 tonnes de poisson pêché (annuellement et autres que le thon) dans l’espace maritime mauricien, donc les bancs. Il se tourne alors vers l’Afrique du Sud, le Mozambique, l’Inde, le Japon ou encore… le Chili. Tout en précisant qu' »un poisson portant une étiquette du Chili, ne veut pas pour autant dire qu’il a été pêché au Chili, mais qu’il a été embarqué au port du Chili ! « 
Quand on parle de pêche, de la disponibilité de poisson frais, de la vente des produits de mer aux consommateurs, les regards des principaux acteurs du secteur, en premier lieu les pêcheurs professionnels, se tournent vers cette fameuse zone économique exclusive. Et ce, non sans amertume. Pour comprendre cette frustration, direction le port de pêche de Trou Fanfaron.
Plus de bateaux de pêche semi-industrielle
Ce jour-là, le Serenity, bateau de pêche semi-industrielle, est ancré au port. Serenity est un projet unique à Maurice. Il est le premier bateau géré par une société coopérative de pêcheurs. Le projet au coût de Rs 8 M a vu le jour grâce aux efforts du Mouvement pour l’Autosuffisance Alimentaire (MAA) avec la collaboration financière du Food Security Fund et du ministère de la Pêche. Arrivé la veille, le bateau, d’une capacité de 72 tonnes, a débarqué un peu moins de deux tonnes de poisson ramené des bancs de St-Brandon, après 15 jours en mer.
« En temps normal nous aurions débarqué au minimum près de trois tonnes de poisson. Le bateau a dû renter plus tôt, un des pêcheurs ne se sentant pas bien », explique Judex Ramphul, président du syndicat des pêcheurs. À peine accosté, le Serenity a écoulé la quasi totalité de sa prise auprès des intermédiaires. La variété de poissons sera vendue aux restaurants, hôtels et le peu qui restera aux consommateurs locaux. Il existe environ 20 bateaux de pêche semi-industrielle privés opérant sur les bancs dans la zone maritime de Maurice. Mohamed Ally Lallmamode, de la Med Cooperative Society, qui gère le Serenity, est d’avis qu’il y a de la place pour davantage de bateaux de pêche comme le sien, c’est-à-dire entièrement géré par des coopératives de pêcheurs.
Plus de bateaux de pêche semi-industrielle veut dire une hausse en production locale et plus de poisson à la portée des Mauriciens. Mais à l’instar du Serenity, il faudrait trouver des fonds à hauteur de plusieurs millions de roupies pour financer ces bateaux. Un avis qui est fortement appuyé par Éric Mangar, du MAA, d’autant que ce dernier explique qu’il a trouvé un moyen pour réduire le coût de ce type de bateau. La solution, dit-il, vient du Japon. Là-bas, il est possible de se procurer des bateaux reconditionned et de qualité, comme pour les voitures.
Pour financer un tel projet, de même que d’autres visant à renforcer la capacité des 2 500 pêcheurs licenciés et augmenter la production de poissons, nos interlocuteurs expliquent que le gouvernement devrait puiser dans les fonds représentant la compensation versée par l’Union européenne à l’État mauricien pour l’exploitation de la zone économique exclusive par 41 senneurs et 45 palangriers de surface. En 2014, 43 bateaux battant pavillons espagnol et français ont obtenu le permis officiel pour pêcher dans cette zone maritime.
Modique compensation de Rs 25 M de l’UE
En matière de compensation, l’accord en cours stipule : « The new Protocol provides for a total financial contribution of EUR 1 980 000 for the whole period. This amount corresponds to : a) EUR 357 500 per year equivalent to an annual reference tonnage of 5 500 tonnes, and b) EUR 302 500 per year, corresponding to the additional envelope paid by the Union to support Mauritius fisheries and maritime policy. The annual financial contribution paid by the budget of the Union is therefore 660 000 EUR. « 
Au ministère de la Pêche, on nous indique que le revenu global obtenu de l’UE en 2014 est de 780 166 euros. Entre-temps, au port de pêche, on décrie le montant de cette compensation. « Trop faible, pour ce que notre zone exclusive économique représente », dit-on. « C’est un accord qui s’est fait au détriment des pêcheurs et sans consultation avec nous !  » s’exclame Judex Ramphul. Et de se demander : « Où est l’argent ?  » Qui plus est, hormis les bateaux européens, 70 bateaux de pêche industrielle taïwanais (République de Chine) et deux bateaux japonais ont exploité la zone économique exclusive de Maurice en 2014. Et 5 500 tonnes de poisson ont été pêchées durant cette période.
Pour sa part, le ministère de tutelle parle de financement de projets d’aquaculture — il existe une trentaine de sites autour de l’île —, de formation, etc. Mais ce dont les pêcheurs ont besoin, insistent Judex Ramphul et Mohamed Ally Lallmamode, ce sont des bateaux de pêche semi-industrielle. « Il y a un besoin réel pour que le gouvernement investisse dans ce genre de bateaux qui ont une capacité de stockage de 13 tonnes », précise Éric Mangar.
Au port de pêche, il y a une pratique qui exaspère certains. Il s’agit de la distribution du by-catch, c’est-à-dire, tous les poissons autres que le thon pêchés en haute mer par des bateaux étrangers. « Ceux qui sont proches du pouvoir obtiennent toujours le permis d’achat du by-catch. Ils les écoulent comme bon leur semble auprès des commerces, restaurants ou ailleurs. Ce qui fait que les consommateurs ne peuvent pas toujours profiter de ces poissons », explique un pêcheur.
Fish Auction Market, un éléphant blanc ?
Maurice importe 13 000 tonnes (source : ministère de la Pêche) de poisson annuellement et la consommation a augmenté. Pour les autorités, l’aquaculture semble une solution qui pourrait pallier le manque de poisson frais sur le marché local. Toutefois, ce concept — implémenté en mer — n’est pas sans impact néfaste sur l’écosystème marin.
Mais il y aurait également un autre moyen pour s’assurer que les Mauriciens profitent des produits de leur territoire maritime. « Il suffirait de faire fonctionner le Fish Auction Market aux Salines. Le bâtiment est là, mais c’est un éléphant blanc. La Grèce a financé cette structure à Rs 25 millions et si elle ne fonctionne pas, c’est une opportunité gâchée pour les pêcheurs », regrette Judex Ramphul.
Mohamed Ally Lallmamode explique que « grâce à ce marché, le public aurait eu accès à la vente ds poisson peu après le débarquement. Les intermédiaires ne seraient plus les seuls à en profiter et le prix des poissons baisserait. Actuellement un poisson que nous vendons à Rs 75 la livre auprès des intermédiaires est revendu à Rs 125 ou plus aux consommateurs ».
Au bureau de l’Association des Consommateurs de l’île Maurice, son responsable, Jayen Chellum, se dit outré par les prix exorbitants des poissons locaux pendant que des bateaux étrangers pêchent dans la zone mauricienne contre une compensation dérisoire. À Week-End, le ministère de la Pêche a expliqué que les appels d’offres pour la gestion du Fish Auction Market n’avaient, dans un premier temps, rien donné. Suite à cela, le ministère a réorienté sa stratégie sur l’utilisation du bâtiment. Un nouvel appel d’offres a été lancé à l’intention des « fisheries-oriented enterprises » qui voudraient utiliser le bâtiment pour développer leur business, à la condition de promouvoir le secteur de la pêche. Les soumissions seraient actuellement à l’étude.
Mais vu ainsi, le poisson chilien pourrait être présent dans nos assiettes pour encore longtemps !

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