Professeur Jaako Tuomilehto, épidémiologiste : « Il y a plus de 500 millions de diabétiques dans le monde »

Le ministère de la Santé a reçu cette semaine le Professeur Jaakko Tuomilehto, épidémiologiste finlandais de réputation internationale, enseignant dans plusieurs universités et spécialiste du diabète et des maladies cardio-vasculaires. Le professeur Tuomilehto, qui collabore depuis 1987 à divers programmes du ministère de la Santé mauricien, plus particulièrement sur le diabète, a accepté de répondre à nos questions avant son départ.

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Vous avez commencé votre longue carrière en Finlande en participant à une campagne pour combattre les maladies cardio-vasculaires…

Effectivement, j’ai participé à la campagne nationale qui a permis de guérir 90% des malades souffrant de maladies cardio-vasculaires en utilisant des méthodes naturelles, en changeant les habitudes de vie. Les méthodes modernes et des médicaments ont été utilisés certes, mais un changement de style de vie, des habitudes alimentaires, a joué un rôle prépondérant dans cette réussite. Un des points importants pour bien vivre est le sommeil, qui permet au corps de récupérer des fatigues de la veille et d’emmagasiner des forces pour le lendemain. Sans cette récupération naturelle par le sommeil, le corps ne fonctionne pas normalement. Les personnes fatiguées par le manque de sommeil ne respirent pas bien, ce qui provoque un manque d’oxygène, qui a des incidences sur le fonctionnement de leur système cardiaque, comme l’apnée du sommeil. Elle peut provoquer non seulement des ronflements, mais des troubles de la respiration et un manque d’oxygène, influencer négativement le fonctionnent du système cardio-vasculaire et provoquer plusieurs types de maladies, dont le diabète, les attaques cardiaques, la démence. Une bonne hygiène de vie, une alimentation saine, un sommeil suffisant et des exercices physiques aident à mieux vivre et à résister aux maladies, dont le diabète.

Ce message pour mieux vivre est-il entendu, mis en pratique aujourd’hui ?

Il est certes entendu, mais il faut l’admettre, pas toujours facile à mettre en pratique avec les contraintes de notre style de vie dit moderne qui, on ne s’en rend pas suffisamment compte, nous complique les choses. Nous sommes trop occupés, n’avons pas suffisamment de temps pour nous préparer une nourriture hygiénique, n’avons pas suffisamment de temps pour dormir – et récupérer.

Comment êtes-vous passé des maladies cardio-vasculaires au diabète ?

Comme je l’ai dit, ces maladies sont liées puisqu’elles sont provoquées pour une part par les symptômes déjà décrits. Avec des informations venant des quatre coins du monde, j’ai réalisé que le diabète était en train de se développer chez des populations dans des îles du Pacifique et des pays d’Amérique latine. Je me suis intéressé au développement global du diabète et me suis rendu compte qu’il fallait du monde pour se battre contre cette épidémie et je me suis engagé dans le combat.

Le diabète se développait-il plus en Asie et en Amérique du Sud, dans les pays que l’on appelait le tiers monde, que dans le Nord ?

L’épidémie se développait plus rapidement dans le Sud du fait des populations isolées dans des communautés et d’autres vivants dans des îles. Par la suite, nous avons réalisé que le diabète se développait dans l’ensemble du monde. Au cours des quinze dernières années, le nombre de personnes atteintes de diabète a triplé. Les raisons principales de cette augmentation sont les progrès de la science et de la médecine qui ont augmenté la longévité de l’être humain. S’il vit plus longtemps, l’homme est physiquement moins actif qu’autrefois. Nous sommes nés avec des jambes que nous n’utilisons pas assez avec l’auto ou les transports en commun. Par ailleurs, nous consommons trop de nourriture et souvent de la nourriture trop grasse, trop sucrée, avec trop de fruits sucrés et pas assez de nourritures avec des fibres naturelles. Le trop nuit en tout.

Le message pour mieux vivre en mangeant moins, en se dépensant plus physiquement et en dormant bien est-il entendu, mis en pratique aujourd’hui ?

Il est certes entendu, puisque souvent répété mais, il faut l’admettre, il n’est pas toujours facile à mettre en pratique avec les contraintes de notre style de vie moderne. Nous sommes trop occupés, n’avons pas suffisamment de temps nous préparer une nourriture hygiénique, n’avons pas suffisamment de temps pour dormir — et récupérer —, ce qui laisse le champ libre aux maladies que nous avons déjà citées.

Quelle est actuellement la situation actuelle du diabète au niveau mondial ?

Nous avons environ 500 millions de personnes — plus que la population de l’Europe — souffrant de diabète et presque le même nombre de personnes ayant les symptômes prédiabétiques, ce qui nous fait un total d’un milliard de personnes, soit un peu moins d’un sixième de la population mondiale affectée par cette maladie. Toutes les six secondes, une personne décède des suites du diabète dans le monde. Je souligne que la maladie est plus développée dans les pays pauvres, à forte densité de population et avec des systèmes de santé publique moins performants que dans les pays à hauts revenus. Le diabète ne fait plus peur alors qu’il devrait être redouté.

Est-il facile de contrôler et de vaincre cette maladie ?

Le diabète est causé par un taux élevé de sucre dans le sang qui provoque des problèmes et des dommages aux organes du corps humain : le cœur, le foie, la peau, les yeux, le cerveau, les bras et les jambes à cause des problèmes de circulation, ce qui conduit à des amputations, etc. C’est une maladie qui attaque l’ensemble du corps humain. Pour arriver à la contrôler, il faut réduire le taux de sucre dans le sang. Nous ne disposons pas encore d’un outil performant qui réduit drastiquement ce taux de sucre dans le sang. Il est vraiment difficile d’arriver à le réduire pour le faire atteindre le niveau considéré comme étant normal, ce qui explique le fait que, souvent, le diabétique souffre également d’autres complications médicales, souvent graves. Nous pouvons le contrôler, le faire reculer, pas le faire disparaître. Pour faire reculer le diabète, l’accent doit être mis sur la prévention.

Comment expliquer qu’en dépit des énormes progrès de la science et de la médecine, l’épidémie de diabète continue à se développer ?

Parce que les recherches, les découvertes et les recommandations des scientifiques ne sont pas mises en pratique. Prenons un exemple concret. Depuis quelques semaines, l’attention du monde est focalisée sur le coronavirus. Les gouvernements, les organisations internationales, les médias du monde entier ne parlent que de cette maladie. Le monde entier a peur de cette maladie qui n’a tué, excusez-moi de le dire comme ça, que quelques centaines de personnes et contaminé que quelques milliers, alors qu’il y a des centaines de millions de personnes atteintes de diabète. On a peur du coronavirus et on ne s’inquiète pas du diabète ! C’est incroyable !

Comment expliquer l’apparition du coronavirus dans un monde où les progrès de la science et de la médecine ainsi que l’information instantanée devraient permettre de mieux soigner les maladies et de protéger la santé ?

Je crois que cela est dû au fait que la Chine a tendance à minimiser les risques sanitaires pour ne pas affecter son image de super-grande puissance. Elle a tendance à cacher les choses dérangeantes sous le tapis, qui à un moment finissent par exploser. C’est la surmédiatisation du coronavirus qui a donné à la maladie l’ampleur d’une super épidémie. D’autres épidémies qui atteignent les gens par millions n’ont pas droit à ce traitement médiatique.

À quoi faut-il attribuer cette différence dans le traitement médiatique des maladies ? Au fait que le diabète fait partie des maladies dites “normales”, acceptées, qu’il n’est pas aussi spectaculaire que le coronavirus ?

Sans doute. Il faut aussi ajouter que le coronavirus a apparu et s’est développé rapidement, alors que le diabète est plus insidieux, moins spectaculaire. Il faut aussi dire qu’en général les gouvernements semblent être plus intéressés par d’autres maladies que le diabète. Ils semblent faire porter la responsabilité du traitement du diabète sur les individus plus que sur leurs systèmes de santé. L’accent est mis sur le fait que l’individu doit changer son mode de vie, son alimentation et perdre du poids, alors que pas beaucoup de ressources pour atteindre ces objectifs sont mises à sa disposition. Les gouvernements n’assument pas leurs responsabilités de gestionnaires de la santé publique en la transférant sur les individus, les malades. C’est une attitude que les décideurs ont adoptée pour le diabète, mais aussi pour d’autres maladies. On dirait que seuls le cancer et les maladies cardio-vasculaires ont bénéficié de plus d’engagements fermes des décideurs. Les recherches sur ces maladies ont été soutenues, les recommandations mises en pratique, des règlements édictés, des lois votées, des campagnes d’informations lancées et les résultats ont été obtenus. Laissez-moi vous donner un exemple d’engagement gouvernemental qui peut aider à combattre une maladie. À Maurice, nous avons entrepris dans les années 1980 une étude médicale pour comprendre pourquoi le taux de cholestérol était aussi élevé chez les Mauriciens. Les recherches ont démontré qu’une des principales raisons de ce taux élevé était la consommation d’huile de palme. L’importation de ce type d’huile a été interdite, ce qui a provoqué une diminution du taux de cholestérol. Voilà un exemple concret de la manière dont un gouvernement peut s’engager concrètement dans la lutte contre une maladie qui affecte son pays en assumant ses responsabilités, au lieu de les transférer aux malades.

Est-ce qu’en tant que spécialiste du diabète vous n’êtes pas un peu désespéré face à cette attitude négative, pour ne pas dire cette démission des gouvernements envers la maladie ?

Évidemment. D’autant que nous savons que nous pouvons renverser la situation du diabète dans le monde. Bien sûr, cela prendra du temps mais, malheureusement, avec l’attitude des décideurs, cela prendra encore plus de temps et nécessitera beaucoup plus d’argent. Le fait de laisser aux malades la responsabilité d’une partie des soins coûte des sommes faramineuses à certains pays. Au moins 20% de leur budget de santé sont consacrés aux conséquences du diabète, ce qui aurait pu être réduit par la prévention.

Vous visitez régulièrement Maurice dans le cadre du programme de recherche en collaboration avec le ministère de la Santé. Quelle est la situation du diabète à Maurice ?

Cela fait, en effet, des années que je viens régulièrement en mission à Maurice pour des recherches en collaboration avec les responsables du ministère de la Santé. Dans les années 1980 et 90, le taux de diabète était en augmentation à Maurice. La dernière étude entreprise en 2015 révèle que le taux de diabète local est en train de diminuer et nous espérons que l’étude, qui sera entreprise bientôt, va confirmer cette tendance. Si l’on peut arriver à un taux de 5% de la population, c’est un bon résultat, alors qu’à Maurice le taux est actuellement de 20%, ce qui est élevé, alors que le taux mondial tourne entre 10 et 12%.

À quoi faut-il attribuer le fort taux de diabète de Maurice, au fait que nous cultivions la canne à sucre ?

Peut-être. Plus sérieusement, on note à Maurice une tendance à l’embonpoint – qui mène à l’obésité – et un manque d’activités physiques. Des facteurs génétiques peuvent aussi jouer un rôle dans la maladie, puisque nous savons maintenant qu’il y a plus de 400 gènes du corps humain qui peuvent être concernés. Mais il faut mettre l’accent sur le fait que si les précautions de base sont prises, alimentation saine, activité physique régulière et bon sommeil, ces gènes peuvent résister à la maladie.

Vous avez travaillé pour le compte de l’Organisation mondiale de la santé. Pourquoi est-ce que cet organisme international, qui regroupe tous les pays de la planète, n’arrive-t-il pas à faire adopter les politiques nécessaires pour, sinon éradiquer, tout au moins faire régresser substantiellement les maladies et autres épidémies ?

L’OMS a fait son travail en faisant effectuer des recherches et en organisant des sommets internationaux sur divers aspects de la santé, dont la lutte contre les épidémies. Mais malheureusement, l’OMS ne peut que faire des recommandations et demander aux gouvernements de les mettre en pratique et en action, et ils ne le font pas.

On pourrait penser, en étant cyniques, que cela arrange les décideurs que des millions de personnes meurent à cause des épidémies…

En étant cyniques, on pourrait également se demander si les décideurs ne laissent pas les personnes qui fument ou qui abusent de l’alcool mourir rapidement de cancers, ce qui évite de longs séjours à l’hôpital et les pensions ! Il faut reconnaître que les grandes compagnies qui fabriquent des cigarettes, des boissons sucrées, du fast food sont organisées en lobbies qui interviennent pour empêcher les gouvernements de voter certaines lois. Non seulement ils conseillent certains gouvernements mais, dans certains cas, ils les contrôlent. Il y a une vingtaine d’années, l’OMS avait proposé au gouvernement américain de passer une loi pour mieux contrôler les multinationales du tabac et des produits sucrés, et donc réduire la consommation de ces produits. Sous la pression des multinationales, ce projet de loi a été retiré par le président Bush. Les grandes multinationales sont plus intéressées par le profit que par la santé des consommateurs de leurs produits.

Avec l’avancée des sciences et de la médecine, pourquoi n’a-t-on pas encore mis au point un médicament ou un traitement pour éradiquer le diabète ?

C’est une bonne question que les diabétiques se posent. Le diabète est une maladie très complexe qui attaque le fonctionnement du corps dans son ensemble. On peut avoir des médicaments et des traitements qui, avec une bonne hygiène de vie, des exercices physiques et un bon sommeil, peuvent, dans une certaine mesure, soulager le diabétique. Jusqu’à maintenant, il n’existe pas un traitement qui peut enrayer tous les effets du diabète chez un malade, mais les recherches continuent. Donc, le malade doit prendre une part active dans le traitement pour contenir la maladie. Il doit devenir le spécialiste de son traitement en apprenant à reconnaître les symptômes de la maladie et à prendre les mesures appropriées pour les combattre. Dans la majeure partie des pays, les ONG font un travail remarquable pour l’information des malades et de leurs proches, et les campagnes de sensibilisation. Elles sont souvent beaucoup plus performantes que les services de santé, qui sont parfois bloqués par des problèmes administratifs et la lenteur dans la prise de décisions.

Quel est le but de votre actuel séjour à Maurice ?

Nous avons deux programmes en cours. Un projet pilote utilisant le SMS pour envoyer des messages à deux cents diabétiques volontaires que nous observons sur une période de deux ans. La deuxième étude en cours vise à empêcher des diabétiques d’être atteints par les maladies cardio-vasculaires. Une centaine de malades avec un fort taux de diabète suivent un traitement médical pour leur éviter d’avoir une maladie cardio-vasculaire. Si les résultats de ces deux études se révèlent positifs, elles seront appliquées à travers le pays. Troisièmement, je suis également à Maurice pour discuter des modalités d’une étude que le ministère de la Santé entreprend tous les cinq ans: le NCD Survey 2020.

Est-ce qu’au niveau de la sensibilisation sur le diabète vous constatez des progrès à Maurice ?

La sensibilisation sur le diabète et les maladies cardio-vasculaires s’est beaucoup améliorée au cours des dernières années à Maurice. Mais il reste encore du chemin à faire pour qu’ici, comme ailleurs, chaque citoyen soit informé sur ces maladies et soit conscient du fait qu’il a un rôle essentiel à jouer et un engagement personnel à prendre pour ne pas attraper ces maladies. Il faut le dire et le répéter : aucun gouvernement et aucun ministère de la Santé ne peuvent changer la manière de vivre d’un citoyen, son alimentation, le maintien de sa condition physique et le temps qu’il consacre au sommeil réparateur. C’est au citoyen informé de prendre ses responsabilités pour éviter la maladie. Cela étant, les services de santé ne doivent pas rejeter toute la responsabilité sur le citoyen, mais lui fournir, en cas de besoin, le traitement approprié, les médicaments et les informations utiles dans les centres de santé. À ce sujet, je crois qu’il existe un problème à Maurice, où le système de santé publique étant gratuit, certaines personnes ont tendance à le surutiliser pour des maux bénins, prenant ainsi la place de ceux qui ont vraiment besoin de soins urgents. Il faudrait à ce niveau mettre au point un meilleur planning des services et une meilleure utilisation par les patients. Tout cela doit faire partie de campagnes d’information pour permettre au patient de déterminer lui-même quand il doit aller aux urgences ou quand il doit aller au dispensaire ou à la pharmacie.

Après ce que nous avons dit sur l’état de la santé dans le monde, la surmédiatisation de certaines maladies par rapport à d’autres, l’importance des lobbies pour empêcher le vote de certaines lois, avez-vous tout de même confiance dans l’avenir médical de la planète ?

La technologie va jouer un rôle de plus en plus important dans l’efficacité des services de santé. Avec la bonne information et les outils technologies, les citoyens seront mieux informés sur les maladies et sur les moyens de prévention. Je suis positif malgré ce qui a été dit, parce que je sais que l’être humain est capable de se réinventer pour survivre et avancer dans la vie. Et la lutte contre la maladie pour une meilleure existence est un avancement fondamental.

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