QUESTIONS À—MARIE-THÉRÈSE HUMBERT (ÉCRIVAIN):« Je suis de l’île que vous habitez, où que vous habitiez »

La romancière Marie-Thérèse Humbert a participé samedi dernier au 34e Salon du livre à Paris pour présenter son nouveau roman, Les désancrés, qui est sorti début mars chez Gallimard dans la collection Continents noirs. Ce roman-fleuve prend place en Louisiane et se poursuit dans une île imaginaire, Vésania, qui devient le cadre de l’épanouissement, ou de la révélation de ses personnages dans leurs dimensions les plus variées à travers leurs obsessions, leurs fantasmes, leurs désirs et frustrations. Roman de l’éducation comme aime à le présenter son auteur, notamment à travers ses jeunes personnages, Les désancrés suit aussi le parcours de plusieurs adultes dont les destins se croisent ou se sont croisés à un moment ou un autre.
Les désancrés commence sur le continent américain, en Louisiane, puis se poursuit sur une île imaginaire qui porte des patronymes familiers à Maurice (Wolmar, Riche-en-Eau, Terre-Rouge, Souillac, etc.). N’est-ce pas une manière de projeter en miroir inversé votre situation d’auteur qui a vécu sa vie d’adulte sur un continent (l’Europe) et qui reste habitée par l’île natale (Maurice), ne cessant de la réinventer à défaut d’y vivre ?
Les espaces d’une vie, quelle que soit la trajectoire géographique de cette vie, sont à mon sens toujours clos d’une certaine manière. Je ne situe pas l’île de Vésania volontairement. Il s’agit d’une « île du bout du monde », « perdue dans l’océan ». L’Europe et l’Afrique, comme l’Australie ou l’Amérique, sont aussi des îles après tout. Certes de très grandes îles comparées à Maurice qui est si petite, mais le malheur ou le bonheur des hommes, leur sentiment de liberté, n’a pas beaucoup de rapport avec la taille du lieu où ils vivent. Simplement, certains espaces de vie, même dans un pays immense, sont plus clos, plus chargés d’obstacles que d’autres, certains êtres sont plus fragiles.
D’ailleurs, cette île s’appelle Vésania en référence à la vésanie qui signifie folie. Pourquoi ce choix ? Est-ce un miroir de l’héroïne Jane Harcourt, qualifiée de folle ? Cela veut-il dire que dans cet espace clos où règnent des non dits, des lourds secrets, des tensions entre les gens, seule la folie permet de s’en sortir ?
Certains êtres craquent plus vite et plus visiblement que d’autres, encore que tous, selon moi, portent des craquelures, apparentes ou secrètes. La vésanie est partout, et en tous. Certaines de ses formes s’accommodent plus ou moins de la vie en société, d’autres pas du tout. Là il s’agit d’une « folie douce », comme celle de mon héroïne Jane Harcourt ; ailleurs d’une folie moins décelable au regard, tout à fait compatible avec la vie en société, comme celle de mon héroïne Abigail, générée par le sentiment de culpabilité conjugué à un obscur besoin de domination sur autrui. Toutes sortes de folies existent et elles nous concernent tous.
L’île de Vésania ne diffère donc pas tellement de notre monde, où nous courons tous vers un but que nous appréhendons souvent fort mal, où nous tournons parfois en rond sans nous en apercevoir.
Vous vous définissez comme écrivain insulaire et l’on a coutume de dire que vos romans demeurent habités par l’île, même lorsqu’ils prennent place ailleurs comme c’est le cas du Chant du seringuat la nuit, d’Un fils d’orage, ou encore d’Une robe d’écume et de vent… Qu’est-ce que l’île pour vous finalement ? Est-ce la métaphore de l’être rêvé, celui ou celle qu’on aspire à être ? Celui qui est totalement libre, ou totalement enfermé ?
Si je me définis comme un écrivain insulaire, c’est parce que je me suis toujours sentie de nulle part et de partout à la fois. Parce que, comme vous, comme nous tous, je rêve et je crains de partir. C’est dans ma tête. Sans cesse, je pars et je reviens. Que, comme nous tous, j’attends obscurément un appel, un signe, je ne sais quoi. Je suis de cette forme d’île là. De là j’écris et cela devient aussi fascinant et angoissant que toute aventure humaine. Je suis de l’île que vous habitez, où que vous habitiez — et vous m’indignez, me faites rire, me blessez, me réconfortez, et je vous aime et vous plains parce que je suis un peu vous et vous un peu moi. Alors voilà, je vous fais des clins d’oeil, je vous jette un goupiol pour un dodo, un Souillac par-ci, des Montagnes-du-Rempart par là, comme le Petit Poucet sème ses cailloux blancs. C’est un jeu, un chemin de marelle pour dire : vergiess mich nicht, moi je ne vous oublie pas. De toute façon, cailloux blancs ou non, tôt ou tard nous rencontrerons tous la maison de l’Ogre ; et l’affaire de notre vie, c’est d’en sortir ensemble en nous tenant fort par la main.
Également en gardant chaque jour ceci à l’esprit : l’instant magique de cet oiseau, là, dans un de nos ciels d’avril, la seconde enchantée de cette perle d’eau qui accroche la lumière en glissant d’une feuille, le clignement ébloui de ce sourire d’enfant devant le papillon qui passe, bien qu’ils n’aient tenu qu’en une parcelle infinitésimale de temps, ont été indéniablement, et, ayant été, demeurent à jamais irrécusables. Rien ne peut les effacer. Voilà ce que je dis à la toute fin de ce livre : je dis que tout ce dont je suis sûre, c’est de cette parcelle infinitésimale de temps qui est promesse et merveille, et que cela seul suffit à enluminer une vie d’éternité.
L’universitaire Magali Nirina Marson évoque, à propos de certains écrivains de l’océan Indien, l’idée d’un ressassement continu qui fait que l’auteur passe et repasse continuellement son île natale ou son insularité au tamis pour en retenir des éléments de plus en plus fins, que l’île natale est quelque chose dont ces auteurs ont toujours le souci… Ne retrouve-t-on pas cette idée chez vous ? Et peut-être aussi dans ce nouveau roman ?
On n’a pas besoin d’être universitaire pour savoir que nous sommes tous de notre enfance, où que nous soyons nés. Ce n’est pas une idée, c’est un fait. On peut constater cela chez Mauriac, chez Camus, chez Tahar ben Jelloun, chez tous les écrivains, tous les humains, artistes ou non. Le reste est affaire de tempérament, de sensibilité, d’appréhension individuelle du monde. C’est la tâche, et le mérite, des universitaires que de chercher des caractéristiques communes, de creuser, d’éclaircir. Moi, mon affaire c’est de créer des univers et de donner vie à des personnages.
Le titre Les désancrés laisse penser que vos personnages sont en errance ou en exil. Est-ce pour vous la condition de tout être humain qui doit s’affranchir de son enfance et divers attachements pour pouvoir s’assumer pleinement ou est-ce inhérent à l’insularité, voire à cette caractéristique qu’ont les Mauriciens de vivre très souvent hors du pays natal ?
Je ne cherche à rien symboliser. J’écris, je raconte ce que j’entends, ce que je sens. Il est évident que tout navire doit lever l’ancre pour avancer et qu’il nous faut donc pareillement, tôt ou tard, lever les ancrages qui nous empêchent de devenir ce que nous sommes. C’est souvent difficile, déchirant même, mais il s’agit d’une nécessité vitale. Il y a de multiples entrées à ce roman, et l’une d’elles est de pouvoir ainsi être lu comme un roman de l’éducation.
Est-il question de tensions raciales dans cet ouvrage ? Qu’avez-vous souhaité dire à ce propos ?
Oui, une grande part de la tragédie dans ce livre provient du franchissement d’un interdit lié à des préjugés raciaux : l’écrivain Abigail, fille d’une servante noire, a eu une liaison avec le propriétaire du domaine où elle est née, un Blanc. Cela s’est passé dans la Louisiane des années 20, et une fille est née de cette union, Sarah Dodds, surnommée “La Belle Mulâtresse”, jeune femme déchirée et déchirante. Je n’ajouterai rien : nous sommes là au coeur même du roman, nous tenons un de ses fils les plus douloureux. Ce qui explique que l’ouvrage ait sa place dans la collection Continents Noirs chez Gallimard. Dans ce livre, il y a des Blancs et des Noirs qui vivent, aiment, souffrent et rient ensemble, une petite communauté que les autres appellent “le clan Domino”.
Comment vivez-vous la montée du racisme en France où vous vivez depuis 1968, où vous avez enseigné et également où vous avez été politiquement active ?
Comment ne pas vivre dans l’inquiétude la montée du racisme en France ? C’est une marée écoeurante, une pestilence contre laquelle je m’efforce de lutter de mon mieux. Je profite de votre question pour affirmer ce qui suit : s’il est du domaine de la liberté d’expression la plus inaliénable que de pouvoir caricaturer des prophètes morts, de s’attaquer à des idées abstraites, des abstractions (je suis chrétienne, mais je tolère qu’on caricature mes idées ou même le Christ, qui a déjà affronté la mort et n’est donc pas susceptible d’être assassiné), c’est un crime abject que de s’attaquer à des communautés humaines constituées d’êtres vivants, de semer la haine et de pousser à l’assassinat. Voilà pourquoi les caricaturistes de Charlie Hebdo avaient le droit de s’exprimer comme ils l’ont fait, et pourquoi Dieudonné n’a pas le droit de pousser à la haine de la communauté juive ni d’aucune autre : il s’attaque, lui, non à un personnage historique déjà mort ou à une abstraction, mais à des êtres vivants.
Si je tiens à cette clarification, c’est parce que j’ai entendu récemment à la radio (France Culture, l’émission « Sur les Docks ») un jeune homme déclarer que la loi française faisait deux poids et deux mesures puisqu’elle défendait les caricaturistes de Charlie Hebdo et qu’elle condamnait Dieudonné. J’estime que, sur ce point, la loi française est on ne peut plus défendable. On peut s’attaquer en France – et j’y tiens – à toutes les abstractions : idées, philosophies, croyances, la mienne y compris, mais on n’a pas le droit de semer la haine contre des êtres vivants, quels qu’ils soient. Voilà pourquoi je lutterais jusqu’au bout contre ceux qui attentent à la vie humaine ou veulent empêcher le droit de tous à l’égalité devant la loi, comme je me battrai pour la liberté d’expression telle qu’elle est définie en France. Si cela vous chante, vous pouvez cracher devant moi sur une représentation du Christ, ça me fera sûrement de la peine (bien que je ne sois pas fétichiste, une représentation n’est après tout qu’un objet), mais je n’estimerai pas pour autant avoir le droit de vous molester ni de vous tuer. Quoi que vous fassiez, votre vie m’est sacrée et, me souvenant de ce juif qui a dit sur la croix « Pardonne-leur, Père, ils ne savent pas ce qu’ils font », vous obtiendrez mon pardon.
Comment analysez-vous la progression du Front National, qui se confirme une nouvelle fois dans les élections départementales qui ont lieu en ce moment ?
On peut, bien sûr, évoquer la crise économique qui pousse au désespoir, à la rancoeur, au désir de chercher des boucs émissaires. On peut parler de la désaffection à l’égard des hommes politiques, des scandales que certains d’entre eux ont provoqués. Mais il faut aussi incriminer la paresse mentale qui pousse à ne pas réfléchir et porte aux généralisations hâtives. Le mot diable vient du grec diabolos, calomniateur. Le diable, c’est celui qui ment, qui emmêle. En ce moment sévissent partout des « emmêleurs » de conscience, comme ce jeune homme à la radio, plus irréfléchi et ignorant que méchant, je l’espère. Nous vivons une période extrêmement dangereuse, confuse. J’estime donc qu’il est urgent qu’on se lève pour sonner l’alarme dans la mesure de ses moyens : les miens, c’est de pouvoir écrire, parler, démêler les discours des emmêleurs.

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