Rajen Narsingen : « Une lutte à trois serait une bonne chose pour la démocratie »

Notre invité de ce dimanche est Rajen Narsingen, constitutionnaliste qui enseigne les sciences politiques à l’Université de Maurice. Dans cette interview réalisée jeudi dernier, Rajen Narsingen nous livre son analyse de la situation politique actuelle marquée par la vague de démissions du MMM vers le MSM. Il aborde également la question des alliances préélectorales et soutient qu’une lutte à trois aux prochaines élections serait une bonne chose pour Maurice. Le tout en manifestant beaucoup de sympathie pour le PTr et son leader et des sentiments opposés à l’encontre du MSM et de son leader.

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Vous êtes constitutionnaliste et vous enseignez les sciences politiques à l’Université de Maurice. Est-ce la même politique que celle qui se déroule actuellement à Maurice dans ce qu’on pourrait qualifier de grande foire des politiciens qui changent de parti, pour ne pas utiliser un autre terme ?
– A l’université, nous enseignons les théories et l’idéologie politique qui sont en mutation comme la situation internationale le démontre. Mais la manière dont les choses se passent à Maurice, ces démissions sans explications idéologiques et éthiques, posent question. D’autant plus que les rumeurs parlent de défection pour des raisons financières, de promesses de postes et de non-obtention de tickets, bref pour des raisons matérialistes. Il est vrai qu’au cours des 25 dernières années, l’argent a joué un rôle important dans la politique locale, ce qui décourage la création de nouveaux partis. Mais depuis quelques années, toutes les limites ont été largement dépassées dans ce domaine à Maurice.

Est-ce que la proposition, restée à l’état de proposition, suggérant que l’Etat subventionne les partis politiques serait une solution ?
– Je suis pour une subvention financière de l’Etat et du privé, mais le tout rigoureusement contrôlé dans un cadre légal qui ne serait pas taillé sur mesure pour un parti en particulier, comme le veut la récente proposition du MSM. Un bon système de financement et une dose de proportionnelle permettraient aux petits partis d’émerger en renouvelant la classe politique, en agrandissant l’espace démocratique et en assurant une meilleure représentation des électeurs..
– Le phénomène du transfugisme politique a toujours existé à Maurice, mais aujourd’hui, avec le gouvernement actuel, ce phénomène est en train d’être consolidé, de même que ce que Paul Bérenger qualifie de « money politics », la ploutocratie. Si nous ne faisons pas attention, nous allons passer du système de démocratie libérale en cours depuis l’indépendance à la ploutocratie où le premier pouvoir sera celui de l’argent. Les débauchages actuels en sont un exemple inquiétant. Sur le plan de l’idéologie, je ne comprends pas comment des ex-militants, grands donneurs de leçons démocratiques, qui ont reproché à Bérenger d’avoir contracté des alliances politiques contre nature peuvent aujourd’hui « cross the floor » pour aller rejoindre le MSM, qui veut clairement se débarrasser ou réduire le plus possible l’opposition. Je note également que ceux qui se laissent débaucher ne sont pas ceux que l’on pourrait appeler des joueurs de première division.

Ce qui est en train d’arriver à Maurice sur le plan politique est-il une spécificité mauricienne ou est-ce un phénomène politique mondial, comme c’est le cas en Grande-Bretagne avec le récent « crossing the floor » des députés conservateurs ?
– Je pense que les députés conservateurs qui quittent leur parti ne le font pas pour des raisons personnelles, mais pour exprimer leur désaccord avec la politique de leur leader, Boris Johnson. Il faut aussi noter qu’en Grande-Bretagne le Speaker, issu des rangs du Parti conservateur et qui s’est taillé une réputation d’intégrité et d’indépendance, a annoncé sa démission parce qu’il n’est pas d’accord avec l’orientation politique de son parti. Là-bas, comme dans tous les pays démocratiques, même les nominés politiques abandonnent leur appartenance politique partisane pour se consacrer à leurs fonctions en refusant de jouer au yes men obéissant aux ordres venus d’en haut. Ce qui est loin d’être le cas à Maurice.

Que pensez-vous de ces partis qui disent qu’ils veulent contracter une alliance parce qu’ils veulent être au pouvoir ?
– Le PMSD a quitté le gouvernement MSM/ML parce qu’il n’était pas d’accord avec l’amendement constitutionnel pour contrôler le DPP qu’il qualifiait de menace à la démocratie. C’est vrai que depuis 2014 il y a eu des attaques systématiques du gouvernement contre la démocratie et les droits fondamentaux des citoyens, le projet Safe City étant un des derniers exemples en date. Et c’est avec ce même gouvernement MSM/ML que le PMSD est disposé à faire une alliance électorale ? Le MP qui a passé les derniers quatre ans à critiquer et dénoncer le gouvernement MSM/ML est lui aussi disposé à faire une alliance avec lui !

Je crois comprendre que pour vous il serait normal — je n’ose pas dire naturel comme l’affirment certains agwas — que le PMSD contracte une alliance avec le PTr ?
– En termes relatifs, une alliance PTr/PMSD serait passablement acceptable.

Et une éventuelle nouvelle alliance PTr/MMM ?
– N’oubliez pas que l’électorat a considéré celle de 2014 comme une alliance contre nature et l’a durement sanctionnée !

Une lutte à trois aux prochaines élections, éventualité de plus en plus envisagée, est-elle réalisable à Maurice ?
– C’est vrai que le système électoral encourage les partis à faire des alliances électorales, exception faite de 1976. Tous les partis se disent contre le système, parlent d’introduire une dose de proportionnelle pour le corriger, mais ne prennent pas les mesures constitutionnelles pour le faire quand ils sont au pouvoir. Je pense qu’une lutte à trois serait une bonne chose pour la démocratie mauricienne. L’électeur aurait un choix de programmes et de candidats, alors que pour le moment l’emphase est mise sur les opérations mercatos avec les transfuges. Il est quand même extraordinaire qu’à quatre mois des prochaines élections aucun parti politique n’ait publié son programme.

L’électeur mauricien souhaite-t-il lire les programmes ou ne se contente-t-il pas de voter pour ou contre telle alliance, pour tel parti ou tel candidat ?
– Il ne faut pas oublier que les politiciens sont le reflet de l’électorat qui représente lui-même la société mauricienne. Cette société est bousculée, va dans de multiples directions, est prise par ses occupations, l’éducation et l’avenir de ses enfants, n’a pas le temps de réfléchir. Il faut le reconnaître, l’électorat a sa part de responsabilité dans la situation politique actuelle.

Le combat entamé depuis l’indépendance entre les familles Ramgoolam et Jugnauth pour le pouvoir — sauf la courte parenthèse Bérenger — va-t-il continuer sans aucune autre alternative ?
– Je crois que les prochaines élections, si le MMM décide de maintenir le cap et briguer seul les suffrages, seront intéressantes, même si le PMSD rejoint le PTr ou le MSM. Ce sera une élection intéressante, car le MMM et le PTr se sont construits sur une base idéologique avant de prendre le pouvoir. Par contre, le MSM est né et fonctionne dans le pouvoir.

Si, en 2014 , Bérenger et Ramgoolam n’avaient pas fait au MSM le cadeau électoral qu’a été l’alliance contre nature PTr/MMM, le parti orange ne serait pas revenu au pouvoir avec les conséquences que l’on sait. Je pense qu’une lutte à trois apportera une bouffée d’air frais et forcera les partis politiques à réfléchir sur un programme. C’est vrai qu’il n’y a pas beaucoup d’électeurs qui lisent attentivement les programmes électoraux et qui veillent à ce que son contenu soit respecté.

Mais dans le cadre d’une lutte à trois, les partis auront à se différencier par un programme, des idées novatrices et des candidats crédibles au lieu de juste attaquer et dénigrer leurs adversaires, comme c’est actuellement le cas. Les partis politiques auront également à épurer leurs rangs d’éléments indésirables, qui n’ont pas bien travaillé ou qui traînent des casseroles. Ils auront à se débarrasser de leurs dinosaures pour les remplacer par de nouvelles figures et je peux vous assurer qu’il y a des Mauriciens compétents qui voudraient bien entrer en politique, mais qui sont bloqués par les “dinosaures” qui ne veulent pas céder la place. Dans une lutte entre deux blocs, les alliances ne font pas attention aux candidats et au programme, alors que dans une lutte à trois les paramètres changent. Cela nous permettra de faire entrer du sang neuf et de vraies compétences au Parlement où les directs télévisés l’ont prouvé, beaucoup de parlementaires n’ont pas le niveau requis et sont souvent affligeants.

Le problème est que, depuis quelques années, tout jeune avocat, médecin ou comptable — les professions libérales — pense qu’il a les capacités nécessaires pour faire de la politique. Surtout s’il vient d’une famille dont des membres ont déjà fait de la politique active et aussi parce qu’il y a des intérêts économiques en jeu. Mais il ne suffit pas d’être libéral et d’avoir les bonnes accointances familiales pour faire de la politique: il faut aussi avoir une vision sociale, la passion et la formation nécessaire.

Les opposants à une lutte à trois aux prochaines élections disent qu’il sera difficile de contracter une alliance post-électorale dans la mesure où les partis se seront affrontés avant à tous les niveaux.
– Une alliance post-électorale est nécessaire pour constituer un gouvernement en cas de non-majorité parlementaire. Mais qui peut affirmer avec certitude que dans une lutte à trois aucun parti n’aura la majorité suffisante pour constituer un gouvernement ? Il faut en finir avec cette manie de penser que toutes les élections doivent se terminer pour un soixante zéros ou presque qui qui bloque le fonctionnement démocratique. Il ne faut pas oublier que le Parlement est dans son essence une instance dialectique avec une majorité et une opposition qui se critiquent, mais dialoguent pour trouver des solutions. Il ne faut pas oublier que le poste de leader de l’opposition est inscrit dans la Constitution. L’opposition ne doit pas critiquer systématiquement, mais être critique de l’action gouvernementale et proposer des solutions. C’est la thèse confrontée à l’antithèse qui débouche sur la synthèse. Mais malheureusement, au cours de ces dernières années, nous avons eu des oppositions « loyales » au gouvernement — surtout dans la perspective d’une alliance politique — qui n’ont pas fait leur travail au Parlement.

Vous semblez convaincu qu’un parti peut remporter une majorité pour constituer un gouvernement aux prochaines élections, sans passer par une alliance. Et si aucun des trois « grands » partis n’obtienne la majorité nécessaire pour former un gouvernement ?
– Même si le MMM et le PTr présentent seuls aux prochaines élections, je ne pense pas qu’il y aura entre eux des attaques personnelles. Ils sont non seulement des alliés malheureux des dernières élections, mais il y a dans leurs discours et dans leur rhétorique des éléments communs.

Il me semble entendre le regretté James Burty David déclarer pour justifier une précédente alliance rouge mauve que le PTr et le MMM sont nés dans le ventre de l’Histoire, sont des alliés naturels !
– Sur le plan idéologique, ils ont un patrimoine commun.

Revenons au leader du PTr : est-ce que l’électorat pourrait oublier les raisons qui lui ont fait mordre la poussière à Navin Ramgoolam pour ses dix ans de règne, son coffre-fort, les affaires judiciaires contre lui, etc ?
– Les cas logés contre Navin Ramgoolam par le gouvernement sont rayés en cour les uns après les autres. En ce qui concerne le coffre-fort, je crois que celui qui est au Sun Trust est beaucoup plus important que celui de River Walk.

Si, en 2014, Anerood Jugnauth a été élu malgré ce qu’il avait pu dire et faire dans le passé contre la communauté générale et la communauté musulmane et en prenant en considération tous les scandales du MSM, je ne vois pas pourquoi Navin Ramgoolam ne pourrait pas être élu en 2020. Ce n’est pas pour Anerood Jugnauth que l’électorat a voté en 2014, mais contre Ramgoolam et Bérenger et leur alliance contre nature. Croyez-vous que si le gouvernement avait réellement des preuves contre Navin Ramgoolam dans l’affaire du coffre-fort il ne les aurait pas utilisées, sachant qu’il est l’unique adversaire de Pravind Jugnauth aux prochaines élections pour le poste de PM ? Je pense que l’électorat sait faire la différence entre les affaires qui ont eu lieu pendant que Navin Ramgoolam était au pouvoir et celles qui ont eu lieu depuis 2014, sans compter les atteintes aux libertés individuelles, dont les milliards de roupies dépensées pour le projet Safe City. Sans oublier ceux de MT.

Et quid des indécis qui représentent une partie, de plus en plus importante, de l’électorat ?
– Des amis se sont livrés à une analyse de l’électorat mauricien en utilisant des outils informatiques qui sont utilisés par les grandes firmes commerciales internationales à partir des commentaires dans la presse et les réseaux sociaux. En matière de force politique, cette analyse a donné les résultats suivants : PTr, plus de 25 %, MSM et MMM, autour de 15 à 16 % et PMSD, 6 % – et plus de 36 % d’indécis. Ce sont ces 36 % d’indécis — qui ont un esprit critique puisqu’ils n’adhèrent à aucun parti pour le moment — qui vont faire les élections. Il faut donc que chaque parti s’adresse à cet électorat critique qui réfléchit et analyse en lui proposant un programme, des idées nouvelles et innovantes pour gouverner le pays et surtout des candidats valables pour les mettre en pratique. Cela dit, il faut ajouter que les prochaines élections se joueront également sur le marketing et à ce point de vue, le gouvernement sortant a une nette avance sur les autres grands partis avec l’usage de la MBC certes, mais surtout des multimédias et de l’internet comme on a pu le voir au cours de la campagne électorale de 2014.

Je pourrais vous dire que les élections ne se font pas sur les réseaux sociaux. On a vu dans le passé que quand il s’agit de descendre dans la rue pour une action sociale écologique ou politique, les centaines de « likes » des internautes passionnés se réduisent à quelques centaines de personnes.
– Je crois qu’il ne faut ni donner trop d’importance ni sous-estimer l’impact des réseaux sociaux. Un parti politique moderne doit tenir compte des réseaux sociaux, surtout que l’on sait maintenant comment en Inde, récemment, et aux Etats-Unis, auparavant, l’opinion publique a été manipulée par les réseaux sociaux pour influer les électeurs. J’ajoute que beaucoup de jeunes, qui représentent un grand électorat, vivent dans un monde virtuel déconnecté de la réalité et leur engagement ne dépasse pas le message posté sur les réseaux sociaux. C’est pour cette raison que je dis que les réseaux sociaux auront une importance certaine pour les prochaines élections et que les partis auront intérêt à les utiliser pour leur marketing destiné aux jeunes qui ne vont pas dans les meetings et les réunions politiques.

Question personnelle pour terminer. Il me semble avoir compris, dans vos propos, que vous êtes favorable au PTr. Si Navin Ramgoolam vous proposait un ticket, l’accepteriez-vous ?
– Dans le passé, j’ai été une voix critique du MMM et depuis ces dernières années, j’ai une certaine proximité avec le PTr et je lui donne des conseils et des idées…

Pour obtenir un ticket ?
– Non. Mais ticket ou pas, je pense que l’actuel gouvernement est dangereux avec sa stratégie visant à réduire les droits démocratiques des Mauriciens et je le dis dans mes interventions publiques. Si le MSM retourne au pouvoir, il sera installé pour au moins dix ans et il faut empêcher cela. Je crois que dans la situation politique actuelle Navin Ramgoolam et le PTr sont les seuls à pouvoir empêcher le développement de la ploutocratie à Maurice. Le retour de Navin Ramgoolam est possible s’il procède à une vraie réforme de son parti, propose un bon programme avec une rupture économique qui ne soit pas qu’un slogan, et des candidats valables. Oui, dans cette perspective un ticket électoral pourrait m’intéresser, mais pour le moment la question ne se pose pas. Mais avec ou sans ticket, et en tant que démocrate, je suis déterminé à mener le combat pour protéger les droits humains et la démocratie et à ne pas abandonner le pays aux mains des puissances de l’argent et de la corruption.

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