RELIGION ET SOCIÉTÉ—Quand les appels du pape rappellent la Théologie de la Libération

Souvent appelé le « Pape des Pauvres », le souverain pontife, François, vient lors d’une visite à Cuba de réitérer son appel au service des plus pauvres. « Je préfère une Église accidentée, blessée et sale pour être sortie par les chemins, plutôt qu’une Église malade de la fermeture et du confort de s’accrocher à ses propres sécurités », a dit François dimanche dernier à Cuba. Dans ce sillage, Filip Fanchette et Eddy Cheong See, prêtres catholique et anglican respectivement, et pratiquant la Théologie de la Libération, se réjouissent de voir dans la vision de François un parallèle avec la manière dont ils exercent leur ministère sacerdotal. Filip Fanchette explique : « Toutes mes prises de position, en faveur de la communauté créole découlent de la Théologie de la Libération. Cette théologie a apporté une décolonisation de l’Église ». Eddy Cheong See estime de son côté que « l’Église ne peut demeurer silencieuse vis-à-vis des plus marginalisés ».
« Je ne veux pas une Église préoccupée d’être le centre et qui sent le renfermé. Plus que la peur de se tromper, j’espère que nous anime la peur de nous renfermer », a dit François dimanche dernier à Cuba, où l’Église est résolument pauvre. Quoi qu’on ait dit que le Pape ne soit pas en faveur de l’analyse marxiste que comprend la Théologie de la Libération, aspect qui a d’ailleurs, dans le passé, valu à cette théologie de ne pas recueillir l’unanimité au sein de l’Église, Filip Fanchette, qui est aussi président du Centre Nelson Mandela pour la Culture africaine et créole, estime néanmoins que « la vie de François, ses actes, sont pour moi l’aboutissement de la Théologie de la Libération ».
Qu’est ce que la Théologie de la Libération ? « C’est une autre façon de faire de la théologie. Cela part de la souffrance des gens. Et à partir de cette souffrance, on se pose la question : qu’est ce que le Christ a à dire là-dessus ? Il y a d’abord Jésus qui s’identifie aux pauvres dans la Bible. Ensuite, on ne peut pas adorer Dieu et l’argent en même temps. Et troisièmement, il s’agit de continuer dans la mission de Jésus, qui est venu pour apporter la Bonne Nouvelle aux pauvres. »
La Théologie de la Libération, poursuit le père Fanchette, est née en Amérique latine dans les années 1970, où les habitants vivaient une situation de dictature. « Les prêtres se sont impliqués et ont montré que le Christ est aux côtés des opprimés. Le Christ est venu pour libérer. C’est une façon de faire la religion. Celle-là s’appelle Théologie de la Libération, mais dans beaucoup d’endroits, ce genre de théologie est en train de gagner du terrain. Personnellement, je vis un moment extraordinaire actuellement avec le pape. Alors que la Théologie de la Libération était basée sur l’option préférentielle pour les pauvres, le pape va plus loin. Il dit : “Je veux une Église pauvre pour les pauvres.” Alors qu’avec l’option préférentielle, on a un choix, une option, ici, le pape dit carrément : “Non, je veux une Église pauvre. Débarrassez-vous des richesses.” Il a toujours souligné que l’Église doit mettre ses richesses au service des pauvres. » C’est dans ce même esprit que le père Fanchette dit avoir toujours inséré sa lutte pour l’avancement de la communauté créole. « Mes prises de position viennent de là. » Il rappelle encore ces paroles de François : « Si on enlève les pauvres, il n’y a pas d’Évangile. »
Pour Filip Fanchette, la Théologie de la Libération a « renouvelé » la théologie. « Cela ne s’appelle pas nécessairement ainsi mais c’est cette façon de vivre sa foi. Pour moi, ce n’est pas un choix. C’est cette théologie car quand on est impliqué dans une lutte, tant qu’on ne voit pas le lien entre cette lutte et sa libération, c’est dangereux puisqu’on peut abandonner n’importe quand. Par exemple, ma lutte pour les créoles, je ne me sentirai jamais libéré tant qu’ils ne sont pas libérés. Beaucoup de prêtres vivent cela. Il s’agit de la libération de la masse. »
Est-il satisfait aujourd’hui des résultats de sa lutte ? « Non. On nous a donné des “gousses”. Ce qui est central pour un être humain, c’est sa culture. Si on méprise sa culture, c’est le groupe qu’on méprise. On peut dire qu’on reconnaît la culture de ce groupe mais, dans les faits, on la méprise. Par exemple, le cardinal Jean Margéot avait vraiment découvert la culture créole à Roche-Bois. Aujourd’hui, on a créé l’ICJM, où la culture créole est quasi absente. Des anthropologues y font des études sur les créoles comme si on était dans un zoo. Mais au niveau pratique, il n’y a rien. Je n’ai jamais entendu une formation sur le rôle de la culture créole par exemple. Pour moi, c’est une trahison de la pensée de Margéot. Autre exemple : à la messe, on demande à des enfants de lire des prières dans un français pas courant alors que sa langue est le kreol. On crée dans sa tête un mépris pour sa culture. » Filip Fanchette regrette que le comité diocésain s’occupant de la commémoration de l’abolition de l’esclavage ait pour appellation Comité 1er Février. « Pour moi, créole, c’est une insulte, car en le nommant 1er février, on met l’accent sur le fait que le gouvernement a libéré les victimes d’esclavage. Or, beaucoup d’entre eux ont résisté et ce n’est que de là que le gouvernement l’a supprimé. » Si satisfaction il y a, le père Filip Fanchette se réjouit « de voir, toujours dans cet esprit de libération, les femmes s’exprimer bien davantage dans l’Église ».
L’Église comme prophète
Pour sa part, expliquant le choix de l’adoption de la Théologie de la Libération dans l’exercice de son ministère, Eddy Cheong See, prêtre anglican, qui exerce aujourd’hui à la paroisse Holy Trinity, Rose-Hill, cite cette parole de Jésus : « L’Esprit du Seigneur est sur moi. Il m’a oint pour apporter la bonne nouvelle aux pauvres, la délivrance aux captifs. » Face à ces paroles, pour lui, « comment l’Église peut-elle demeurer silencieuse ? » Et de répondre : « Elle est appelée à agir comme un prophète afin d’être aux côtés des plus marginalisés. Même François dit : “Allez dans les périphéries !”. »
L’inculturation et la théologie contextuelle sont deux aspects importants du ministère sacerdotal aux yeux du prêtre anglican, qui s’est initié à la langue kreol à l’ICJM. « Quand je travaillais dans le Nord, je sentais le besoin de pénétrer et d’épouser la culture des paroissiens pour que l’Évangile soit incarné dans leur vie de tous les jours et fasse ainsi sens. Cela aurait été un péché de prêcher ou de dire la liturgie en français dans le Nord alors que les paroissiens sont bien plus à l’aise avec le kreol. C’est leur langue maternelle. On ne peut forcer une personne à embrasser une autre culture ou à penser qu’une culture est supérieure à l’autre. Tuons l’ignorance. Vivons notre foi, découvrons la culture de l’autre », déclare Eddy Cheong See. Pour lui, l’Église a un rôle à jouer dans cette démarche de libération. « Je suis arrivé à apprécier la langue française à la paroisse Holy Trinity, Rose-Hill, où je prêche actuellement. Le français est une belle langue, riche d’histoire et de culture, mais la langue kreol a toute sa place à Maurice. Nombre de paroisses utilisent de plus en plus le kreol, ce qui est une chose que j’encourage. Le kreol a ses propres caractéristiques et célébrer une messe en kreol a un autre cachet. »
Durant les neuf ans qu’il a travaillé dans le Nord, notamment à Poudre-d’Or, à Bois-d’Oiseau et Pamplemousses, « des endroits où le seuil de pauvreté est très fort », le prêtre a travaillé à l’alphabétisation des paroissiens. « Nous avons construit une salle, le Saint Marc Community Centre à Poudre-d’Or, avec le soutien de l’église anglicane de Plaine-Verte, du diocèse de Maurice et de la British High Commission. »

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