RENCONTRE AVEC… Rémi Brague, philosophe français

À l’invitation de l’Institut français de Maurice, le professeur Rémi Brague vient de donner une série de conférences à Maurice. Chercheur en philosophie au CNRS, de 1978 à 1988, il a été deux ans professeur de philo à l’université de Dijon, puis de philosophie arabe à Paris I de 1990 à 2010. Le Pr Brague a également enseigné à l’université de Munich et aux États-Unis. Depuis sa retraite, il travaille « beaucoup plus qu’avant », selon son épouse, au point d’avoir publié une dizaine d’ouvrages et donné de nombreuses conférences. Voici l’essentiel des réponses qu’il nous a données lors d’une rencontre jeudi dernier.
Vous êtes le lauréat du prix Ratzinger 2012 de théologie et pourtant vous n’aimez pas que l’on vous qualifie de théologien. Pourquoi ?
J’ai appris par internet que j’avais reçu ce prix, à ma grande surprise. Je n’étais pas chez moi et j’ai découvert la nouvelle sur l’ordinateur de l’hôtel où je résidais. J’ai écrit un livre qui s’intitule Du Dieu des chrétiens et d’un ou deux autres, mais pas de livre proprement théologique.
Pourquoi vous a-t-on octroyé ce prix alors ?
Il faudrait le demander à ceux qui me l’ont donné. On m’a bien dit que c’était pour mon travail de philosophe. Ce qui veut dire que je ne me pare pas des plumes d’un autre paon.
Vous trouvez que les théologiens sont plus “paons” que les philosophes ?
“Paon” du tout. Les gens plein d’eux-mêmes ça ne manque pas dans la corporation des philosophes.
La philosophie en 2014 c’est quoi ?
Ah mon Dieu ! Quelle question ! Il y a plusieurs choses évidentes et deux extrêmes dans la philosophie du monde francophone. Il y a, d’une part, une activité universitaire, avec des départements, des professeurs de philosophie et un enseignement de philosophie dans les classes terminales des lycées. C’est une machine universitaire avec des diplômes, une agrégation, un doctorat, bref une mécanique qui fonctionne depuis environ un siècle et demi. Et puis vous avez, à l’autre extrême, ce qui se vend dans les kiosques de gare, dans les librairies des aéroports et dans les Fnac sous le nom usurpé de philosophie. Ce n’est pas de la vulgarisation mais de la vulgarité.
 
Donnez-nous les noms des auteurs de ce genre philosophique !
Je ne donnerai pas de noms propres, puisque ce sont des noms sales. Ce sont des livres qui correspondent à peu près au genre littéraire américain du selfhelp book. On ne vous propose pas d’apprendre l’anglais sans peine ou d’avoir des muscles en trente jours, mais on vous donne des méthodes pour être heureux. Ce qui me fait rire parce que Kant, le plus grand philosophe qui a parlé de questions morales à mon sens, dit que la morale ne peut pas vous rendre heureux, elle peut simplement vous rendre dignes d’être heureux, ce qui est tout à fait autre chose, n’est-ce pas ?
Êtes-vous en train de parler de ces philosophes qui ont envahi les plateaux de télévision du monde francophone qui ont un avis, une opinion sur tout et sur rien ?
Oui. C’est malheureusement une spécialité assez française. C’est l’intellectuel parisien dont on croit qu’il doit avoir une opinion sur tout, que l’on interroge sur le conflit entre les bleus et les rouges du Troudistan inférieur et qui dit qu’il faut soutenir les gentils contre les méchants. Cet intellectuel sert surtout à préparer l’opinion. Regardez ce penseur immense qui s’imagine qu’il a renversé Khadafi tout seul. Les politiciens français avaient besoin, à l’époque, d’un clown médiatique pour faire passer ça dans l’opinion. Il a joué son rôle – je ne sais pas s’il était consentant ou s’il s’est fait prendre au piège. Voilà à quoi ça sert ce type de personnes : donner une garantie morale à des actions qui ne le sont pas tellement.
À quoi sert le philosophe en 2014 ?
À rien et c’est sa grandeur. Servir, c’est ce que fait l’esclave. La philosophie ne peut pas être servile, c’est un art libéral totalement inutile. La philosophie ne sert à rien, sinon à s’interroger sur un certain nombre de problèmes, peut-être désagréables, peut-être insolubles. Mais le simple fait de pouvoir s’interroger fait la grandeur de l’homme. Comme la certitude pour l’homme en pleine santé de savoir qu’un jour il aura à mourir. Puis, ce qui est bien et ce qui est mal, en remplaçant les termes par des mots plus colorés comme progressisme, moderne, positif. On invente comme ça toutes sortes de mots qui ne servent pas à grand-chose si ce n’est, justement, à masquer l’exigence du choix entre le bien et le mal. Pour s’éviter la peine de résoudre, ou à poser simplement ce genre de problèmes, nous avons toutes sortes de stratégies d’évitement. La philosophie, elle, consiste à mettre du sel sur les plaies, à maintenir vives ces questions, ce qui fait que l’attitude normale envers la philosophie n’est pas de l’aimer

- Publicité -
EN CONTINU

l'édition du jour

- Publicité -