RENCONTRE : Le cri de Marie-Josée Baudot

Marie-Josée Baudot fait partie de ceux qui ont fait fonctionner efficacement la MBC, à l’époque où la corporation était encore une station de radio-télévision nationale, pas la boîte de propagande gouvernementale qu’elle est devenue. En 2000, elle démissionne de la MBC et, après une pause dans le privé, consacrera la majeure partie de son temps au travail social, notamment à travers une ONG, ANPPCAN Maurice. Quinze ans plus tard, elle considère que le travail social et les ONG sont dans une situation telle, qu’elle doit pousser un cri pour alerter l’opinion publique et les autorités dites responsables.
Pourquoi avoir quitté la MBC dont elle était devenue la directrice des programmes de télévision en l’an 2000 ? « J’ai démissionné de la MBC de mon propre gré et sur la pointe des pieds, parce que je crois que, comme le chante si bien Charles Aznavour qu’’il faut savoir quitter la table lorsque l’amour est desservi’. J’avais le sentiment, en 2000, que je ne pouvais plus travailler comme je l’entendais et comme je savais le faire, je suis donc partie. » Après trois ans dans une entreprise qui voulait lancer une chaîne de télévision privée, mais qui n’a jamais obtenu le permis d’opération, elle se lance dans le social. « En fin de compte, j’ai continué dans cette voie. » En effet, Marie-Josée Baudot fait partie des Mauriciennes qui ont participé à la création des premières associations féminines du pays et d’autres ONG où elle siégera comme membre, ou comme présidente, et participera à des réunions internationales. C’est lors de l’une d’entre elles, tenue au Kenya en 2003, qu’elle est approchée par la responsable de l’African Network for the prevention and the protection against child abuse & neglect (ANPPCAN) pour lancer une branche de ce réseau à Maurice. Crée en 1999, l’ANPPCAN milite pour une meilleure prise en compte des droits des femmes, des enfants, de toutes les personnes vulnérables en Afrique. C’est ainsi qu’ANPPCAN Maurice est créée en 2003 pour venir en aide aux enfants de rue, aux victimes d’abus sexuels et aux personnes souffrant d’un handicap. La nouvelle ONG est lancée le 16 juin, jour hautement symbolique puisqu’elle commémore la Journée de l’enfant africain en mémoire des évènements de Soweto en 1976, où des centaines d’enfants manifestant pour leurs droits furent tués par la police sud-africaine. Dès sa création, les autorités responsables locales demandent à la nouvelle ONG un rapport suivant une révolte des pensionnaires d’un Rehabilitation Youth Centre (RYC). Apres avoir étudié la situation, la nouvelle ONG décide de créer une structure pour les pensionnaires des shelters, rehabilitation ou probation centres qui n’ont aucun endroit où aller quand ils ont dix-huit ans et le baptise « Halfway Home ». « Nous avons pensé à créer ce foyer en vue d’aider les jeunes filles concernées à avoir, après leur majorité, des repères dans la vie, à devenir plus autonomes et surtout de les amener à une intégration graduelle dans la société. » Bref, faciliter leur réinsertion après leur séjour dans les différents centres. « Halfway Home » comme son nom l’indique servira de passerelle entre l’institution d’où vient la jeune fille et son passage dans la vie d’adulte. Un centre résidentiel est créé à Curepipe pour six personnes et la nouvelle ONG obtient le soutient financier de l’ANPPCAN pour ses trois premières années. Par la suite, l’ONG fera appel à des institutions du secteur privé et à des ministères pour financer ses activités. Plus tard, le centre sera transféré de Curepipe à Vacoas dans une maison appartenant à l’Etat et géré par le ministère des Terres. Depuis 2004 jusqu’au début de cette année, Halfway Home va accueillir des dizaines de jeunes filles qui vont y passer un minimum de deux mois et un maximum de deux ans.
Tout en participant à des activités avec les centres de réhabilitation, les shelters et les RYC destinés aux mineurs, ANPPCAN gère Halfway Home avec un succès  salué par les acteurs du social, mais avec des difficultés financières. « Le problème c’est que les bourses des entreprises ne se délient pas pour des projets concernant la réinsertion sociale de jeunes filles de dix-huit ans. Les entreprises préfèrent financer des projets pour enfants, c’est meilleur pour leur image de marque. » Mais il y a également d’autres obstacles qui gênent le bon fonctionnement des ONG à Maurice. « C’est triste d’avoir à dire qu’ils est très difficile de travailler en réseau entre ONG à Maurice. La difficulté vient du fait que le système met les ONG en concurrence, en compétition même, et donc chacun garde pour soi son expertise et son expérience à cause du CSR et de l’argent qu’on doit avoir pour financer ses activités. Des idées sont reprises et mises en application sans suivre la philosophie sur laquelle elles ont été conçues. Il n’y a pas d’ordre dans le secteur : on ne connaît pas aujourd’hui le nombre total d’ONG, leur répartition par secteur ou activité. L’autre problème est que parfois les ministères se substituent aux ONG, ce qui complique encore les choses. A l’époque, dans les ministères, il y avait des fonctionnaires qui non seulement faisaient bien leur travail, mais soutenaient efficacement l’action des ONG. Pour être polie, disons que ce n’est plus tout à fait la même chose aujourd’hui.» Tant bien que mal ANPPCAN continue son travail, fait fonctionner son centre et participe aux activités destinées aux pensionnaires des différents centres où la situation devient de puis en plus difficile avec une surpopulation et un manque de formation des effectifs. Ce qui conduira à une suite de révoltes et de situations de crise dans ces institutions. Il y a aussi le fait que les ministres changent et que parfois les institutions passent d’un ministère à un autre, ce qui complique le travail des ONG. « Le monde évolue et les besoins et attentes des pensionnaires des centres également. On ne peut plus, au début du nouveau siècle, gérer un centre de réhabilitation omme on le faisait au siècle dernier. Il faut adapter les formations existantes, ou en donner de nouvelles à ceux qui travaillent dans le secteur. » Consciente de cette évolution, ANPPCAN Maurice soumet, en 2003, une demande au Service volontaire international pour une analyse de la situation des enfants et jeunes hébergés dans les centres de réhabilitation à Maurice. La demande est acceptée et une équipe de cette institution internationale est programmée pour venir à Maurice et y entreprendre une étude à partir de 2013. Entre-temps d’importants changements ont eu lieu au niveau des ministres et des ministères et les relations avec les ONG deviennent encore plus difficiles. Le comité composé de représentants de plusieurs ministères et institutions gouvernementales et de la société civile chargé de gérer Halfway Home se rencontre de moins en moins régulièrement.
En 2014, les experts du Service volontaire international débarquent à Maurice et font une analyse de la situation après être descendus sur le terrain et avoir rencontré tous les acteurs engagés dans la réinsertion des pensionnaires des centres de réhabilitation. Après le constat, les volontaires reviennent, l’année suivante, avec une série de propositions qui seront discutées avec les acteurs engagés dans le secteur et qui soulignent la nécessité d’une formation adaptée pour ceux qui travaillent avec les enfants. Ces recommandations deviennent, l’année suivante, les recommandations d’un rapport rédigé après un séminaire résidentiel ou, encore une fois, la nécessité d’une formation adaptée aux besoins des pensionnaires des centres de réhabilitation et à l’évolution de la société est soulignée. Le titre du rapport est : “Il y a un avenir possible pour les jeunes mauriciens hébergés dans les centres, shelters et aux autres”. Le rapport complet est envoyé à toutes les autorités concernées et les responsables d’ANPPCAN et tous ceux ont participé à l’élaboration du document attendent la mise en pratique de ses recommandations. Ils attendent toujours. D’une part, parce qu’entre-temps, le CSR crée pour réglementer les dons des entreprises aux ONG a été institué. De l’autre, parce qu’entre-temps, il y a eu des élections générales à Maurice et qu’une fois de plus les ministres et les hauts fonctionnaires ont changé. Et comme à Maurice une nouvelle administration se fait pratiquement un devoir de modifier ou, carrément, de défaire ce qui avait été fait par celle qu’elle vient remplacer, le rapport est mis de côté. Aucune réunion n’est organisée pour analyser ce travail et commencer à mettre en application ses recommandations. Marie-Josée Baudot fait tout pour que ce rapport, qui a réussi autant d’énergies et de bonnes volontés, soit mis en pratique. Elle écrit aux ministres, sollicite des rencontres, explique le bien-fondé des recommandations du rapport, mais rien n’est fait. « C’était comme si nous heurtions à des murs, qu’on ne voulait pas nous entendre. Ne pas entendre la voix de ces jeunes Mauriciens qui ont besoin d’aide pour sortir de leur situation. Il n’existe pas une politique définie pour s’occuper de ces jeunes, pas de programmes pour leur réinsertion afin de leur permettre de faire face aux défis de la vie quand ils quitteront les institutions Il n’y a pas de coordination, chacun arrive et fait ce qu’il veut, pense être bon et défait ce qui a été fait sans aucune logique en dépit du rapport et de ses recommandations. Ou pire : on a appliqué des bouts du rapport en les sortant de leur contexte. Je me souviens d’un haut fonctionnaire du ministère de la Femme demandant à une formatrice anglaise spécialiste du foster care — famille d’accueil — combien de temps il avait fallu à la Grande-Bretagne pour développer ce concept. Elle a répondu cinquante ans. Quelques mois après, j’apprends que le ministère a lancé le foster care à Maurice avec quatre personnes ! Ces jeunes des centres de réhabilitation n’ont pas de lobby, ne représentent pas une force sociale ou électorale, ne savent pas comment mobiliser l’opinion, défendre leurs droits. Donc, on ne s’en occupe pas. Ou un peu comme ça, de temps en temps. » Est-ce que les autorités ne croient pas dans le travail des ONG — grâce à qui le rapport a été produit —, ou est-ce qu’elles ne s’intéressent pas au sort des Mauriciens défavorisés, ceux au bas de l’échelle et auxquels les ONG viennent en aide ? « Je ne dirais pas les choses comme ça. J’ai travaillé avec plusieurs ministres et plusieurs gouvernements depuis des années et ils sont plus ou moins réceptifs et intéressés par les projets présentés par les ONG. Mais c’est au niveau de la haute administration des ministères que les choses se compliquent et cela est très visible depuis quatre ans environ. Je dirais qu’il y a un laxisme, ou alors une crainte, que le travail, le bon travail des ONG puisse être interprété par un manque de compétences de hauts fonctionnaires. Comme si, quand une ONG travaillé trop bien, ce n’est pas bon pour l’image du ministère et de ceux qui le dirigent. »
Que faudrait-il pour changer cette situation ? « Il faut changer le système administratif très lourd. On doit passer par les ministères. On le fait et le ministre qui vous reçoit écoute la proposition, est généralement intéressée, et puis ça bloque. Il n’y a pas de suivi, pas d’intérêt. Les projets qui peuvent aider pour régler certains problèmes spécifiques sont envoyés aux ministères, mais il n’y a pas de suite. Parfois, il n’y a même pas d’accusé de réception à votre courrier. Depuis trois-quatre ans, je sens qu’il y a comme un laxisme, un laisser-aller, qui est illustré par l’affaire du CSR. Cela fait un an qu’on a mis fin à l’ancien système pour soi-disant le remplacer par un nouveau. Un board a été nommé, mais on ne sait pas ce qu’il fait, quelle est sa philosophie, quels sont ses objectifs, comment il va fonctionner. Et pendant ce temps, des ONG performantes sont obligées, faute de finances, de renvoyer leur personnel, ou simplement de fermer. Est-ce qu’on veut la fin des ONG qui pourtant font une grande partie du travail des autorités dans le domaine social ? C’est vrai qu’il y a eu des ONG qui ont poussé un peu rapidement, que certaines ont profité de la situation, mais il y en a d’autres qui font un travail remarquable auprès des populations défavorisées un travail que les autorités sont incapables de faire et au lieu de leur venir en aide, les autorités augmentent leurs difficultés. Qui va s’occuper des personnes qui bénéficiaient de l’action des ONG ? Est-ce que les autorités peuvent les remplacer, faire leur travail ? » A cause de climat d’incertitude, ce manque de dialogue, cette absence de décision pour mettre en pratique le fameux rapport préconisant une nouvelle approche dans la gestion des centres de réinsertion, Marie-Josée Baudot a pris une décision drastique au début de l’année. « En effet, au début de 2017, alors que nos dernières pensionnaires venaient de quitter Halfway Home, nous avons décidé de ne plus en admettre de nouvelles. Comment pouvons-nous nous engager vis-à-vis d’autres jeunes filles alors que nous-mêmes ne savons plus où nous allons ? En dépit de nombreuses démarches, nous n’avons obtenu aucune réponse ferme des autorités sur le devenir du centre. Nous avons été la première ONG mauricienne à nous occuper de la réinsertion des jeunes filles, nous faisons ce travail depuis douze ans à la satisfaction des personnes concernées. Nous ne pouvons pas fonctionner dans un système approximatif ou on verra plus tard ce qu’il faudra faire. Cela fait des mois que j’ai écrit pour proposer quatre projets précis pour continuer notre action, sans aucun résultat. Depuis janvier de cette année, le centre est fermé, la cour est devenue un bois et la maison subit les conséquences du mauvais temps. J’ai écrit au responsable du ministère concerné depuis des mois pour demander que l’on s’occupe au moins de l’entretien sans avoir de réponse. Et pendant ce temps, on n’arrête pas d’organiser des séminaires, des ateliers et autres conférences avec experts, à grands frais, pour étudier nos problèmes sociaux ! Quand on veut émerger, faire entendre sa voix, faire les choses comme il faut quelque part, vous êtes de trop. Le système encourage à rester tranquille dans son coin. » Et pourtant, vous l’avez fait pourtant pendant quinze ans ? « Oui, parce que je pouvais travailler. Ce n’est plus le cas aujourd’hui. » Faut-il conclure que vous êtes en train de jeter l’éponge après quinze ans de travail social. « Non, je ne jette pas l’éponge, non je ne démissionne pas. Pas encore parce que si la situation actuelle perdure, si les autorités continuent à faire la sourde oreille, à ne pas répondre aux demandes des ONG, il faudra bien prendre des décisions. Mais pour le moment, je voudrais pousser un cri. Faire entendre la voix des Mauriciens défavorisés qui ont besoin d’aide pour sortir de leur condition. Et symboliquement je pousse ce cri le jour de l’Enfant africain ». Excusez-moi de jouer au cynique de service, mais eu égard à la manière dont les autorités ont traité les ONG avec l’institution du nouveau CSR, est-ce que vous ne craignez pas que ce que vous venez de dire soit synonyme de crier dans le désert ? « Sincèrement j’espère que non. Mais si malheureusement c’était le cas, j’aurais la satisfaction de ne pas m’être tue, d’avoir essayée de faire entendre la voix de ces jeunes Mauriciens qui vivent dans des centres de réhabilitation, des shelters ou aux RYC. J’aurais fait ce que je considère être mon devoir, en laissant les autres face à leur conscience. »

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