Roland Chin Min Leung, le docteur sourire de Lyon

KHAL TORABULLY

- Publicité -

C’est avec surprise et tristesse qu’un ami m’a appris la nouvelle de la disparition de Roland Chin Min Leung, Mauricien né à Grand-Baie et médecin à Lyon. Il s’est éteint le dimanche 2 septembre à l’hôpital de la Croix-Rousse de Lyon. Une nouvelle qui laisse la communauté mauricienne de Rhône-Alpes-Auvergne sans voix. Une époque se clôt avec le décès du docteur sourire… 

L’appétit de la vie

Roland Chin Min Leung. Un colosse de plus d’un mètre quatre-vingt cinq, si je ne m’abuse, qui ne pouvait passer inaperçu, non seulement en raison de son physique imposant, de ses cheveux longs d’éternel adolescent, de sa bonhomie mais aussi parce qu’il était une force de la nature, un gourmand de la vie, un boute-en-train, un pince-sans-rire notoire. Il appartenait à cette génération de Mauriciens nés comme sujets britanniques et cherchant à se faire une place au soleil implacable de la post-indépendance. Des années de braise…
Je l’ai connu dès mes premiers jours d’installation à Lyon pour mes études après le HSC (bac). C’était au restaurant universitaire de Mermoz, où les étudiants mauriciens se retrouvaient le samedi au déjeuner. Il y avait là des étudiants marocains, tunisiens, tibétains, antillais… qui parfois se joignaient à nous. Roland avait un appétit pantagruélique, qui faisait la joie de tous et toutes. Il redoutait, comme tout Mauricien, le plat d’épinards broyés à la sauce crémeuse, surmonté de deux œufs durs et d’une biscotte. Cela manquait de goût… Roland y ajoutait un peu de piment… Tout en faisant honneur à ce plat rébarbatif, il se rattrapait sur le fromage et le dessert, et parfois, on comptait le nombre de tranches de pain que le sémillant étudiant en médecine allait ingurgiter, pour compenser un repas-limite. Au dessert, souvent un yaourt, un flan ou une compote de pommes, le moment était aux blagues potaches. Tout le restaurant retenait son souffle, pour ne pas rater le rire volcanique, tonitruant, qui emportait nostalgie, tristesse ou ballonnements de ventre sur son passage. Et chose exceptionnelle, quand Roland riait (on pourrait dire, hurlait de rire), on l’entendait à un kilomètre… Aussi, tout le restaurant partait d’un grand éclat de rire, riant de le voir rire de façon aussi cyclonique, irrépressible (cela pouvait durer plusieurs minutes, sans son souffle couper, comme un ténor accomplissant un prodige vocal). Je me rappelle avoir ri plusieurs fois du rire de Roland. Puis, parfois on allait jouer au football, Roland étant fin amateur du ballon rond, fan de Liverpool, comme moi.

Il faut dire que d’emblée, je me suis entendu avec ce « grand frère » qui nous accueillait toutes et tous à Lyon, au sein d’une amicale d’étudiants mauriciens. En dehors du resto U, des sorties, on se retrouvait à des soirées de l’amicale pour échanger des vues, notamment autour de la politique, virus bien connu des Mauriciens. On suivait, en 1976, la situation préoccupante qui sévissait au pays. Souvent Roland lançait une pique bien trempée, suivie de son rire mi-vitriolique mi-Monsieur-Hulot (aussi connu comme le rire démocratique)… Tout cela au décibel supérieur et l’assemblée y voyait là l’occasion de rire de tout, lui emboîtant son rire « militant » et sans retenue.

S’informer, se cultiver et déguster

Roland aimait lire. En dehors de la médecine, il était véritablement investi dans le monde culturel, lisant des textes littéraires, les journaux de Maurice et d’ailleurs, assistant à des concerts de musique classique à l’Opéra de Lyon. Cinéphile inlassable, il hantait les salles obscures de la ville des frères Lumière. Puis, en fin connaisseur du goût, il écumait les grands restaurants de Lyon et s’était lié d’amitié avec quelques chefs de la ville gastronome. Il était aussi assidu des expositions, conférences et débats. Il est venu plusieurs fois à mes lancements de livres ou interventions dans la région lyonnaise, et parfois, on échangeait longuement sur divers sujets après les événements. Roland était un homme qui avait gardé sa curiosité d’enfance et se cultivait inlassablement.

Tout en faisant sien l’adage de rire de tout et de rien, Roland connaissait bien les dossiers qu’il abordait. Comme on le dit au pays, il ne « causait pas n’importe »… Je me rappelle comment j’éclatais de rire quand il commentait, à sa sauce relevée, les démêlés de Giscard dans l’affaire tragi-cocasse des diamants de Bokassa et des avions renifleurs… C’était au comble de la Françafrique. Roland avait toujours le génie de saupoudrer les politiciens de poil à gratter. Et la démangeaison était prolongée par le rire caustique du pourfendeur de torts. Dans ses analyses, je le savais, Roland était très au fait des moindres détails… C’était très plaisant d’échanger avec lui. Il prenait le temps d’écouter, d’analyser, sans parti pris.
Dans le quartier Montchat, où il habitait jusqu’à son admission à l’hôpital, Roland pratiquait l’ouverture de ses portes et l’accueil. C’était un être solidaire. Quelques étudiants mauriciens pourront en témoigner.

Quand l’amicale des étudiants avait cessé d’exister, c’est Roland qui avait décidé de l’incarner de la plus belle manière, aidant, conseillant, guidant les nouveaux venus à tour de bras. On ne peut que s’émouvoir de sa disponibilité et de son sens inné du devoir et du service auprès des autres. C’était son côté abbé Pierre ; comme lui, militant de la lumière…
J’ai rencontré des personnes immigrées que Roland aidait régulièrement, leur apportant des médicaments, établissant des ordonnances sans contrepartie financière. Il venait leur rendre visite à domicile, s’enquérant sans relâche de leur santé. Cela, en dehors de son cabinet et son emploi à l’hôpital. Il était resté lui-même, l’éternel étudiant, l’inlassable bon samaritain qui nomadisait le goudron pour dispenser du bien-être autour de lui. Je peux dire, sans me tromper, qu’il s’agit ici d’une grande perte pour la communauté mauricienne de Lyon. Je sais que certains le pleurent amèrement, comme si un grand frère, un père attentif, les avait quittés… Roland, c’était l’anti-dépresseur des tropiques dans le frimas lyonnais. Roland, faut-il l’ajouter, était un Mauricien accompli, ne faisant aucune distinction entre les communautés ou nationalités dans sa vision fraternelle et chaleureuse. Il fait l’unanimité en cela.

Lors d’une conversation téléphonique avec Sylvio Castor, l’un des derniers à l’avoir vu à l’hôpital de la Croix-Rousse, j’ai appris que Roland avait contracté un cancer des poumons, « lui qui ne boit pas, ne fume pas »… En effet, Roland était souriant, se déplaçant normalement, invitant Sylvio à faire quelques pas pour aller boire un café dans le week-end. Et dimanche, il a eu une insuffisance respiratoire et il s’est éteint, alors que rien ne laissait présager une disparition si soudaine. Chose extraordinaire que j’ai confiée à Sylvio Castor : j’avais beaucoup pensé à Roland ces derniers jours… Je le revoyais dans son imperméable crème, les cheveux au vent… Troublante coïncidence quand j’ai appris la triste nouvelle de sa disparition. La vie parfois vous confie des choses à votre insu, et je comprends maintenant que l’ami partait déjà quand les souvenirs de notre amitié me revenaient…

J’exprime mes plus vives condoléances à toute sa famille endeuillée, ainsi qu’à ses amis et proches. Nous partageons ces modestes mots exprimant toute notre tristesse au vu de cette grande perte. Un grand Mauricien est parti. Il va nous manquer, cela est certain. Une page de notre mémoire d’étudiants à Lyon est aussi partie avec lui. Et nous penserons au bon docteur sourire longtemps encore…

- Publicité -
EN CONTINU

l'édition du jour