ROMAN: Amal Sewtohul, remuer le fond des choses

Avec Amal Sewtohul, le roman s’éclate, surtout quand il propose Made in Mauritius (Gallimard, Continents noirs, 2012). Un titre qui renvoie à un conteneur et à un anti-héros né dans cette boîte jaune et qui passera de l’enfermement au dédoublement. Ce dernier livre qui poursuit le cycle Histoire d’Ashok et d’autres personnages de moindre importance, Les voyages et aventures de Sanjay, explorateur mauricien des Anciens Mondes, éclaire d’un nouveau jour un Amal Sewtohul touche-à-tout, romancier, conteur, inventeur de mythes. L’écrivain refuse la lisibilité linéaire minimale (préfère l’atemporalité cyclique) et offre un projet littéraire entre narration et imaginaire, scandé par plusieurs actes, l’enfermement dans le conteneur, les désillusions, entre affect et politique, les chagrins d’amour. Le roman s’écrit sur une ligne entre dérive onirique et expérience cauchemardesque avec des effets de distanciation et sur un mode ironique.
Il n’est pas facile d’imaginer dans Made in Mauritius une île dont l’histoire présente autant de complexités et de pesanteurs. Son temps est ponctué d’événements lourds de conséquences pour les principaux protagonistes, (personnages souvent défaillants) : la période pré-indépendance et post-indépendance. Le roman est dédié « A tous les Mauriciens de la génération de l’indépendance ». Au travers de tout ceci, chacun cherche une identité. Les personnages d’Amal poursuivent une recherche identitaire qui est celle de l’altérité et cherchent à combler leur ignorance de l’autre. A la fin du roman, Feisal dira de Laval, personnage central du livre : « … lui et moi on a fait un long bout de chemin ensemble. Il soupira et ajouta : « C’est bizarre, tout de même, au fond, ce type, je ne l’ai jamais vraiment connu. »
Made in Mauritius est un récit à la première personne où deux voix se mêlent dans tout un jeu de glissements volontaires. L’auteur conte des tranches de vie aux échos politiques et sociaux (les années 1967-1970). L’amitié, l’amour, la beauté des paysages, le rêve, les désillusions s’enchevêtrent à des thèmes plus violents comme le communalisme, les combats pour l’indépendance, la perversion politique. Les principaux personnages du livre sont d’origines diverses (Chinois, Musulmans, Hindous) mais se retrouvent tous à un moment donné de leur existence exilés. Il aspirent alors à un idéal interculturel. Pour résumer : Laval, fils de Lee Kim Chan raconte à sa compagne Frances l’histoire de son père dans la Chine de Mao à l’époque où la Chine devait égaler la production d’acier de l’URSS. Il se souvient de l’arrivée de ses parents dans la Chinatown saturée de Port-Louis et de leur vie dans le conteneur, symbole de la traversée des frontières (plus tard associé à l’indépendance de Maurice). Il se souvient aussi de ses balades en compagnie de Ayesha et Feisal du Champ de Mars jusqu’au quai en passant par les rues de Tranquebar. Le narrateur fait ainsi un va-et-vient permanent dans l’histoire de sa vie et dans la grande histoire dans de nombreuses traversées. Mais en revenant en arrière il avance dans le questionnement, cherche en lui-même : « … Cette boîte de métal faisait partie de moi depuis si longtemps, avait été pendant toute ma vie le symbole de ma pauvreté, de mon manque de racines… » L’écriture ponctuée dans le roman de termes créoles greffés au texte fixe le récit. D’un récit de vie, le roman passe à une volonté d’échapper au présent. Ce n’est pas le moindre projet que de donner à l’acte d’écrire la tâche de mettre sur papier le renversement de l’île idéale. L’ampleur et les limites de l’inversion sont d’autant plus visibles quand l’île est vécue avec remords à la fin du livre.
Un des phénomènes les plus intéressants est ce jeu d’oscillation qu’on trouve dans Made in Mauritius — l’ailleurs et l’ici (L’Australie, Maurice, la Chine). Dans un univers de signes et de symboles, l’auteur choisit de gommer les repères dans une sorte d’anamnèse.
Pour ce qui est du mode de vision et d’écriture, le texte présente certains traits marqués : luxuriance des descriptions, abondance de métaphores, figures labyrinthiques. Le roman d’Amal Sewtohul condense l’antithèse du réel et du rêvé — l’île au quotidien, l’île du songe. Une des plus belles descriptions du livre réside dans ces passages qui traitent de l’environnement naturel : « Nous sommes montés sur une petite bosse qui nous permettait de regarder au-dessus de la végétation, et nous avons regardé le paysage au-delà de l’autre versant de la colline. C’était la première fois que nous voyions à quoi ressemblait l’île, en dehors de Port-Louis. Je me souviens que, de l’autre côté des collines, le ciel était tout couvert, de sorte que ce que nous regardions ressemblait d’une certaine façon au sol de la mer, dans un lagon, tandis que l’épais tapis de nuages faisait penser à la surface de l’eau, vue d’en bas. C’était un beau paysage, une ondulation de champs de canne d’un vert foncé… »  Deux voix dans un roman pour dire une même réalité géographique et pour présenter une fresque historique qui mêle épisodes réels et fantastiques (le conteneur transporté au Champ de Mars avec des enfants enfermés, puis arborant le drapeau de l’indépendance). Le conteneur synecdoque de l’île, univers de l’enfermement, devient symbole de l’indépendance.
Une suite d’épisodes nous fait revivre différentes périodes de l’histoire de Maurice avant que les protagonistes ne se projettent en fin de livre dans les brutales réalités politiques contemporaines.

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