SEULES À LA TÊTE DE LEUR FAMILLE : Ces femmes victimes silencieuses de la précarité

Une séparation abrupte de leur conjoint les a un jour plongées dans une situation qu’elles ne connaissaient pas jusque-là : la précarité. Elles seraient nombreuses ces femmes qui souffrent de la pauvreté en silence. En l’absence d’une politique de logement pour femmes seules, voire d’un programme social national structuré pour celles qui ont du mal à joindre les deux bouts, ces femmes se battent pour survivre et faire vivre leurs enfants. Chantal fait partie de ces mères qui après avoir connu le confort, puis la pauvreté, sortent peu à peu d’une situation précaire. La sienne a duré deux ans. Pour ses enfants, elle a choisi de rompre le silence et demander de l’aide…
Les marches, décalées, en bois de l’escalier qui mène vers sa maison tremblent sous ses pas. Les rampes rouillées en métal sont loin d’être rassurantes. L’escalier, en très mauvais état, ne tardera pas à céder. Chantal (nom modifié), 46 ans, croise les doigts pour que le pire n’arrive pas avant qu’elle ne trouve une solution ou plutôt les moyens de s’offrir un nouvel escalier. « Si seulement, pense-t-elle, les choses étaient comme avant. » Avant c’était il y a six ans… Christian (nom modifié) était encore vivant. À l’époque, tout allait pour le mieux. « Aujourd’hui, même si cet escalier est devenu un danger potentiel, je ne peux malheureusement en faire ma priorité pour le réparer », confie-t-elle.
Mère de deux garçons de 16 et 10 ans, Chantal est le seul pilier financier de sa famille. Elle est une de ces nombreuses femmes qui, un jour, ont vu leur vie basculer et frôlé la précarité après le décès de leur conjoint ou une séparation. « Ces femmes tombent alors dans la pauvreté. Mais, contrairement à la majorité de pauvres que nous assistons, ces femmes ont une particularité, on ne les voit quasiment pas ! Ce sont des pauvres qui restent dans l’ombre. Je peux même dire qu’elles font partie des vrais pauvres, c’est-à-dire ceux qui ne demandent jamais », explique Daniella Victor, de Caritas.
Il n’existe aucune étude scientifique pour quantifier la problématique des femmes chefs de famille en situation de précarité matérielle à Maurice. Et aussi pour expliquer les facteurs qui conduisent à cette situation. Aussi, l’absence de structures ou de programmes de soutien ciblant ce public spécifique ne permet pas de connaître l’ampleur de la problématique. Pourtant, face au taux ascensionnel de divorces (le nombre a presque doublé en 10 ans, passant d’un peu plus d’un millier en 2000 à presque 2000 en 2012, en 2011 Maurice comptait 22 652 femmes divorcées) et au nombre important de veuvage (67 911 veuves en 2011, contre 10 223 veufs, selon le bureau des statistiques), plusieurs femmes se retrouvent dans le même cas que Chantal.
Si certaines travaillent, d’autres sont femmes au foyer et ont toujours compté sur leur partenaire pour assurer le budget familial. Une rupture dans le couple entraîne alors un bouleversement qui peut plonger la femme et ses enfants dans la précarité. « Quand Christian est décédé, je ne travaillais pas, confie Chantal. J’étais loin d’imaginer qu’un jour il nous arriverait, à mes enfants et à moi, de manquer de tout. De ne plus faire les provisions du mois… »
Pas de politique de logement pour femmes seules
Quand elle a épousé l’homme dont elle était profondément amoureuse, Chantal a emménagé dans la maison familiale de son époux. Ce dernier travaillait à son propre compte et avait ouvert un bureau à son domicile. Chantal vit toujours dans cette maison. Même si celle-ci dispose d’un confort minimum, aucun signe particulier ne révèle la véritable condition de vie de Chantal et de ses enfants. Une des premières contraintes auxquelles les femmes sont confrontées après une séparation ou le décès de leur conjoint est le logement. « C’est une raison pour laquelle nous avons mis l’accent sur le logement pour femmes seules dans le Challenge Charter que nous avons présenté à tous les partis politiques dans le cadre de la journée internationale de la femme en mars dernier. D’ailleurs, le Premier ministre, dans son discours officiel ce jour-là, avait relevé cette question. Il semblerait que celle-ci ait retenu son attention. À ce jour, il n’existe aucune provision en matière de logement pour femmes seules, de condition économique modeste », explique Rajni Lallah, du Muvman Liberasion Fam (MLF). Cette dernière rappelle « qu’autrefois la défunte Central Housing Authority prévoyait un programme, communément appelé Lakaz Vev, en ce sens. » Mais, regrette-t-elle, « ce programme s’est éteint avec la disparition de la CHA. »
Chantal explique que l’aide sociale n’est pas négligeable, mais elle ne suffit pas pour assurer les dépenses du quotidien et les factures. Rajni Lallah, qui abonde dans le même sens, plaide pour une politique sociale nationale applicable aux bénéficiaires féminins répondant à des critères spécifiques. Ainsi, une femme ne disposant pas de revenus ou avec un salaire moyen, sans logement, pourrait être soutenue par une tel programme. Quand on sait que le salaire moyen d’une femme est inférieur à celui d’un homme et que nombreuses sont les chefs de famille ouvrières d’usine, employées de maison ou de commerces qui perçoivent entre Rs 4 000 et Rs 8 000 mensuellement, un programme d’encadrement serait un rempart contre la précarité.
Chantal : « Comment dire qu’on a besoin d’aide ? »
Ces femmes qui basculent du jour au lendemain dans la précarité se tournent vers des proches, associations ou organisations non-gouvernementales, quand elles ne se replient pas sur elles-mêmes. D’ailleurs, si ce type de précarité est invisible, c’est à cause du silence des victimes. Daniella Victor parle de « pauvreté silencieuse. » Chantal, elle, confie que le choix de se taire sur sa nouvelle condition relève d’un sentiment profond : la honte. « Comment dire aux autres qu’on a besoin d’aide, que la nourriture commence à manquer et que je n’ai pas d’argent pour en acheter, alors que je ne manquais de rien ? Nous n’étions pas riches, mais quand mon mari était là nous avions, grâce à lui, tout ce dont une famille avait besoin. Je n’avais jamais fait les provisions du mois sans lui. Je ne voyageais pas en autobus ! Il ne voulait pas que je travaille. Il disait que ma place était à côté de mes enfants. Cela me convenait car adolescente, j’ai dû interrompre ma scolarité après le décès de mon père et travailler comme machiniste dans une usine. J’y suis restée jusqu’à mon mariage. Croyez-moi, on éprouve de la honte, de la gêne dans ces moments-là », explique Chantal.
Christian était au travail — il était entrepreneur — quand il a eu une crise cardiaque. Après le décès de son époux, Chantal tente de reprendre les rênes de l’entreprise. Mais en vain. « Je ne conduisais pas, le véhicule n’était plus rentable et il me coûtait de l’argent. Je sous-traitais les commandes qu’auparavant mon mari réalisait lui-même ! Et puis, la concurrence a fini par ronger le business, qui ne tenait presque plus d’ailleurs ! J’ai lâché prise et j’ai abandonné », raconte Chantal. Si elle met un terme à l’entreprise familiale, en revanche, elle garde, ou plutôt range, le véhicule de Christian.
Pendant deux années, Chantal subsistera grâce à sa pension de veuve. L’aide sociale ne suffit pas pour remplir le réfrigérateur. Sous le couvercle de la marmite, les repas sont frugaux. Il n’y a plus de céréales dans le placard. Fini les sorties et les plaisirs gourmands aux fast-foods. Fini les cadeaux à Noël ou autres fêtes. Et fini les vêtements neufs. « Je n’arrivais pas à payer mes factures. Des membres de ma famille ont commencé à m’aider. Mais je ne disais toujours rien à la famille de mon mari ! » confie Chantal, refusant la chute, Chantal se met à chercher du travail.
Consciente qu’elle ne dispose pas de compétences, elle ne baisse pas pour autant les bras lorsqu’elle trouve de l’emploi chez une famille comme femme de ménage. « J’ai travaillé dans des conditions relativement difficiles, car cette famille qui a longtemps vécu à l’étranger était désordonnée. Je faisais des heures supplémentaires pour un salaire dérisoire. Mais ce revenu m’était indispensable. » Puis, prenant son courage à deux mains, la mère de famille décide de frapper à la porte de Caritas. « Je voulais trouver un autre travail, dit Chantal, et je pensais que Caritas pouvait m’aider dans cette démarche. »
De son côté, Daniella Victor confie qu’elle a été marquée par l’attitude de Chantal. « Malgré ses problèmes, elle a gentiment refusé de prendre le premier colis que nous lui avions remis. Elle disait qu’il y avait des gens plus pauvres qu’elle. Elle a eu la même réaction un jour à Pâques, alors qu’elle avait besoin de vivres. » Toutefois, face à l’insistance de Caritas, Chantal est devenue une bénéficiaire de l’ONG.
Il y a un an, Chantal reçoit un appel de celle-ci. Caritas lui a trouvé du travail. Daniella Victor, concède que Chantal fait partie de ceux qui refusent l’assistanat à long terme et font preuve de volonté. Cette caractéristique a encouragé l’ONG à accompagner Chantal dans sa quête pour un meilleur emploi. Quand nous l’avons rencontrée, Chantal arborait encore l’uniforme de la banque qui l’a employée depuis. Et c’est non sans légitime fierté qu’elle explique son bonheur de travailler pour cette banque internationale où elle est préposée à la cantine. Chantal n’a pas retrouvé le train de vie d’autrefois, mais avec son nouveau salaire, elle maintient la tête hors de l’eau, dit-elle. Elle a remplacé son vieux réfrigérateur tombé en panne et acheté un ordinateur pour ses fils. Elle s’est acquitté des frais d’assurance et autres du véhicule légué par Christian et, depuis, le propose en location…

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