Séverine Auffret (écrivain) : « Inscrire le féminisme dans son histoire depuis l’Antiquité »

L’écrivain Séverine Auffret est à la fois émerveillée par les grandes figures du féminisme, qui telles Sappho, Gabrielle Suchon ou Olympe de Gouges, ont traversé les siècles, et fort lucide sur la condition des femmes, qui demeure une lutte de tous les jours. L’écrivain et spécialiste de l’histoire des idées, agrégée de philosophie, a publié l’an dernier Une histoire du féminisme de l’Antiquité grecque à nos jours. Le Prix Simone Veil “Coup de cœur du jury” a couronné cet ouvrage, qui a nécessité 15 ans de recherche. Si le féminisme historique, à partir de la Révolution française, a entraîné les plus grandes avancées jusqu’à ce jour, les idées féministes, elles, préexistent depuis la nuit des temps, et bien du chemin reste à parcourir.

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Pourquoi avez-vous décidé d’écrire cette histoire du féminisme depuis l’Antiquité ? En quoi se différencie-t-elle d’autres ouvrages comparables ?

L’important, pour moi, est d’inscrire le féminisme dans son histoire depuis l’Antiquité car, souvent, on le fait surgir du néant, comme une sorte de mécanisme qui se serait produit avec l’industrialisation alors qu’il existe forcément antérieurement dans une profondeur qui remonte beaucoup plus loin. J’ai choisi l’Antiquité grecque et romaine parce qu’elle s’est écrite, mais on trouve des traces de féminisme dans le monde entier, en Afrique, en Inde, dans l’Amérique précolombienne, en Chine, au Japon, etc. On trouve de telles idées dans toutes les civilisations depuis qu’elles existent, depuis environ le Ve siècle avant notre ère, ou même avant, avec Sappho. Depuis que nos civilisations patriarcales existent, il y a toujours eu une de réponse de gens qui contestent cette domination masculine. J’ai écrit cette histoire pour qu’on ne puisse pas croire que le féminisme n’en a pas une. Je ne suis pas la première à faire cette rétrospective, puisque je cite par exemple une philosophe du XVIIe siècle français, Gabrielle Suchon, une Bourguignone qui fait elle-même un historique de toutes les femmes qui ont mené cette lutte avant elle. Mais avant tout, voici ma définition du féminisme qui n’est pas forcément partagée par tous mais qui réunira tout le monde. Elle est toute simple : le féminisme considère les femmes comme des êtres humains à part entière, disposant librement de leur corps et de leur esprit, et participant de plein droit à tous les domaines de la culture humaine, autrement dit à l’art, la science, la politique, la religion et le travail aussi bien sûr, entre autres.

Quelles sont les grandes étapes du développement et de l’évolution du féminisme depuis l’Antiquité ?

Les étapes en tant que telles n’ont commencé qu’à partir du féminisme historique, c’est-à-dire fin XVIIIe siècle avec des géantes comme Théroigne de Méricourt ou la pauvre Olympe de Gouge, qui a été guillotinée. Mais avant cette émergence assumée d’un discours féministe, il a fallu construire ces idées, à partir de l’Antiquité, avec par exemple la tragédie d’Euripide, Mélanippe la philosophe. Cela donne une perspective historique très ancienne qui rebondit bien évidemment avec la découverte de l’imprimerie au XVe siècle en Europe, car jusqu’alors les textes se perdent, sont censurés, ou font l’objet d’autodafés. Il ne reste que quelques-uns des 11 000 vers de Sappho, et encore parfois seulement des fragments. Mais avec la mise en place de l’imprimature obligatoire pour les textes, qui sont alors soumis aux autorités religieuses et politiques, les textes imprimés laissent des traces. Quand la censure s’exerçait sur un texte, il était néanmoins toujours possible de le retrouver intégralement chez des soutiens de l’auteur ou à travers des courants tels que le Mouvement du libre esprit. Une femme comme la mystique Marguerite Porète passait outre la censure. Ses livres ont été brûlés, mais certains ont été sauvés… À partir du moment où les textes ont été imprimés, il a été possible de les retrouver. La Renaissance (XIVe au XVIe siècle) amène aussi bien sûr un rebond des idées féministes.

Mais avant la Révolution française constate-t-on une évolution des idées féministes ?

Non car si des femmes comme Aspasie ou Sappho dans la Grèce antique étaient totalement libres de corps et d’esprit, à côté de cela, vous aviez la majorité des femmes qui ne l’étaient pas du tout. Cette situation a duré pendant tout le Moyen-Âge, et pendant la Renaissance, qui compte des femmes parfaitement émancipées et d’autres totalement soumises. Le Moyen-Âge comporte des moments très libertaires et d’autres complètement écrasés par la domination religieuse, entre autres. En revanche, avec le féminisme historique, un changement monumental se produit : le féminisme devient collectif et s’inscrit dans la rue. Dès la Révolution française, les femmes descendent dans la rue, rédigent des journaux et des panneaux de revendication.

Curieusement, la première conquête a été le droit de vote, obtenu en Nouvelle-Zélande à la fin du XIXe siècle, puis en Angleterre en 1918, alors qu’en France par exemple il a encore fallu attendre jusqu’en 1948 ! Le suffrage universel voté en 1848 ne s’appliquait qu’aux hommes. En Turquie, les femmes ont obtenu le droit de vote en 1929, soit 30 ans avant la France ! Le droit de vote a constitué une première étape essentielle dans l’évolution du féminisme. Ensuite, dans le domaine des droits économiques, les femmes ont revendiqué dès la Révolution française le droit au travail, mais elles l’ont obtenu beaucoup plus tard, et encore plus pour l’égalité salariale.

Le droit à l’éducation, qui a été théoriquement voté sous la révolution, puis complètement aboli, est réapparu seulement sous Jules Ferry, quand les lycées ont été ouverts aux filles, puisqu’elles ont eu droit aux diplômes. Simone de Beauvoir a pu passer l’agrégation la même année que Jean-Paul Sartre. Plus tard, les droits sur le corps, comme la contraception et l’avortement, marquent l’entrée dans une nouvelle période, que j’appelle le féminisme post-68, où les femmes ont réellement conquis ce droit au moins en Europe et en Amérique. Mais de tous les droits acquis pour les femmes, il reste très contesté et fragile partout dans le monde, en raison notamment des mouvements anti-avortement.

Encore plus récente, la parité politique qui impose la moitié de sénatrices et de députées, est finalement la dernière conquête du féminisme en France, bien qu’elle y ait été revendiquée depuis les années 80. Il faut considérer la parité comme une marche pour permettre aux femmes d’oser se présenter car la finalité est bien sûr qu’elles puissent entrer en politique comme n’importe lequel de leurs homologues masculins. Si on parvenait à réaliser entièrement tous ces droits, ce serait formidable. Je ne vois pas autre chose au-delà de cela.

S’il y avait une figure de l’Antiquité qui incarne les idées féministes, de qui s’agirait-il ?

Sans hésiter, cette immense poétesse qu’était Sappho au VIIe siècle avant notre ère. Elle était enseignante sur l’île de Lesbos, où elle est née, et était saphique comme on dit (homosexuelle, Ndlr), vivait de manière totalement libre et elle avait des élèves qui venaient de toutes les îles environnantes de la Grèce. Elle était une grande amoureuse du cosmos et des astres. Cette figure réelle, incontestable et incontestée, était même révérée par Platon qui la présentait comme la dixième muse…

Comment explique-t-on qu’elle ait autant rayonné à cette époque ?

La Grèce était encore un pays matriarcal. Et Sappho est arrivée au tournant, (VIIe siècle avant JC) qui allait basculer dans le système patriarcal, elle représentait encore l’ancien monde. Pour moi, le plus grand féministe grec est le dramaturge Euripide, qui a créé la pièce Mélanippe la philosophe. Il affirmait à travers ce personnage qu’une femme peut philosopher, en lui prêtant par exemple cette formule : “Je suis une femme oui, douée d’intelligence.” La pièce a tellement fait scandale qu’il a dû la réécrire, en commençant par louer Zeus. En Chine, le poète, écrivain et calligraphe Su Bongpo était aussi féministe. Il vénérait sa mère, une sage bouddhiste.

Je dois préciser ici qu’en tant qu’helléniste et latiniste, je n’ai pu explorer aussi profondément les autres civilisations. Bien sûr, je me suis intéressée au culte de la Pacha Mama chez les Précolombiens. Les Indiens d’Amérique du Nord ont aussi un culte de ce type pour quelques grandes déesses mères. En ce qui concerne le continent africain, l’absence de culture écrite limite la connaissance du passé, mais la transmission a permis de perpétuer la mémoire des Amazones par exemple qui étaient de grandes guerrières au service du roi, et de ce fait des femmes libérées, parmi lesquelles quelques figures illustres sont venues jusqu’à nous. D’ailleurs, les féministes africaines d’aujourd’hui s’en inspirent à l’instar de l’auteure nigériane Shimamanda Ngozi Adichie, qui a écrit Nous sommes tous des féministes.

On présente souvent le Moyen-Âge comme une période obscurantiste, mais il a quand même compté des femmes libres d’esprit, n’est-ce pas ?

Oui, Aliénor d’Aquitaine et d’autres. Pour aborder le Moyen Âge, je prends la métaphore d’une guitare à six cordes qui jouent en même temps. La corde basse est celle du christianisme clérical qui, pour la première fois dans l’histoire, « satanise » les femmes. Heureusement, cette guitare joue aussi des cordes hautes ou intermédiaires comme l’Amour courtois qui vénère la dame, dans la joie et la bienveillance. Des femmes, dans toute l’épopée de Lancelot du Lac et du Roi Arthur avec Tristan et Iseult, la reine Gueniève, Mélusine, Morgane ont été particulièrement actives et pensantes. Les dames vénérées dans l’amour courtois sont des aristocrates, mais les troubadours, qui les adulent, sont des hommes de classe inférieure, ce qui génère une poésie très populaire et très incarnée… Aliénor d’Aquitaine a protégé des troubadours et la poésie des femmes. Il existe aussi au Moyen-Âge beaucoup de femmes mystiques qui font partie du mouvement du Libre esprit, venu de Belgique, de Hollande et d’Allemagne, qui a essaimé jusqu’en Espagne, et qui a influencé Jean de la Croix et Sainte Thérèse d’Avila.

De la Renaissance à la Révolution, quelles sont les figures féminines qui émergent ?

Je ne peux pas toutes les citer, elles sont trop nombreuses, mais tout un groupe de femmes, au moins une cinquantaine, publient à leur nom sur la question des femmes. Vous avez par exemple, Marie de Gournay, la fille adoptive de Montaigne, qui a écrit un traité sur l’égalité des hommes et des femmes, qui marque vraiment la transition au XVIe siècle. Ce livre sera très critiqué, parce qu’à cette époque, les hommes se réservent le droit d’écriture, selon ce précepte qui dit que les femmes sont condamnées à la quenouille, c’est-à-dire à filer, et les hommes, élevés à la lyre. Lorsqu’une femme écrivait, on estimait qu’elle usurpait les droits des hommes. Marie de Gournay s’y oppose bien sûr, elle apprend seule le latin, s’instruit par elle-même et devient écrivain autodidacte. Elle a voulu rencontrer Montaigne et leur histoire d’amour filial l’aurait amenée à rédiger l’immensité de l’œuvre de Montaigne qui n’écrivait pas pour sa part.

À l’époque, beaucoup de femmes ont publié sous des noms d’emprunt masculins…

Oui, par exemple Gabrielle Suchon écrit sous le nom d’Aristophile, qui signifie amoureux du meilleur, et son biographe révélera sa véritable identité après sa mort… Elle se dévoile aussi à la fin du livre.

Vous avez vous-même traduit des écrits de Gabrielle Suchon en français moderne. Quel rôle a-t-elle joué dans l’histoire du féminisme ?

C’était une personnalité capitale, d’autant plus qu’elle était une nonne forcée, qui s’est défroquée en s’enfuyant du monastère, où ses parents l’avaient placée de force. Elle est allée vivre une vie libre d’enseignement à Dijon avec sa mère. Elle a réussi à lire tout ce qui était possible à un honnête homme de lire à cette époque. Gabrielle Suchon a écrit le premier gros ouvrage féministe de toute l’histoire. Ce livre se divise en trois parties, soit la liberté, la science et l’autorité, auxquelles elle oppose dans des sous-parties la contrainte, l’ignorance et la dépendance. Elle explique que les femmes sont privées de science pour qu’on leur enlève leur liberté et l’autorité. On peut dire qu’elle est une théoricienne grandiose du féminisme. Pour l’instant, j’ai réussi à traduire La liberté, la contrainte… ainsi que le Petit traité de la faiblesse, de la légèreté et l’inconstance qu’on attribue aux femmes mal à propos. C’est essentiellement après 1968 qu’on s’est à nouveau penchés sur l’histoire du féminisme, et sur son œuvre dans les années 80. Certains lui ont reproché d’être catholique, ce qui semble pourtant compréhensible de son temps. D’ailleurs, elle dédie son livre à la Sainte-Trinité.

Le principal moteur de la domination masculine et de l’oppression des femmes ne s’inscrit-il pas finalement dans une dynamique économique propre au capitalisme, basé sur la propriété privée et la famille ?

La question est absolument pertinente, sauf qu’il faut aussi parler d’économie souterraine, c’est-à-dire du fait de produire des êtres humains tout simplement. Sous l’esclavage, il faut des femmes pour reproduire des esclaves, et même dans une société capitaliste au sens marxiste du terme, il faut des femmes pour reproduire des ouvriers. C’est la base de toute l’économie oppressive, à laquelle va se greffer l’exploitation de classe qui se surajoute à cette première économie souterraine. D’ailleurs, elle n’existe pas dans les quelques sociétés primitives qu’on connaît et où l’homme méconnaît généralement son rôle dans la procréation, et exprime un immense respect pour les femmes. Il pense que l’enfant vient d’un esprit. J’ai émis l’hypothèse dans Des couteaux contre les femmes, que cette découverte ne s’est faite que lorsque les humains se sont sédentarisés et qu’ils ont observé la reproduction des mammifères et compris le rôle des graines en agriculture. Ensuite, dans l’économie pastorale, on se met d’ailleurs à appareiller les animaux et à en castrer certains.

On s’aperçoit que les avancées dans l’évolution du féminisme sont inégales selon les pays, et pire encore, que des régressions peuvent se produire au fil du temps. Arrive-t-on à comprendre à quoi tient cela ?

Voilà une sacrée question ! Je n’ai pas de réponse. On constate souvent la réaction des communautés religieuses, comme les évangélistes qui combattent la contraception et l’avortement, ou certains mouvements islamistes, pour ne prendre que ces exemples. L’Égypte est par exemple le premier pays arabe, où le féminisme a émergé avec Houda Sharawi qui, en 1923, revient d’Europe, ôte triomphalement son voile et le piétine publiquement, suite à quoi de nombreuses femmes ont abandonné le voile dans son pays. Parallèlement en Turquie, Atatürk a mis en place la laïcité, interdit le voile, etc. Le Mexique et l’Irak se sont déclarés laïcs aussi. Or, deux ou trois ans après, le mouvement des Frères musulmans est né en réaction à cet acte de libération en Égypte. Il tolérait le féminisme tant qu’il ne venait pas dans leur pays. Par rapport à votre question, je ne crois pas du tout en un progrès continu et indéfini. Il faut constamment lutter pour conserver les droits acquis. Le féminisme doit rester combatif, et d’ailleurs pour moi, c’est un cadeau pour les deux sexes.

On ne peut que constater les grandes disparités dans la situation des femmes selon les pays. On montre du doigt les pays arabes. Qu’en est-il de votre point de vue ?

Certains pays arabes ont carrément des institutions anti-féminines. Il est bien sûr beaucoup plus facile pour une femme de vivre en Europe que dans certains pays du Proche-Orient. Mais s’il est vrai aussi qu’en Europe ou aux États-Unis, les femmes ont un statut légal plus libre et en principe égal à l’homme, la réalité n’est pas toujours à la hauteur de ce statut, loin de là. Du travail reste à faire, quand on regarde par exemple le nombre incroyable de femmes qui meurent sous les coups de leurs maris.

Dans ces luttes, ne s’est-on pas trop concentré sur les idées et pas assez sur leur application ?

C’est possible, mais heureusement, de nombreux mouvements et partis mènent une lutte concrète pour l’application de la légalité. Actuellement, des gilets jaunes féministes disent qu’il ne suffit pas d’être gilet jaune mais qu’il faut également être féministe. Ce mouvement montre bien que les pauvres sont d’abord les femmes. Il existe une grande misère des femmes. Les mouvements des femmes continuent de lutter en Europe et en Occident pour toutes ces raisons et pour des objectifs très concrets.

Êtes-vous optimiste sur le féminisme aujourd’hui après des mouvements comme « Me too » et « Balance ton porc » ?

Il y a eu un ralentissement dans le passé, mais le féminisme est revenu en force grâce à ces mouvements. N’oublions pas aussi qu’il existe des points de rupture entre différents courants du féminisme, qui ne poursuivent donc pas tout à fait les mêmes objectifs. Je me situe comme “différentialiste” car, pour moi, le féminisme suppose que l’on reconnaisse que les femmes sont femmes, qu’elles ont un corps de femme, etc. Les “universalistes”, comme Simone de Beauvoir ou Élisabeth Badinter, estiment que les femmes sont des hommes comme les autres. Bien sûr, je suis universaliste pour les droits des femmes, mais pas pour le constat sur les sexes. On ne peut nier les différences physiques fondamentales entre les hommes et les femmes. Les mouvements lesbiens, transgenres et autres ont eu énormément de poids dans les années 70/80. Pour la théoricienne américaine des genres, Judith Butler, « il n’y a pas de sexe, mais que des manières de se mettre en scène, et le genre remplace le sexe ». Je suis d’avis qu’on peut très bien choisir son genre, mais cela ne veut pas dire qu’il n’y a pas de sexe au départ. Il est important de réfléchir aussi sur les transgenres. On dit qu’il y a deux sexes mais, en fait, il y en a plus. Les Amérindiens en reconnaissent cinq !

Propos recueillis par Dominique Bellier

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