Shigeto Oshida : Tombe la neige

PAULA LEW FAI

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« Tombe la neige
Tu ne viendras pas ce soir
Tombe la neige
Et mon cœur s’habille de noir
Ce soyeux cortège
Tout en larmes blanches
L’oiseau sur la branche
Pleure le sortilège »

[Chanson de Salvatore Adamo]

En décembre 2010, pour la fête de Noël, j’écrivais pour la page Forum « Un Noël Zen », à Takamori Soan, communauté Zen/Catholique et j’évoquais Shim San (on l’appelait ainsi en communauté), le père Shigeto Oshida, bouddhiste ayant rencontré le Christ, selon ses propres termes et devenu prêtre dominicain.

Shim San pour cet article chantait « Yuki » (neige en japonais), cette chanson d’Adamo en japonais. « Shim San chante et tout son visage, ses mains, ses yeux font partie de cette neige dont la magie a ravi son âme. Il donne dans cette caresse des mots la densité de son être, la profondeur de sa passion pour son Créateur, l’adoration et la reconnaissance devant l’Amour sans condition. En même temps, subtilement, est là, infiniment présent le sentiment de la finitude de l’homme. Hymne poignant à l’ange déchu. Après, comme pour se moquer de lui-même, comme pour dissiper une ambiance de profonde communion, un grand rire, un de ces rires à la fois profonds, railleurs, nus qui existent entièrement par eux-mêmes ».

PAULA LEW FAI

Aujourd’hui, à ces sentiments provoqués par cette chanson sur « Yuki » est associée pour moi « La Nuit Obscure » de St. Jean de la Croix. « C’est quand l’âme épuisée a cessé d’attendre Dieu, quand le malheur extérieur ou la sécheresse intérieure lui a fait croire que Dieu n’est pas une réalité, si néanmoins elle continue à aimer, si elle a horreur des biens qui prétendent le remplacer, c’est alors que Dieu après quelque temps vient jusqu’à elle, se montre, lui parle, la touche (1).

Oshida, dont la douleur fut une intime compagne de vie, dit parlant du Zen :

« En termes chrétiens, le zen est l’état spirituel où l’on est mis en croix avec Jésus en criant “Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ?”. Cet état spirituel est comme l’eau qui coule dans des zones chaque fois plus profondes, jusque dans des endroits de plus en plus secrets, jusque dans la mort spirituelle elle-même ».

« Tout en larmes blanches
L’oiseau sur la branche
Pleure le sortilège »

Une vie dans la tradition Zen

Shigeto Oshida est né à Namamugi (1922-2003) au sein d’une famille bouddhiste de tradition Zen Soto. « Quand j’avais cinq ans, je m’asseyais à côté de mon père lorsqu’il pratiquait le zazen chaque jour. J’ai appris à méditer un peu comme j’ai appris à manger le riz avec des baguettes.» « Zen est une partie constitutive de mon âme et de mon corps depuis ma naissance : approfondir le silence intérieur, se laisser mouvoir par le Souffle de Dieu ».

A l’école, un père jésuite l’éveille à la foi chrétienne et, à vingt-et-un ans, il décide de se faire baptiser dans l’Eglise catholique. Quelques années plus tard, il se noie dans l’océan… et évite la mort de justesse. Il s’en tire avec un poumon en moins et une douleur permanente. La souffrance physique sera sa fidèle compagne de route, son maître, dira-t-il. Elle le pousse dans la quête d’épouser le Souffle.

Diplômé en philosophie à l’Université de Tokyo en 1951, il entre chez les dominicains, devient moine, part au Canada, au séminaire d’Ottawa, pour se former à la théologie. En 1961, il est ordonné prêtre. Il n’est pourtant à l’aise ni avec la théologie spéculative ni avec la vie conventuelle, telle qu’elle est proposée. Son supérieur provincial sent que sa vocation est ailleurs et lui demande de retourner dans son pays afin d’évangéliser les Japonais.  Heureux de revenir à ses racines, il refuse néanmoins d’importer sa foi et, encore moins d’imposer la façon occidentale de célébrer le Christ.

« Mais quelle est donc votre vocation ? » lui demande un journaliste. « Entrer avec le Christ dans le mystère que je suis », lui répond Oshida. C’est d’abord en tant qu’ermite qu’il va accomplir cette mission, puis comme fondateur d’une communauté. Une petite communauté, perchée sur les hauts plateaux de Nagono près du mont Fuji, baptisée « Takamori Soan », où j’ai fait deux séjours, le premier de trois mois et le second d’un an. L’axe de cette communauté est l’Evangile dans la simplicité du quotidien. La chapelle est bâtie à l’aide de poutres tirées d’une maison détruite et de morceaux de bois abandonnés. En convalescence, Oshida et deux autres malades de tuberculose rencontrés à l’hôpital se mettent ensuite à construire des ermitages à la manière des habitations des paysans japonais : de petites cahutes de bois avec toit de chaume. Et Takamori Soan devient rapidement une fraternité ouverte qui vit la « vie ordinaire de l’homme ordinaire », pour reprendre une sentence zen. Les membres de la communauté travaillent manuellement, se nourrissent presque exclusivement du riz qu’ils cultivent et aident les villageois dans leur travail. Les premiers membres de la communauté sont des personnes fragiles et malades. La vie communautaire, selon lui, est un pèlerinage qui nous amène à simplifier notre vie, à lâcher le secondaire et à s’exercer à lire la Loi divine inscrite dans la Foi. La Foi dans « l’indéfectible étreinte du Dieu de miséricorde qui nous prend par la main lorsque, dans toute notre nudité, nous implorons sa miséricorde. Cette étreinte est indéfectible, car même lorsqu’un être humain est encore pécheur, Dieu le rejoint constamment dans chaque être ».

Le signe distinctif de Takamori Soan sera « wabi », la pauvreté lumineuse, sous la conduite du Souffle Divin auquel Shim San a conféré une place centrale dans sa vie et dans son enseignement :

« La Réalité spirituelle, c’est, dans tous les cas, la vie dans la grotte infiniment profonde de Son Silence, tout en ramant dans nos petits bateaux vers la haute mer en suivant Sa Voix, en nous laissant porter par Son Souffle, tout en disparaissant dans Sa Main ».

« On ne comprend que peu de choses avec la seule raison, mais beaucoup avec un cœur de pauvre, un cœur de dépossédé, vaste et accueillant ».

 « Il faut renoncer au désir de recevoir un enseignement. La Voie, c’est la vie. Le Zen n’est pas quelque chose de spécial, c’est la vie dans la réalité, dans la nudité, la réalité de la nudité ». « Pratiquer le zazen, c’est se laisser séduire par le souffle de Dieu. Si vous ne subissez pas cette séduction, priez pour qu’elle vous soit octroyée, c’est un don ; la prière n’a d’autre but que de supplier le Seigneur de se rendre irrésistible. »

« Par la concentration sur la respiration, on se libère de la prison de la conscience, on commence à entrer dans la sensation au niveau de l’être : ni par l’intérieur ni par l’extérieur, au-delà. Dans le bouddhisme zen, il y a deux colonnes : la respiration naturelle et le regard vers l’au-delà. Le regard n’est pas fixé sur les phénomènes, mais déjà contemplatif ; regard ni extérieur ni intérieur… regard libéré. C’est la liberté où on commence à vivre selon la lumière d’au-delà, selon le souffle du Bouddha. Alors, le vide n’est pas le vide ; il est plénitude de l’autre vie. » Le Zen (Chan en chinois) cherche à approfondir le silence intérieur. C’est s’exercer à mourir à soi dans le Verbe de Dieu, Kami-ibuk,i kami voulant dire dieu ; ibuki, le souffle, l’haleine. Comme pour ruah en hébreu, ibuki c’est aussi bien le souffle que le vent.

Et c’est ce même Souffle qui fait que « toutes les religions ont leur valeur et leur tradition mystique unique, mais le temps est venu où il nous faut apprendre mutuellement ce qui est précieux à garder dans chaque tradition. La facilité et la multiplicité des contacts nous permettent et nous obligent, aujourd’hui, à regarder la réalité des autres de plus près, à percevoir leur vie réelle et les vraies raisons qui les font vivre et agir, croire et espérer. Même si les chemins sont divers, cela ne signifie pas pour autant que le but ultime soit différent. Ne s’agit-il pas pour tous de se laisser envahir, transformer et convertir par la vie divine ? »

« Le temps est venu d’un retour à soi, à notre demeure en Lui. Ramons, ramons au large, vers la profondeur de la mer de Dieu. » Tel était son ardent appel, une invitation à se laisser conduire par le grand Souffle, même si

« Tombe la neige
Tu ne viendras pas ce soir
Tombe la neige
Et mon cœur s’habille de noir »

………

Note

(1) Simone Weil, La Source grecque, Gallimard, 1953, p. 45

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