TENTACULES DE MON CŒUR

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JASON LINGAYA

Pareil à du bois mort, je dérive tranquillement la tête la première, attentif au moindre mouvement alentour. Cela fait un moment déjà que je patauge, bredouille. Mais tandis que je bifurque lentement vers la gauche, je l’aperçois soudain dans un flash. Subjugué, ébahi, conquis, je m’arrête net. Puis immobile, comme figé dans l’espace, j’attends et j’observe, le souffle court, mon attention à l’état d’éveil maximal.

Du grenat, elle a viré au bleu, puis est passée au brun et la voici blanchâtre comme tout. D’une pâleur inquiétante d’ailleurs : ne dirait-on pas que mademoiselle va tourner de l’œil dans la seconde ? Mais non, c’était pour rire ! On se croirait au bal, mieux, dans un concours de beauté. J’ai presque envie d’applaudir, mais stoïque je m’abstiens. Je ne bouge pas. Ni un doigt, ni une palme, rien. J’évite même, de cligner des yeux. Des fois, si je pouvais, je crois bien que j’arrêterais de respirer.

Manque de pot, je recommence à dériver. J’avais compté sans les courants, mais il y en a toujours dans le coin. Vite un repère ! Je relève les yeux vers la plage. Les filaos se succèdent à l’infini.

Décidément, ils se ressemblent tous. Tant pis. Plus temps de tergiverser. Je me ramène en quatre, incertain de l’accueil que me réserve l’intéressée.

Le croirez-vous ? Voilà qu’avant même les civilités d’usage, cette charmante créature que je rêvais d’étreindre sur mon cœur, me sourit, rougit et tente déjà de me fausser compagnie. En un instant elle est passée à tribord, et comme un spectre, s’est faufilée à travers de tout un tas de coraux morts, obstruant je pense, l’accès à une cavité dans un rocher recouvert de mousse fine et verdâtre.

J’ai envie de lui crier : « attends coquine donne-moi ma chance ! » En un mot, lui déclarer ma flamme ou quelque chose du genre. Mais avec un tuba dans la bouche, j’aurais aimé vous y voir, vous. Je sens qu’il va falloir employer les grands moyens. J’ai avec moi un petit sac qui traîne en bandoulière. J’en sors de vieux gants de laine et les enfile en vitesse. C’est bon. Je suis tout à vous très chère !

Une grande bouffée et hop, je plonge. C’est à peine si je parviens à extraire deux bouts de coraux que je me retrouve propulsé en surface. Les choses se corsent, c’est clair. Dans mon empressement d’entrer dans l’eau tantôt, j’ai oublié de mettre ma ceinture de plomb – accessoire indispensable en plongée quand on a une combinaison hyper flottante comme la mienne. Une erreur qui pourrait bien être fatale à ma petite intrigue, avec les secondes qui passent.

Le cœur a ses raisons que la raison ne connaît pas : qu’importe si l’issue de cette quête semble courue d’avance, qu’importe si la perfide a choisi de me fuir sans espoir de retour, je ne m’avoue pas vaincu, parbleu, je la retrouverais ! Dussé-je l’arracher des abîmes du Styx !

Je ne sais au juste combien de temps tout ceci a duré. Combien de fois je suis descendu et combien de fois je suis remonté, suffocant, les poumons en feu. La marée était haute et à cet endroit – on avoisinait les deux mètres cinquante. À chaque fois que je progressais un peu, ma douce se faisait plus discrète. D’ailleurs, je ne la voyais plus depuis un moment. C’est tout juste si je devinais sa présence. « Grands Dieux ! » grognai-je entre les dents « a-t-on idée d’être aussi coquette ? »

Enfin, dans un ultime effort et à bout de forces, je parviens à libérer le passage. Et là, mon cœur se remet à battre comme un beau petit diable. Ce que je croyais perdu à jamais, cette beauté, ce trésor, ne l’est plus. N’ayons pas peur des mots, mes amis : mon bonheur, il est là, à portée de main. Et pourtant, tout reste à faire. Tapie dans l’ombre, du fond de son trou, elle me guette. Elle m’épie.

Mes battements de cœur, je les entends, se font plus pressants : « Cado-Doc, Cado-Doc, Cado-Doc… » Son regard m’envoûte : je le sens, je le sais. Je suis pris. Fini : c’était écrit.

Tout en elle évoque le mirage, la tromperie. Comme pour une dernière danse elle s’est parée de ses plus beaux atours faits d’une myriade de coraux et de grains de sable agglutinés à ses longs doigts minces et gracieux. « On dirait une fresque de Dali », je m’étonne rêveur, « carrément bluffant pardi ! ». Tiens, mais on dirait bien que la mignonne m’attend… J’arrive !! Que dis-je : j’accours m’amie !!

Je refais surface, j’inspire à en perdre la tête, puis je reviens pour elle. Je crois l’entendre crier mon nom, mais c’est sûrement mon imagination. Il faudra être rapide, précis et ferme. Ferme surtout ! Ma dulcinée ne m’offrira pas de seconde chance. Si d’aventure elle me glisse entre les pattes, c’est fini, elle filera pour de bon. C’est certain.

J’entame une approche en douceur. Je touche au but. Enfin, je crois. Elle reste la très sage, très câline. Et soudain j’ai le sentiment violent, aigu, qu’elle ne m’aime pas. Tous ces artifices, ce fard de surface à la limite du mépris, n’ont pour autre objet que de me faire languir un peu plus pour mieux me leurrer. Elle a bien préparé son coup, la cruelle. D’une seconde à l’autre, je le sais, elle va bondir telle une enragée… Il faut décidément garder l’œil ouvert. Et le bon !

Porté sans doute par l’énergie du désespoir, je tente ce que je crois être la chose à faire pour retenir cette diablesse : je plaque vivement les mains sur la crevasse pour en bloquer la sortie. « Hé hé ! » souriais-je « la friponne ne s’y attendait pas ». Et de poursuivre, dans un même souffle, « stratégie d’attaque payante : léger avantage aux Blancs » – que mon passé peu glorieux de joueur d’échecs, se rappelant à moi, me murmure tout bas.

Mais ma copine n’aime pas se sentir à l’étroit. Sa réaction est immédiate : par je ne sais quelle combine, elle a d’un coup, teinté toute l’eau de nuances obscures : « Aie, les Noirs reprennent la main » m’insurgeai-je, la mâchoire serrée. De la lumière je m’enferre dans les ténèbres. Par bribes, comme il en est de messages codés, me revient aussi, sans raison, une citation incomplète de Milton qui évoque un « chemin », je crois, « long et pénible » ou je ne sais quoi…

Évidemment, c’est le moment que choisit la scélérate pour tenter de passer. Ce faisant, elle s’agrippe à mes gants et là c’est banco ! En deux temps trois mouvements, vlan !, l’affaire est dans le sac.

De retour à la plage, je pus enfin, avoir avec elle un entretien en tête à tête. Je lui parlai de ma situation, de mes projets d’avenir, de l’effet qu’elle me faisait. Tout ça quoi. Je ne manquai pas de la complimenter sur l’aspect de son nouveau costume – très chic du reste – sur son maintien, son élégance, bref sur son charme et sa classe. Je n’oubliai surtout pas de m’excuser pour son kidnapping quelque peu impromptu. « Comprenez-moi, » balbutiai-je, gauchement « je suis un passionné… »

Elle acquiesça timidement sous-entendant, il me sembla sur le coup, me trouver pas mal non plus. Naturellement, on prit quelques clichés pour immortaliser l’évènement. Puis son regard s’assombrit et je compris à contrecœur qu’il était déjà temps de nous séparer. « Point de larmes entre nous » me consola-t-elle en son langage, « vous repasserez me voir à l’occasion n’est-ce pas ? »

C’est ainsi que, la mort dans l’âme, je regardais la belle – ma belle – filer à l’anglaise vers d’autres aventures exotiques. Et tandis qu’alerte et légère, elle disparaissait dans le doux clapotis d’un imperturbable fond bleu azur, je me demandais si elle se retournerait ne serait-ce qu’une fois – une fois seulement – le temps que nos regards, désormais blasés par la banalité des choses, se retrouvent une fois encore pour sceller à jamais les jalons d’un bonheur somme toute éphémère.

Alors c’est « Oui ? » ou c’est  « Non ? », misère de misère… Holà ! Elle parait fléchir… Un frisson me parcourt l’échine : j’ai la gorge très sèche et la tête qui brûle. Mes sens me lâchent et je crève, oui c’est cela, je crève d’angoisse à l’idée de ce qui va suivre. Je n’en peux plus. Comme en rêve, je perçois tout au ralenti. Séquence par séquence. Cela dure une éternité, mais mon amie finit par regarder de mon côté. Et avec une retenue extrême, me fait un signe. À peine.

C’est à ce moment précis pourtant, que la gueule avide d’une vilaine murène se referme aussi sec sur ma tendre rebelle et l’envoie ad vitam à sa perte. D’abord choqué par ce dénouement trop injuste je restai là, K.O. debout, fulminant sur le sable encore tiède. Mais ma rage sourde finit par laisser place à un sentiment de résignation abstraite. Et tandis que le couchant explosait de mille feux, je pleurais seul sur cette plage nue, mon pauvre amour perdu, comme jamais avant je n’avais pleuré de toute ma vie.

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