THÉÂTRE: Désirs enfouis dans la fêlure du temps

Des retrouvailles deviennent très ennuyeuses lorsqu’elles sont ratées. Mais dans Sweet sour suite, celles de trois amis d’enfance intriguent par la tension sous-jacente qu’elles couvent. À travers trois personnages très différents, cette pièce nous dit que le temps ne rattrape rien et ne répare rien lorsqu’on a été blessé. Sarah en témoigne avec une belle justesse à travers les traits de Déborah Jubeau, face à une Virginie qui revient au pays, avec un autre regard mais autant de désir que de crainte. Si elle provoque au départ, Virginie, incarnée par Vinaya Sungkur, émeut de plus en plus, tandis que le roi de la fuite, Édouard, continue de rêver et de chanter.
Si l’on reste un peu sur sa faim à l’issue des quarante-cinq minutes de jeu à trois de Sweet sour suite, c’est que la pièce a accroché, que ce sujet du travail du temps sur les êtres et les sentiments est vaste, et que nous pourrions souhaiter que ce début de création se poursuive. 45 minutes, c’est beaucoup quand tout a été fait en un petit mois. Car lorsqu’on a trouvé les mots, encore faut-il adopter le ton et le geste qui lui feront sens…
On se sent toujours un peu inopportun lorsqu’on franchit le seuil d’une chambre d’hôtel, ou ici d’une suite de luxe très apprêtée et propre où le service anticipe les moindres désirs de confort ou d’attention. Inopportun car ces multiples attentions, cet implacable soucis du détail, ces serviettes changées tous les jours, ces pétales posés là dans une feinte nonchalance, toutes ces petites touches renvoient le visiteur à sa gaucherie et son trop plein de vie. Sweet sour suite, l’idée du titre de cette pièce créée par Katja Hunsinger et Rodolphe Dana du collectif Les possédés avec trois comédiens mauriciens est déjà signifiante à elle seule du ton de la pièce. Douce-amère, ironique et blessée, elle le sera particulièrement du début à la fin dans le regard et le ton de Sarah, interprétée avec justesse et finesse par Déborah Jubeau.
Monde à part, la suite de l’hôtel avec son décalage par rapport au quotidien et son soupçon d’anonymat, voire même de mascarade, offre le contexte idéal aux retrouvailles en porte-à-faux de Sarah et Édouard avec cette Virginie devenue actrice, qui les a invités après sept ans de silence. Ils sont là et déjà elle se fait attendre… Ils ont commencé rideaux levés alors que les spectateurs prenaient place dans la salle. Leur impatience imprègne leur jeu lorsqu’ils prennent la parole. Le retard de Virginie exaspère Sarah qui affiche son agacement et fait un visage mutique, tandis que son compagnon s’accommode avec magnanimité de la situation, s’extasiant de manière un peu surfaite du confort auquel il n’aurait jamais eu accès sinon.
Distance ou (in) différence
Sarah et Édouard forment un couple froid et distant. L’un s’émerveille comme un enfant du luxe hôtelier tandis que sa compagne y paraît indifférente. Mine renfrognée et ton sec, elle concentre son animosité sur l’amie qui a le culot de faire attendre ceux qu’elle a invités… Elle ironise volontiers. Lorsque Virginie arrive enfin avec son sac Vuitton et sa veste en strass, le vague sentiment de décalage des débuts devient un fossé. Si Sarah sourit pour la première fois, prononçant quelques mots amicaux, elle ne tarde pas à se refermer comme une huître notamment à l’évocation de la disparition de sa mère. « Pas envie d’en parler », répète-t-elle deux fois à Virginie. Édouard raconte son bonheur d’oeuvrer pour les enfants dans une association, mais quand Virginie questionne Sarah sur sa vie, cette dernière lui reprochera de l’interroger comme une assistante sociale… L’expression laisse poindre un sentiment d’infériorité face à cette femme devenue riche et célèbre des “petits” Mauriciens restés dans leur misère au pays.
Alors que Sarah s’éclipse de la scène, Édouard partage ses désirs d’expatriation, désir d’enfant aussi qui ne soit surtout pas Mauricien, pour qu’on ne lui demande jamais de certificat d’hébergement. Il raconte avoir quitté le pays en cachette de Sarah un jour, ce séjour ayant cependant mal tourné… Quand Sarah revient sur scène, elle fait une déclaration péremptoire, qui permet de comprendre qu’elle va immédiatement cesser ses gentillesses : « Quand tu es bon une fois, c’est bon. Mais quand tu es bon une deuxième fois, c’est pas bon car tu deviens bonbon, et là on te suce… »
Souvenir et amertume
Une scène très surprenante, voire à contre-emploi, survient alors, rompant avec le ton à l’oeuvre jusqu’ici. Après la distribution de cadeaux, Nikola Raghoonauth partage son goût pour l’interprétation musicale et l’air guitare, mimant et chantant une dizaine de tubes qui ont accompagné le temps de leur amitié. Le comédien force le trait avec une légèreté toute frétillante. Virginie s’engouffre dans cette ornière qui permet opportunément de fuir la pesanteur ambiante et se remémorer le bon vieux temps. Mais cette scène bizarrement comique fera place aux vives émotions de la rancoeur.
À bout, Sarah livre l’amertume et les reproches accumulés depuis sept ans, qu’elle a sur le coeur. Dans ce moment de vérité, l’attention est captivée par la justesse et le ton blessé de celle qui dit avoir été « abandonnée » il y a sept ans sans un mot, sans un adieu : « On ne part pas comme ça ! » Mais le pire est à venir car elle insinue avoir été acculée à jouer le rôle de la remplaçante auprès d’Édouard… Elle accuse son amie de cynisme d’être partie en sachant qu’ils n’arriveraient pas à s’aimer sans elle… Un dernier échange entre Sarah et Virginie remplacera le couperet des mots par la douceur d’un geste d’affection. Ils partiront en laissant Virginie à ses facéties, sans la possibilité de s’expliquer. La pièce se conclut sur le regard désenchanté et les mots de celle par qui tout est arrivé. Elle révèle pourquoi elle étouffait, pourquoi elle est partie sans même regarder son pays devenir une petite tache dans l’océan.

- Publicité -
EN CONTINU

l'édition du jour

- Publicité -