Vijaya Teelock : « À Maurice, des travailleurs étrangers ont peur de parler aux chercheurs »

Depuis le 29 novembre, Vijaya Teelock préside le comité scientifique de la Route de l’esclave, une structure créée par l’Unesco en 1994. À la veille des commémorations de l’abolition, l’historienne, spécialiste de l’esclavage, évoque ici certains nouveaux chantiers, tels les liens entre les anciennes formes d’esclavage et ce qui existe encore aujourd’hui, dans la continuité du racisme contre les Africains. Les manuels scolaires des pays où l’esclavage a existé, et la façon dont ils incorporent l’histoire de l’esclavage et des Africains, est aussi au cœur des préoccupations, tout comme la nécessité de remodeler entièrement les discours et les représentations de l’esclave, qui a en réalité été un grand résistant, détenteur de savoirs et un contributeur au développement.

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L’océan Indien est pour la première fois à la présidence de ce comité. Comment allez-vous mettre cet atout à profit ? En quoi l’histoire de l’esclavage dans l’océan Indien est-elle spécifique ?
Ces deux dernières années, en tant que membre du comité scientifique, nous avons pu faire comprendre que l’esclavage et la traite ont existé aussi dans l’océan Indien, et pas seulement dans l’Atlantique. On voit toujours un focus sur le commerce triangulaire et la traite atlantique, mais si sur dix projets, deux traitent de l’océan Indien, c’est quand même une victoire. Il est aussi très important de montrer les différences entre ces deux formes d’esclavage. Souvent, dans le passé, les chercheurs de l’océan Indien se référaient à ce qui s’était passé dans l’Atlantique. Les paradigmes, les cadres théoriques et conceptuels s’en sont beaucoup inspirés, mais lorsqu’on essaie de les appliquer au contexte de l’océan Indien, on constate tout de suite de grandes différences…

Par exemple, on constate la présence d’esclaves asiatiques dans la traite ici. Une traite plus ancienne, la traite arabe, a aussi existé à l’époque précoloniale, pendant des centaines d’années, en Afrique de l’Est à destination du nord de l’Afrique et des pays arabes. La civilisation swahelie est d’ailleurs en partie basée sur l’esclavage et la traite entre Arabes et Africains. On parle souvent du commerce triangulaire, mais ici, il est quadrangulaire. Au lieu de trajets entre l’Europe, l’Afrique et l’Amérique, nous avons, dans l’océan Indien des trajets qui relient l’Europe, les Mascareignes, l’Inde et l’Afrique.

Les traitants allaient en Inde pour se procurer des étoffes et des denrées, venaient à Maurice pour le ravitaillement en poudre et en vivres par exemple, puis allaient en Afrique. Maurice était d’ailleurs la base où tous les traitants venaient. Des intermédiaires arabes et indiens étaient implantés sur la côte de l’Afrique de l’Est. Dans la traite atlantique, les mélanges sont essentiellement européens et africains, alors qu’ici, nous avons des influences européennes, africaines, arabes et asiatiques, ce qui crée une complexité beaucoup plus difficile à analyser. Il est fondamental de comprendre cela sur le plan culturel.

Cette traite quadrangulaire s’est-elle aussi appuyée sur les anciennes routes ?
Non, parce que Maurice n’était pas peuplée avant la colonisation… Les anciennes routes concernent surtout le nord de l’Afrique. Dans le sud, on s’est un peu servi d’anciennes routes terrestres à l’intérieur du continent, au Mozambique par exemple, comme le montre le célèbre livre de Edward Alpers, Ivory and slaves in East Central Africa. Il montre comment les nouveaux traitants, français, anglais, portugais, ont utilisé les traites précoloniales. Avant, les Arabes achetaient l’ivoire et les esclaves au fin fond du Mozambique, même jusqu’au Malawi. Ces réseaux ont été réutilisés par les nouveaux colons, sauf que l’acheminement se faisait vers les Mascareignes. Dans le nord, beaucoup d’esclaves ont été capturés pour fournir les armées, beaucoup de femmes comme esclaves sexuelles, mais à Maurice, l’esclavage concernait surtout la plantation et servait à peupler la colonie.

Dans sa déclaration officielle à l’issue de la conférence qui s’est tenue à Maurice le 29 novembre, le comité scientifique attirait l’attention sur les liens entre esclavage moderne et histoire de l’esclavage. Mais quelle est au juste sa mission sur l’esclavage actuel ?
Cette déclaration dit notamment que les scientifiques sont très préoccupés par la réutilisation des anciennes routes de nos jours, et il est absolument nécessaire que nous communiquions nos recherches à tous les organismes des Nations Unies et des Droits Humains qui font quelque chose dans ce domaine. Les réseaux sont les mêmes, nous constatons une continuité. Le comité scientifique a offert ses services à tous ces organismes qui sont en train de se concerter pour contrer ce qui se passe dans le nord du continent africain. Nous avons constitué un groupe de recherche qui explore les liens historiques entre les anciennes et les nouvelles routes du trafic humain. Le champ de recherche et d’action de la Route de l’esclave a d’ailleurs été étendu au fil des ans. Nous intégrons aussi par exemple les esclaves africains qui ont été amenés en Inde, les Sidis, dont les descendants vivent au Gujarat. Ils étaient entre autres recrutés pour l’armée…

Comment le travail sur l’histoire peut-il concrètement aider à combattre l’esclavage moderne ?
Pour traquer les trafiquants, nous aidons à mieux comprendre le mécanisme du trafic, donnons le détail du tracé des routes. Grâce aux traditions orales, il n’est pas très difficile de remonter vers les sources même de la demande, car comme l’a dit Doudou Diène, il n’y aurait pas de trafic s’il n’y avait pas de demande. Outre l’Afrique, l’Europe et l’Amérique doivent aussi être impliquées. Un membre du comité a aussi fait ressortir qu’il existe de nos jours un trafic d’Haïtiens vers le Canada. Ces gens ont été dupés et ont dû payer une fortune pour partir.

Ne fait-on pas face à deux mondes qui ne communiquent jamais entre eux : l’un qui pratique l’esclavage et l’autre qui lutte contre ?
C’est pour cette raison que nous étudions les systèmes économiques, l’économie du travail précaire. Il existe tout un continuum qui commence avec l’esclave possédé par une autre personne, puis on trouve différents grades avec ceux qui sont très peu payés pour des travaux absolument pas acceptables… Il faut comprendre sur quoi se fonde la prospérité économique de certains pays, étudier ceux qui pratiquent l’esclavage.

On blâme la demande pour le travail précaire, mais nous devons aussi nous demander pourquoi des gens ont besoin de quitter leur pays. Les pays africains sont riches mais leurs populations sont pauvres et leurs gouvernements, corrompus. Dans la région, à Maurice même, nous avons des travailleurs étrangers qui ont peur de parler aux chercheurs. Pourquoi auraient-ils peur s’ils étaient bien traités, bien payés ?

Cela ne se rapproche-t-il pas plus du travail engagé ?
Oui, mais au moins à l’époque, ils avaient des inspecteurs qui dénonçaient les maltraitances et rendaient leurs rapports publics. Aujourd’hui, il est impossible d’avoir le rapport d’un inspecteur… Ils devraient être déposés au parlement. Nous avons aussi entendu parler de trafics d’enfants rodriguais achetés par des Mauriciens qui travaillent pour presque rien dans des maisons. Aujourd’hui, tout est tellement secret qu’il est difficile de retracer les réseaux. On trouve des Malgaches, des Bangladeshis parmi les victimes. Entre Mayotte et les autres îles des Comores, des réseaux clandestins exploitent la pauvreté des gens. Il y a tellement d’inégalités sociales et économiques que les gens décident de quitter leur pays. Tout cela repose sur le système économique international.

À la Route de l’esclave, un groupe de recherche travaille sur l’économie des pays, la justice sociale et le droit à la terre, car beaucoup de gens ont été dépossédés des terres où habiter et/ou cultiver. Un autre groupe s’intéresse aux anciens réseaux comparés à ceux d’aujourd’hui. Un troisième se concentre sur l’éducation et les manuels scolaires, un quatrième sur les différentes formes réparations qui peuvent être mises en place. Un autre groupe, enfin, examine les musées et les représentations de l’esclavage, sur lesquels un colloque sera d’ailleurs organisé en mars aux États-Unis.

L’autre volet de la déclaration officielle concernait le projet de musée intercontinental de l’esclavage. Partagez-vous l’inquiétude que Jimmy Harmon a exprimée il y a deux semaines dans nos colonnes ?
La nomination, cette semaine, de Jean-François Chaumière à la tête du Centre Nelson Mandela, et immédiatement après la diffusion d’un appel à participation pour une étude de faisabilité, m’ont rassurée. Ce projet a quand même été approuvé en 2011 dans le rapport de la Commission Vérité et Justice ! Tout le monde l’a accepté, que ce soit l’ancien ou l’actuel gouvernement. Très peu des recommandations du rapport ont été mises en place pour le moment.

Un projet de cette envergure pour un sujet aussi sensible que l’esclavage à l’échelle de la région ne peut pas être dirigé par des administrateurs seulement. Il a besoin de compétences techniques et professionnelles. Il lui faut une structure dans l’esprit de ce qu’on appelle en Inde le « Special Purpose Vehicule » (SPV), c’est-à-dire un organisme indépendant qui ne serait ainsi pas ralenti par les considérations bureaucratiques, qui serait dirigé par le gouvernement bien sûr, mais qui en plus des chercheurs, des scientifiques, historiens, anthropologues, généalogistes et autres muséologues inclurait des banquiers et des spécialistes du marketing pour veiller, dès la conception, au financement et à la rentabilité du projet. J’espère que le 1er février, nous entendrons une déclaration officielle sur ce projet. Ce musée intercontinental de l’esclavage sert à montrer les réalités de l’esclavage, mais c’est aussi un lieu d’éducation et de réconciliation. L’hôpital militaire, qui est le plus ancien bâtiment des Mascareignes, est l’endroit idéal pour cela, et nous avons eu des assurances du gouvernement que ce choix était acquis.

Ali Moussa Iyé dit aussi que l’on teste le sérieux d’un pays à sa capacité à inclure l’histoire de l’esclavage dans le curriculum et les manuels scolaires… Où en est-on à Maurice à ce sujet ?
L’histoire de l’esclavage et de l’engagisme est bien sûr enseignée à l’Université de Maurice. Des étudiants font des dissertations, des maîtrises, et nous menons beaucoup de projets de recherche. Au niveau du secondaire, les manuels ont été révisés et je ne sais pas, à ce jour, où nous en sommes en ce qui concerne les manuels de Form I à III (grades 7 à 9)… Sur le site Web du MIE, il est question de « Social & Modern Studies », là où on est supposé avoir des sections histoire, de géographie et de sociologie. Auparavant, les sujets de l’esclavage et de l’engagisme étaient indiqués dans la section histoire. On ne nous a pas communiqué la liste des sujets mais j’ai l’impression qu’on est en train de retirer les périodes du XVIIIe et du XIXe. Nous avons peu d’étudiants en histoire à l’Université et nous n’avons plus les étudiants brillants que nous avons eus dans le passé, des gens passionnés comme Jaishree Mungur, Vikram Mugon, etc. Si on réduit encore cet enseignement au collège, nous aurons des difficultés supplémentaires car les étudiants qui choisiront l’histoire n’auront pas les compétences de base pour cela… Toute une rééducation de ceux qui sont en charge de l’éducation est à faire dans ces domaines de l’histoire et de la géographie. Il est tout de même incroyable de ne pas connaître l’histoire de son propre pays alors qu’on mise sur le tourisme… On ne va tout de même pas faire visiter les Smart Cities !

Qu’en est-il au primaire ?
J’ai vu les manuels du primaire et là, j’ai pitié pour les enfants ! C’est trop lourd, avec beaucoup de dates, de chronologies, etc. À cet âge, l’enseignement de l’histoire ne doit pas être un fardeau. J’ai demandé ce qu’il étudiait à un élève qui préparait le PSAC (Primary School Achievement Certificate) et il m’a répondu : « Mo’nn aprann lalist de tou bann minis franse. » Il voulait dire les gouverneurs, Labourdonnais de telle date à telle date, Dumas, Decaen, etc. Des profs l’enseignent de manière intéressante mais d’autres pas du tout, et je crois qu’une partie de cet enseignement programmé au primaire devrait entrer au secondaire.

Y a-t-il une collaboration entre le MIE et la faculté d’histoire ?
Le MIE nous a invités à des réunions. Par exemple, nous avons tellement avancé sur le patrimoine et l’archéologie à Maurice que nous leur avons suggéré d’inclure les connaissances acquises grâce à ces activités. Cela n’a pas été fait. Parfois, une personne du MIE vient à nos colloques, nous voyons très peu de professeurs, qui n’ont peut-être pas l’autorisation d’y assister… Je regrette qu’il n’y ait pas plus de synergie. Nous avons tellement de ressources que nous pourrions mettre à la disposition des enseignants. On nous a suggéré de créer notre site Web mais cela demande des fonds…

Doudou Diène a tiré la sonnette d’alarme sur le contexte de révisionnisme en Europe dans lequel se trouve la recherche sur l’esclavage. Y a-t-il des courants comparables à Maurice ?
Pas autant à Maurice qu’en Europe. Nous avons certains groupes qui ne souhaitent pas que l’on parle des aspects négatifs de l’histoire, et donc du travail forcé comme l’esclavage et l’engagisme… En France et en Angleterre, on est en train d’ajouter dans les manuels scolaires des éléments sur « les bienfaits des empires coloniaux ». On assiste effectivement à différentes formes de réécriture de l’histoire. J’ai constaté aussi dans certains endroits une tendance à préférer étudier la culture aujourd’hui plutôt que l’économie politique. Mais ce qui m’inquiète le plus concerne les divergences entre monde universitaire et population, ici et ailleurs. Je pense qu’en Europe et aux Etats-Unis, le discours des universitaires n’est pas assez cadré pour permettre à la population de mieux comprendre les enjeux de cette histoire pour nos sociétés modernes.

Nous célébrons le 1er février la semaine prochaine. Comment faire pour que tout citoyen se sente concerné par l’histoire de l’esclavage ?
Sandra Carmignani a bien dit dans son livre, Mémoires et l’esclavage et créolité, que le classement du Morne au patrimoine mondial a été fait au prix d’une « ethnicisation » du débat, qui creuse une distance par rapport au reste de la population. Quand on parle de l’Aapravasi Ghat, on l’associe aux groupes hindous, particulièrement aux Indiens qui venaient du nord de la péninsule. Le patrimoine amène à partir de ce moment une sorte de compétition culturelle, qui est malsaine.

Ces lieux et ces événements devraient être un sujet de fierté pour tout le monde. Ceux qui organisent le 1er février et le 2 novembre doivent davantage veiller à intégrer toutes les communautés. Le 2 novembre, tout le monde s’habille en sari ou costume indien et le 1er février dans le style africain : ces commémorations deviennent identitaires. D’un côté, ce n’est pas mauvais, mais la fierté nationale y perd beaucoup. Alors comment maintenir la balance entre ces deux ?

Les projets culturels demandent une sensibilité et une connaissance qui permettent de gérer les relations culturelles. Cela éviterait par exemple de voir un personnage qui parle l’arabe dans un spectacle du 2 novembre alors que les travailleurs engagés n’ont jamais parlé l’arabe ! La culture est trop sensible pour être laissée uniquement entre les mains d’administrateurs ou de politiciens. Tout cela vient du fait qu’il n’existe toujours pas de politique culturelle. Depuis des années, nous réclamons des assises de la culture avec un programme d’enquêtes dans les villages, les cités, un consensus avec la population, les historiens, les sociologues, les artistes, les musiciens, etc. Le but est d’avoir des Mauriciens qui soient Mauriciens, bien dans leur peau, et qui connaissent et respectent la culture des autres.

En quoi le discours victimaire sur l’esclavage fait-il le jeu de l’oppresseur, comme l’a expliqué Doudou Diène ?
Ceux qui ont portraituré l’esclave en victime l’ont fait pour des raisons très spécifiques, à l’époque de la lutte abolitionniste. Il fallait montrer l’esclave en victime pour obtenir la sympathie en Europe et les votes dans les parlements. Tous les pamphlets et les livres qui ont été écrits pour défendre l’abolition doivent être analysés dans ce contexte de propagande abolitionniste. Ces images stéréotypées ne sont plus appropriées aujourd’hui car on sait bien que la réalité était très différente. On ne peut plus présenter l’esclave à genou ou en train de supplier. Depuis le début même de la traite, les esclaves luttaient quand ils étaient capturés, ils s’enfuyaient, se révoltaient dans les bateaux. Arrivés à destination, ils s’échappaient. Il existait toutes formes de résistances, qui ont permis de développer une résilience dans la population des esclaves et chez leurs descendants.

Les abolitionnistes étaient pour la plupart des religieux qui savaient quels freins ils devaient lever. Mais aujourd’hui, lorsqu’on reproduit des images du XVIIIe siècle dans un manuel scolaire par exemple, c’est anachronique. Les descendants perçoivent alors leurs ancêtres comme des personnes soumises, ce qui est scientifiquement incorrect. Nous devons créer des images alternatives. Dans les gravures de Milbert par exemple, l’esclave est tout petit, toujours courbé au milieu de la campagne, mais c’est lui qui fournit tout le labeur. Pourquoi ne pas le mettre au premier plan ? Il n’existe aucune image d’époque des 300 esclaves qui travaillaient au Moulin à poudre. Nous devons réactualiser la façon de représenter et voir l’esclave.

Ils ont contribué au développement économique et infrastructurel du pays. On parle peu des esclaves jardiniers qui ont été affranchis pour avoir propagé certaines plantes. Il a même été envoyé aux Seychelles pour le montrer. Beaucoup d’autres jardiniers esclaves de Pamplemousses ont eu comme lui un lopin de terre là-bas. Ces gens n’aimaient pas leur statut, mais ils ont travaillé, aimé leur travail et été récompensé pour cela. Les esclaves du Moulin à poudre étaient très spécialisés, comme forgerons, charrons, poudriers ou maçons. C’est d’ailleurs pour toutes ces raisons que nous avons demandé à des jeunes artistes de redessiner l’esclavage, pour actualiser l’iconographie grâce aux nombreuses données scientifiques que nous avons rassemblées sur la vie quotidienne des esclaves. Bientôt, nous pourrions faire un film sur le sujet !

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