Vinod Rughoonundun – une étoile ressuscitée en verbe

En marge du dix-huitième Printemps des Poètes, cette réflexion analytique sur Mémoire d’étoile de mer (Éd. La Maison des Mécènes, 1993) se veut un hommage à Vinod Rughoonundun, poète mauricien, parti hélas trop tôt.
A priori, on serait tenté de croire qu’il construit des vers en jouant aux dés avec les mots et les expressions, les lançant au hasard, les juxtaposant par ici, les inversant par-là, bref les cueillant d’une main pour mieux les rejeter de l’autre : « à l’encolure des balises d’océan / terrain de feu sur ressacs de la vie / larme de pierre en toile de corail / perle coquille d’écorchure se déploie arbre-sang. »
Mais Vinod Rughoonundun ne construit pas des vers au gré du hasard. Poète dans l’âme, sans doute dès son premier éveil au seuil d’un imaginaire foisonnant qui promet une création poétique aux vers vertigineux, il ne se contente pas de jongler, au fil d’une quelconque inspiration, avec les mots mais il a l’art de les fixer dans le langage avant de les couler dans une structure – certainement pas fixe puisqu’il s’agit des vers libres – qui obéit à une esthétique de l’assonance. Les nombreuses tournures et figures qui jalonnent le condensé de son tissu poétique (au sens barthien du terme « texte ») et qui dérouteraient tout lecteur profane qui se contenterait d’entrer (comme dans un moulin !) avec une approche exclusivement prosaïque, dans l’univers poétique de Vinod (comme dans toute autre forme de poésie en quête d’un langage nouveau pour exprimer l’indicible !) ne répondent pas à un simple jeu de significations ou de cache-cache au sein de l’empire des sens. Loin de relever d’une rhétorique quelconque, elles transgressent le code de la prose – même si la prose n’est pas tout à fait étrangère à sa poésie – et du langage au quotidien dont l’essentiel est d’être compris et, échappant à cette logique discursive, elles déversent dans le langage une beauté troublante que peut décoder seule la lecture en tant qu’acte poétique.
Lire la poésie de Vinod Rughoonundun, c’est répondre à l’exigence d’un travail poétique qui consiste à saisir, au-delà des mots, les multiples images dont certaines sont annoncées déjà dans le titre, « mémoire, étoile et mer » et d’autres surgissant au fil de la lecture « la fuite du temps, l’éternel retour, le tourbillon, la blessure et le sang », parmi tant d’autres encore qui appellent une analyse approfondie afin de mettre au jour l’ambiguïté d’une angoisse profonde qui taraude l’esprit du poète. Car Mémoire d’étoile de mer dévoile un poète pris malgré lui à la croisée entre le monde et le langage, entre le vécu et le rêve, entre le désir de communiquer et l’inénarrable, mais confronté à une volonté de raconter « l’histoire d’une étoile de mer rencontrée au point bascule ». La création poétique, ici narrative, se donne alors pour objectif de revigorer le travail de mémoire qui lui sert, en retour, de support en alimentant son imaginaire créatif. Dès le début, les verbes s’emploient à inscrire dans l’intention textuelle cette volonté poétique. Ainsi, les verbes de communication tels que « écouter, dire, raconter, déclarer, entendre, rappeler, parler et conjuguer », viennent animer les substantifs correspondants, « légende, témoin, souvenir, histoire, mémoire » (p.4) et promettent le récit poétique, mais versifié, d’une légende.
C’est la « mémoire vivante », celle qui se trouve au milieu de l’océan, la mémoire d’étoile de mer. On l’aura compris, étoile de mer renvoie ici, par un effet périphrastique à une île, destinataire du poème et plus précisément « mon île d’amour », une étoile aux prises avec le passage du « temps qui se dénoue » de l’équinoxe au solstice en passant par l’interstice. Ainsi, pendant que « le pommier traverse juillet », et qu’« octobre pleure dans les mains d’automne », le poète « gravi(t) chaque aurore » et cherche à accomplir « la traversée des sept temps ». Mais puisque « ni le temps ni l’âge n’altère l’histoire », la mémoire demeure donc vivante. Et pour qu’elle ne meure jamais, il faut qu’il y ait quelqu’un qui raconte l’histoire, ou se la raconte si nul n’écoute. Alors, le soleil, la pluie, le vent et la mer, tous racontent et se racontent leur histoire, leur légende, à leur manière. Une légende infinie, racontée à l’infini, car « les gestes / de la mémoire vivante / recommencent sans cesse / le même rite » puisque « jour après jour » les rumeurs se propagent et « d’âge en âge la mer dit même légende ».
C’est l’éternel recommencement, l’éternel retour nietzschéen. Du coup, les pistes sont brouillées. D’abord dans l’esprit du poète : « amarré aux quatre vents / j’ai enjambé récifs et écueils ». Tantôt amarré aux vents, tantôt aux récifs et écueils, puis, tantôt enjambant les vents, tantôt les récifs et écueils ! D’une part, la répétition et l’inversion (dans les vers qui suivent), créent un effet de chiasme et transposent la résonance sémantique dans la morphologie du texte : « j’ai enjambé les quatre vents / amarrés aux récifs et écueils ». D’autre part, la forme, rejoignant le fond, confirme la présence d’une structure immanente à l’ensemble du poème. Par extension, ce phénomène poétique du chiasme confère à l’acte de versifier un retour à l’origine, à la case départ, confirmant ainsi le respect de la nature cyclique du poème tel que le préconisent les caractères fondamentaux du langage poétique : « Marée basse… marée haute / marée haute… marée basse / le pas suit le sillon, le sillon suit le vent, le vent suit le pas / ton nom écrit passion violente. ». Ce rythme est cependant étendu à une certaine violence – qui pourrait bien aussi être son aboutissement – engendrée par la simple nomination de l’étoile de mer, qu’exprime le poète.
Passion littéraire, passion poétique violente. « La mer a multiplié parole d’exil » pendant qu’advienne un « séisme d’étoiles en cendre de pluie ». Le poète constate avec amertume qu’« il pleut des étoiles dans ton orbite / étoile d’or / étoile de sang. » Sang, tache, blessure insupportable, « cri d’agonie » se font sentir. La « parole conjugue déchirure » et dévoile enfin sa vraie nature. Si « la mer dit sa légende », dorénavant c’est pour « raconter son flanc ouvert », si l’étoile de mer a une mémoire, dorénavant c’est pour « se rappeler le flanc déchiré de la mer ». Et cette déchirure fait jaillir le sang qui coagule la fleur mais non sans laisser ça et là des traces permanentes accrochées aux mots, telles des puces aux poils des bêtes, qu’elles poursuivent dans l’éternité : « gerçure-sang… arbre-sang… sang scindé. » Lorsque son île est tachetée de sang, abandonné à lui-même, rejeté dans la solitude éternelle de l’être éphémère, le poète ne peut se contenter que de pleurer la métamorphose de son « île d’amour » en « île de sang » car le « sang d’étoile prise dans tourbillons et tempêtes » efface le temps et devient alors le « sang passé / sang présent / sang de demain / sang de toujours ».  L’acte de création poétique, l’acte de versifier, subit alors un effet de vertige (« vers » du latin vertere) et c’est « le tourbillon des horizons ». Après l’effacement du temps, vient le froissement du tissu de l’espace. C’est alors que toute la poésie de Vinod devient l’expression d’un tourbillon apocalyptique, d’un chaos effrayant où « le sud et le nord se sont croisés d’est en ouest », où « le vent du nord se laisse bercer / et devient mer du sud », où le « sud / ouest / nord et est tournent en tourbillons » et où les « mers après mers tournent en tourbillons /?autour sud est ouest nord ».
Néanmoins, c’est au sein de ce chaos, attiré comme par une espèce d’idéal, que le poète va élire domicile et trouver refuge. « Le point bascule » se précise ; le point d’unification entre lui et l’être de l’objet aimé, tant convoité, se réalise là où « mon sang se mêle à ton nom / coeur de solstice ». Le « je » du poète fait, au-delà de la série de jeux de mots, sa rencontre avec le « tu » de son étoile de mer dans le « nous » exprimé dans ce vers : « Nous sommes vent et mer / navire et phare ». Tandis que « le mot sur feuille blanche se déchire couleur de sang », la création poétique subit la « tache de sang ». Et le poète Vinod Rughoonundun de s’exclamer : « j’étais poète sans langue tu m’as donné ton verbe ! » Il est ressuscité, le poète, en verbe…

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