Visage de l’autre Port-Louis

JEAN-JACQUES
SAUZIER

La nuit Port-Louis est autre; autre qu’une capitale bruyante d’industrie et d’ingéniosité perpétuellement tendue vers la richesse et la survie. Dès que les lumières orangées du couchant sont chassées par les clins d’œil cliniques des lampadaires, les invités de la vieille Dame regagnent leurs pénates urbains et ruraux. Tous unis, comme une seule nation, dans l’engourdissement de la longue procession pour sortir de la Cité.

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Les artères vidées de ce sang bouillonnant, le lieu bruit d’un son plus souterrain, comme provenant de sous les pavés de pierre et de béton. Ainsi, un murmure du bout des lèvres poursuit l’histoire des hommes qui doivent encore gagner leur vie la nuit. Le jour ne suffit pas ; leurs matoiseries réclament l’opacité des nuits sans lune.

Je ne connais pas Port-Louis, de jour, comme de nuit. Je le fantasmagorise. Toujours par les mêmes rues, la nuit bien entamée, je rentre dans la Cité comme dans un secret. Je frissonne à l’idée de la tapineuse au regard vide, des petits voyous et des grands bandits. Ce monde de l’illicite que je romantise me séduit derrière les vitres de ma voiture. Quand il se rapproche trop, j’accélère pour retrouver les rues qui ne dorment jamais, ou si peu.

À la rue Desforges, pas de forgerons devant les fourneaux ; le métal aiguisé y découpe et tranche la chair grillée et assaisonnée. Là-bas, la chaleur rude des commerçants nocturnes réchauffe plus que les pains et le thé au lait.

Ces hommes de la nuit que je coudoie l’espace d’une sucrerie orientale à Pakistan, je les imagine en pause d’une vie trouble. Vite, ils replongeront dans les aventures ténébreuses que toute capitale suppose. Ce délire me grise et me donne le sentiment de vivre dangereusement. Ce frémissement bon marché m’ouvre l’appétit plus encore. Pour conclure, une crêpe brûlante emportée aux pieds de La Reine de la Cité.

Là-haut, il fait bon se prendre pour un personnage d’Ananda Devi. En poète de pacotille, contempler les fumées sans feu qui prouvent que le cœur du tigre de l’océan indien ne s’arrête jamais de battre. Plus bas, dans le dédale des maisons trop proches les unes des autres, d’où certains se souviennent, ou fantasment, d’une île unie, j’imagine qu’à côté du monde dort, grouille un peuple de la débrouille, de nobles voyous, de gamins rêveurs et perdus dans les décombres.

Hélas, le réel a cette vilaine manie de résister à la mauvaise littérature. Derrière l’exotisme d’une virée dans Port-Louis by night, loin des ampoules-laide du Port-Louis by light, ou tout autre délire consumériste, la vie survit avec peine. Pas juste la vie prise dans les tournoiements du trafic de drogue et de chair. Non. Aussi, une vie plus éteinte dans une profonde faiblesse.

Sur ces pierres plantées des siècles de cela par des êtres asservis dorment des hommes et des femmes en monceaux. Ces êtres enveloppés dans des haillons qui ont été jadis des draps et des vêtements appartiennent à la rue. Ils respirent entre les vents mauvais et la pluie battante. Ils sentent pulser la Cité. Qu’entendent-ils la tête sur un oreiller de carton? Entendent-ils l’essoufflement qui a précédé la mort de leurs pairs? Ou est-ce leur propre souffle qu’ils entendent faiblir?

Vêtus de leur solitude, ils affrontent mal les nuits froides. Des gens de bon cœur leur tendent des vêtements chauds. Je les accompagne, pour parler franchement, un peu malgré moi. Ce soir, il n’y a pas de parfum de viande grillée, juste l’odeur intenable de la misère, d’une vie qu’on laisse pourrir sous le regard indifférent des anciens dieux de basalte.

Je les vois plus que je ne les rencontre, caché derrière ceux que j’accompagne. Pourtant, ils ont une parole, une histoire dans leur chair qu’ils voudraient faire entendre. Je m’attends à des récits terribles, mais elles ne le sont que par leur banalité. Un loyer que l’on ne peut plus payer faute d’un emploi régulier, des tonnerres domestiques qui poussent vers la porte. Au fond, une simple vie de naufragé qui finit par devenir l’histoire d’une épave.

Pourtant, ils ne recherchent pas la pitié. Un homme sans âge l’affirme. Leur vie n’est pas simple, cela allège juste un peu de le dire. Le jour, il cherche un emploi à la journée. Souvent, avec d’autres galériens, il attend vainement. La nuit, il cherche un endroit où cacher ses vieux os loin des prédateurs citadins, ces monstres au masque d’homme qui les pourchassent pour les battre et pour rire.

Ces larmes affirment que ces compagnons et lui ne méritent pas cela. Ils ne font rien. Ils dorment déjà derrière une poubelle, pourquoi en plus leur refuser la dignité d’homme en les rossant comme des bêtes?

J’écoute, j’acquiesce et je compatis à leurs malheurs. Cynique et sceptique de tout, je me dis qu’ils mentent un peu, qu’ils exagèrent, que ce n’est pas possible, qu’ils cachent des dépendances alcooliques et psychotropiques. Je connais les histoires des proches qui mettent à la rue un être infernal. Qui croire la nuit? Toutes les âmes sont grises.

Puis, je croise le visage d’un homme enroulé dans une masse de tissus. Il n’a rien dit, mais son visage parle. Sous le lampadaire, la peau luit de la saleté des jours sans eau ni savon; les dents, eux, s’effritent de ne rien croquer; le cheveu hirsute se prolonge dans une barbe striée de cicatrices où les croûtes nouvelles côtoient les plaies profondes.

« Le visage s’impose à moi sans que je puisse cesser d’être responsable de sa misère.»

Je comprends enfin Levinas. Et tout ce que je porte me brûle. Dans ma poche, mon iPhone vibre contre la clé de mon SUV. La pensée me traverse comme un éclair tranche un arbre. Combien de jours, de mois, ce visage pourrait-il être nourri si je lui avais donné l’argent mis dans mon joujou pour adulescent?

Je ferme les yeux sur ma vie et je vois des étiquettes sur tout ce que je possède. Si j’en soustrais ce qu’il me faut pour vivre, je me retrouve devant une monstrueuse pile de choses inutiles qui ne servent qu’à dire ma vanité, mon égoïsme et mon indifférence. Mon luxe à crédit pourrait prolonger des vies. Je n’en fais rien.

Je tremble dans mes fondements. Et pour faire fuir le goût de la culpabilité, je voudrais me dépouiller de tout. Tout de suite. Or, je n’ai pas la force d’être un saint, ni même d’être un homme de bien. Ordinaire et commun, je suis bien programmé pour me ressaisir et tout justifier.

Après tout, je mérite tout ce que je possède. Je le paie de mon labeur dans un emploi que j’ai trouvé par la méritocratie du système éducatif. Après tout, nous sommes bien tous égaux sur les bancs de l’école (Bourdieu à la trappe). Ils n’avaient qu’à travailler plus à l’école et faire de l’épargne. Je suis la fourmi et eux les cigales dans l’hiver. Après tout, ce n’est pas ma faute s’ils crèvent de froid.

La beauté du dogme c’est de fournir des réponses simples aux choses complexes et d’apaiser à peu de frais…

Je me détourne du visage. Je signifie à mes camarades que je dois rentrer. Une urgence. Je promets de revenir, une autre fois. Cette fois, j’aurais des choses à donner. Sinon, je déposerais quelques boîtes de vêtements passés de mode. Ils me remercient. J’avais déjà démarré.

Mais dans ma fuite en avant, ce visage me poursuit. Il parasite mon logiciel de justifications bourgeoises. Je traverse à toute allure les développements urbains, les gigantesques colonnes herculéennes qui porteront Mauricio. Je vois des étiquettes partout. Des chiffres sur tout.

Mais tout cela c’est pour le développement du pays, pour le bon fonctionnement du pays. Si le pays est riche et en bonne santé économique, sûrement cela bénéficiera à ces sans-abri. D’une façon ou d’une autre.

Cela ne tient plus, je le sens, cette logique est grippée. Pour la première fois, je quitte Port-Louis sans une crêpe au chocolat.

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