Irfan Rahman: « J’espère que les électeurs seront nombreux à aller accomplir leur devoir »

Notre invité de ce dimanche est Irfan Rahman, le Commissaire électoral, dont le bureau organise l’élection partielle de Quatre-Bornes qui se déroule aujourd’hui. Dans cette interview réalisée vendredi matin à son bureau, entre l’envoi des bulletins de vote et les dernières réunions d’organisation, le Commissaire électoral répond à nos questions sur la partielle et les élections en général. En insistant sur les failles de la loi électorale et les amendements qui doivent lui être apportés pour améliorer l’organisation d’élections free and fair à Maurice

Vous organisez les élections à Maurice depuis 1998. Quels sont les principaux changements apportés dans leur organisation depuis ?Les élections sont maintenant organisées avec une plus grande utilisation de la technologie. Avec l’avènement des réseaux sociaux, la campagne électorale a pris une nouvelle dimension, l’information et le débat se déplaçant sur Internet remplaçant un peu les meetings publics et les réunions privées. À l’époque, ces informations ne passaient qu’à travers le presse et la MBC. Aujourd’hui, nous avons les radios privées qui donnent une nouvelle dimension à la campagne électorale. Sinon, il faudrait faire ressortir que pendant des années, nous avons été un des rares pays au monde avec une interruption pour le déjeuner au cours de la journée du vote. Depuis 2000, l’élection se fait en continu de 7h à 18h. Nous avons également réglementé le phénomène de yard agents, ces agents des partis politiques qui inondaient les centres de vote le jour des élections pour, soi-disant, influencer l’électeur avant qu’il n’entre dans l’isoloir. Désormais, chaque candidat n’a qu’un seul agent accrédité. Je crois que le changement le plus important réside dans le fait que, depuis 2014, l’électeur doit produire une pièce d’identité — sa carte d’identité, son passeport, son permis de conduire ou sa carte de bus avec une photo — pour pouvoir voter.

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Il est vrai qu’autrefois, quand il suffisait d’avoir un nom sur la liste électorale pour pouvoir voter, il y a eu pas mal de fraudes. On disait même que, parfois, on faisait voter des morts, des gens qui étaient en voyage à l’étranger ou qui avaient décidé de ne pas voter !
Ces pratiques ne sont plus possibles aujourd’hui. Avec cette nouvelle mesure aux élections générales de 2014, 99,7% des électeurs qui sont allés voter ont produit un document avec une photo. C’est une pratique qui interdit les abus et est entrée dans nos mœurs électorales.

Dans la logique de cette démarche, ne faudrait-il pas créer une carte électorale ?
Vous savez comme moi que le Mauricien est assez réticent au changement dans certains domaines. Nous avons pris du temps pour convaincre les partis et les candidats de la nécessité que l’électeur se fasse identifier avec un des quatre documents que je vous ai cités. Cette modernisation du système fonctionne bien pour le moment. Nous verrons si plus tard il faut introduire une carte électorale à Maurice. Nous avons également introduit un système plus transparent dans le comptage des bulletins le jour du dépouillement : les chiffres sont écrits sur un tableau dans chaque classe afin qu’ils soient visibles de tous.

En dépit de ces améliorations, le système électoral mauricien est toujours moyenâgeux en ce qu’il s’agit du dépouillement et du résultat des votes qui sont faits et proclamés le lendemain du vote. Pourquoi ne pas mettre en place un système qui permette de faire cet exercice le jour même du vote, comme cela se fait dans tous les pays du monde ?
Tous les pays d’Afrique, dont le Zimbabwe, procèdent au dépouillement dès que le vote est terminé. J’aurais voulu pouvoir faire la même chose à Maurice, mais je ne le peux pas et je l’ai fait savoir à qui de droit. Nous ne pouvons pas encore le faire parce qu’il n’y a pas de consensus sur cette question.

Qui est contre un dépouillement des votes et la proclamation des résultats le soir même des élections en utilisant un logiciel ?
Les politiciens n’arrivent pas à se mettre d’accord sur cette question. Certains craignent que des erreurs surviennent lors de la transmission des résultats. D’autres redoutent que les agents et les partisans fassent du désordre après la proclamation des résultats. D’autres pensent qu’on peut pirater les logiciels. Il n’y a donc pas de consensus sur cette question, pour le moment. Mais nous allons continuer à réfléchir sur cette question pour proposer un système qui satisfasse tout le monde et j’espère que nous pourrons amender la loi et mettre le nouveau système en place pour les prochaines élections villageoises. Un de mes regrets c’est que nous n’avons pas pu le faire pour l’élection partielle de ce dimanche à Quatre-Bornes.

En dehors de ces exceptions que vous venez de souligner, peut-on dire que Maurice a un système de fonctionnement moderne pour les élections ?
Je n’utiliserais pas le mot moderne, tout comme je n’utiliserais pas le terme moyenâgeux. Et ce, tout en disant que nous utilisons autant que possible les nouvelles technologies. C’est ainsi que nous allons mettre à la disposition du public intéressé une application mobile qui va lui permettre de suivre heure par heure et centre de vote par centre de vote le nombre d’électeurs et d’électrices qui auront accompli leur devoir civique à Quatre-Bornes. Pour en revenir à votre question, je dirais que notre système est beaucoup plus transparent qu’autrefois, mais qu’il n’est pas hypermodernisé au niveau de la technologie, ce qui explique qu’il faudra du temps pour compiler et annoncer les résultats lundi. Il faut savoir qu’une fois les bulletins de vote décomptés, chaque responsable de centre de vote réunit les candidats et procède à la recapitulation of votes salle par salle et bulletin par bulletin, et cela prend du temps.

On a remarqué que pour les élections générales, les résultats sont annoncés beaucoup plus tard dans la circonscription où est candidat le précédent Premier ministre, comme ce fut le cas à Triolet en 2014…
Mais cela était dû au fait que le taux de participation à Triolet était très important, que le nombre de salles de classe n’était pas suffisant et qu’il y avait 67 candidats ! Le respect de la procédure dans la transparence a, par conséquent, pris beaucoup plus de temps. Si tout se passe bien, pour l’élection de ce dimanche, nous espérons pouvoir faire la proclamation des résultats autour de midi.

Les partis politiques jouent-ils le jeu pour la modernisation du fonctionnement de notre système électoral ?
Il y a toujours des réticences pour remettre en question ou abolir un système dont on a profité. Il y a eu des réticences quand il s’est agi de mettre fin aux nombreux yard agents dans la cour des centres de vote. Mais nous avons fini par convaincre les politiciens qu’il fallait créer les conditions pour que l’électeur vote en toute sérénité. Nous avons surtout fini par convaincre que l’électeur ne change pas son opinion et ne modifie pas son vote parce qu’il a vu un agent avec les couleurs de son parti qui lui a dit dans la cour du centre de vote « pa bilé kandida. » Les temps ont changé et l’électeur a pris sa décision avant de venir voter et ne va pas changer tout en répondant « péna traka » aux yard agents qui vont le solliciter. Il faut donc créer les conditions pour que l’électeur fasse son devoir dans les meilleures conditions.

Le Commissaire électoral peut-il contrôler tout ce qui se passe autour d’une élection : les messages sur les réseaux sociaux, les débats sur les radios et dans la presse ?
C’est quasiment impossible. Mais par contre, il existe un code de conduite émis par l’Electoral Supervisory Committee auquel tous les candidats à une élection doivent souscrire…

Prendre un engagement est une chose et la respecter en est une autre
Tous les candidats souscrivent au code, mais le mettre en pratique, c’est un autre débat, malheureusement. C’est l’Independent Broadcasting Authority qui a juridiction sur les radios privées et les plateformes électroniques, et les règlements à suivre pour les émissions diffusées pendant la campagne électorale et le jour des élections. Mais nous travaillons ensemble. Par exemple, lors de la réunion avec les candidats de la partielle, il a été dit que certains petits candidats n’avaient pas accès aux médias. Nous avons écrit à l’IBA pour relayer cette doléance et des mesures ont été prises pour que tous les candidats puissent s’exprimer dans la presse écrite et parlée. Je pense qu’aujourd’hui les candidats ne peuvent pas se plaindre de ne pas se faire entendre.

Mais ce sont les auditeurs qui se plaignent du nombre de débats et d’émissions sur la partielle qui est traitée comme une élection générale…
Parfois le trop nuit. Je pense personnellement qu’il aurait mieux valu organiser un seul grand débat retransmis sur toutes les radios au lieu du même discours de chaque candidat répété sur les radios, les réseaux sociaux et dans la presse écrite. Mais les candidats ont d’autres priorités, d’autres stratégies, d’autres manières de voir les choses et préfèrent intervenir plusieurs fois en répétant la même chose pour essayer de convaincre.

Quatre-Bornes est submergée de banderoles, d’oriflammes, de billboards, de photos géantes, d’affiches, qui ont dû coûter des fortunes. Ce matériel visuel influence-t-il vraiment le choix de l’électeur ?
Je ne le crois pas mais, malheureusement, les politiciens pensent autrement. C’est vrai que la circonscription N°18 est recouverte de matériel électoral. Je profite de cette interview pour lancer un appel aux candidats de cette élection pour qu’ils tiennent l’engagement qu’ils ont pris : cellui de nettoyer Quatre-Bornes de ces “décorations” électorales pour les fêtes de fin d’année.

Pensez-vous que les candidats aux élections tiennent leurs promesses ?
Je dis que ceux de la partielle de Quatre-Bornes ont pris un engagement formel de nettoyer la ville. Ce sera une manière de montrer à l’électorat de Quatre-Bornes qu’ils savent tenir leur promesse et cela comptera pour les élections à venir. Et puis, je signale le fait que les habitants de Quatre-Bornes vont sans doute surveiller qui respecte et qui ne respecte pas sa promesse de nettoyer la ville après les élections et le feront savoir, avec photos à l’appui, sur les réseaux sociaux !

Donc, tout est prêt pour la partielle de Quatre-Bornes ?
Oui. Le mécanisme de l’élection a été enclenché. Les bulletins de vote ont été acheminés au poste de police de Quatre-Bornes vendredi matin. Tout est en place pour l’élection dimanche. Nous avons avec nous, grâce à l’UNDP, deux membres de la commission électorale des Seychelles qui sont venus voir comment nous organisons une élection partielle à Maurice. Ces membres de la commission électorale des Seychelles ont été très surpris que les bulletins de vote soient imprimés à Maurice, par l’imprimerie du gouvernement, ce qui démontre la confiance des Mauriciens dans l’organisation des élections. Aux Seychelles, les bulletins de vote sont imprimés à l’étranger.

Le parti politique le plus important à Maurice est celui de l’abstention, qui progresse d’élection en élection, et certains observateurs pensent qu’il pourrait atteindre 40% à la partielle…
Le taux d’abstention progresse à chaque élection. Aux élections de 2014, le taux de participation était de 74%, le plus faible depuis l’indépendance et le taux d’abstention de 26%. Donc, à cette élection, 242 000 des électeurs inscrits ne se sont pas déplacés. C’est énorme. L’abstention est un fait inquiétant qui démontre une déconnexion totale entre les politiciens et l’électorat mauricien, plus particulièrement de la jeunesse. Les personnes âgées et celles que l’on qualifie de middle-aged, se sentent obligées d’aller accomplir leur devoir civique, pas les jeunes.

Est-ce que cette situation serait inversée si on rendait le vote obligatoire comme c’est le cas dans certains pays ?
Je pense que l’électeur devrait avoir droit à un choix : choisir pour un candidat ou refuser tous les candidats en glissant un bulletin blanc dans l’urne.

Selon l’’état actuel de la loi électorale, le bulletin blanc est assimilé à un bulletin mal utilisé ou une abstention. Est-ce qu’il ne serait pas nécessaire de reconnaître le vote blanc, celui de l’électeur qui dit non à tous les candidats ?
Dans l’absolu, ce serait intéressant. Mais ma frayeur est que si on adopte ce système, on pourrait se retrouver dans une situation où le vote blanc serait plus important que celui remporté par le candidat qui arrive en tête de liste et est élu. Cela pourrait provoquer des problèmes sur le vote lui-même et la légitimité du candidat élu.

Au cours de votre carrière, vous avez organisé quatre élections générales, cinq élections partielles, plusieurs élections villageoises et régionales. Quelle est l’élection la plus importante de toute cette liste ?
Tout d’abord, il n’y a pas deux élections qui se ressemblent. Ensuite, toutes les élections sont importantes et doivent être organisées avec le même soin, car il s’agit de permettre à l’électorat d’exprimer son choix de manière démocratique. À ce sujet, j’aimerais souligner qu’après beaucoup de difficultés, nous avons réussi à faire en sorte que chaque centre de vote ait une salle pour les électeurs avec des besoins spéciaux : que ce soit un handicapé en fauteuil roulant, une personne qui ne peut pas voter seule, une femme enceinte ou une vieille personne qui ne peuvent pas grimper les escaliers.

Pourquoi dites-vous que vous avez eu des difficultés à organiser ce service pour les électeurs aux besoins spéciaux ? Qui peut être contre une telle initiative ?
Il a fallu convaincre, mettre en place le système en vérifiant son fonctionnement et les problèmes de technicalité qu’il pourrait poser et les résoudre. Nous avons commencé à Rodrigues et aujourd’hui cette facilité, qui permet aux électeurs qui avaient des difficultés à participer à une élection, est entrée dans les mœurs électorales.

De manière générale, les électeurs jouent-ils le jeu et acceptent-ils les innovations ?
Ah oui. Ils jouent le jeu.

Plus facilement que les partis politiques ?
Oui. J’ai toujours dit qu’entre les partis politiques, les candidats et la Commission électorale, c’est un jeu du chat et de la souris. Quand nous faisons deux pas, ils en font un. Nous pratiquons une politique de porte ouverte parce que la communication et la transparence sont des éléments essentiels dans l’organisation des élections.

Dans quelques mois, nous allons célébrer les 50 ans de notre indépendance. Est-ce qu’il n’est grand temps d’amender la loi électorale, écrite hier, pour la faire correspondre aux besoins et aux attentes d’aujourd’hui ?
Je ne peux pas répondre à tous les aspects qu’implique votre question. Mais je peux vous dire, par contre, que depuis deux ans, un comité a été institué, présidé par le ministre Mentor, et qu’un document sur le financement des partis politiques est en préparation. Ce sera un début pour l’amendement de la loi électorale, qui ne tient en compte que les dépenses d’un candidat, pas ceux des partis politiques lors d’une élection et la provenance de son financement. La somme allouée à chaque candidat comme dépenses pour une élection est ridicule et tous les candidats font ce que j’appelle les prix Bata. C’est-à-dire qu’ils déclarent avoir dépensé officiellement la somme autorisée moins cinq roupies ! Il n’existe aucun mécanisme légal qui permette d’aller contrôler la véracité de ces déclarations. Avec le document dont je vous parle, nous aurons un cadre légal pour définir le rôle d’un parti politique.

Vous savez que tous les partis politiques sont d’accord pour amender la loi actuelle afin de contrôler le financement des partis politiques quand ils sont dans l’opposition, mais refusent de toucher à la loi quand ils arrivent au pouvoir…
C’est ce qu’on appelle le revolving door syndrome. C’est une décision qui doit être prise par les politiques, mais je crois que cette fois les choses vont se mettre en place. J’espère qu’aux prochaines élections générales, nous aurons un cadre juridique qui va réglementer le rôle d’un parti politique en termes de ses recettes financières obtenues et surtout de leur utilisation. Ce qui n’est pas le cas aujourd’hui.

Que souhaitez-vous dire pour terminer cette interview, Irfan Rahman ?
Je voudrais rappeler aux électeurs de Quatre-Bornes, et aux Mauriciens en général, qu’il a fallu se battre à travers le monde — et ce n’est pas qu’une image — pour obtenir le droit de vote. C’est un droit qui implique aussi un devoir : que l’électeur aille voter dans le cadre d’une élection qui se déroule dans sa circonscription. J’espère que les électeurs de Quatre-Bornes seront nombreux ce dimanche à aller accomplir leur devoir civique, dont l’organisation va coûter Rs 33 millions puisées des caisses de l’État.

— Les lecteurs qui souhaitent suivre la progression du vote et leur dépouillement lundi peuvent le faire par Internet en allant sur le site electoral.govmu.org et en cliquant sur by-election 2017, ou en téléchargeant l’application nécessaire sur leur téléphone mobile en allant sur Googleplay ou Appstore.

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