Consultation populaire de l’ICTA : La censure passe à la vitesse supérieure

La consultation proposée par l’ICTA (Information and Communication Technology Authority) au public pour qu’il se prononce sur « la censure des réseaux sociaux » n’a pas fini de faire débat. Sur la toile, chacun y va de ses commentaires sur ce qu’il pourrait advenir de la liberté de s’exprimer et de gloser sur Facebook et d’autres sites internet au cas où le régulateur des Technologies de l’Information et de la Communication (TIC) se décide à aller de l’avant avec la collecte et le décryptage des  données en ligne d’un citoyen dès qu’il se connecte au Web. Des experts informatiques comme Brian Dean, directeur de Panda and Wolf Holding, ne passent pas quatre chemins pour dénoncer une loi susceptible de « porter atteinte aux droits humains et à la liberté d’expression des Mauriciens. »

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En juillet 2020, le gouvernement turc a renforcé sa «loi Internet». Avec ces nouveaux amendements, le pouvoir a accentué son contrôle sur les contenus diffusés sur les réseaux sociaux et le Web en général en s’adressant directement aux régulateurs des télécoms pour les bloquer. D’autres pays aux méthodes peu conventionnelles appliquent quasiment les mêmes restrictions (voir plus loin). Maurice va-t-elle leur emboîter le pas ? Cette question est sur toutes les lèvres depuis qu’un document de consultation, publié le mercredi 14 avril par l’ICTA, circule sur la toile. Sous prétexte de vouloir lutter contre la mauvaise utilisation des réseaux sociaux, l’ICTA appelle les Mauriciens à donner leur avis sur cette nouvelle étape que l’État veut franchir en matière de contrôle de la circulation de l’information.

Au début, un bon nombre d’internautes croient à un « fake news », avant de se rendre compte que ledit document est authentique et qu’ils auront jusqu’au 5 mai pour donner leur avis. Ce court délai de deux semaines, accordé aux quelque 800 000 utilisateurs de Facebook à Maurice, pour lire et comprendre le texte de 24 pages, exacerbe la colère des internautes et contraint Me Dick Ng Sui Wa, président de l’ICTA, à déclarer, mercredi, sur une radio privée que « si le public pense qu’il faut plus de temps pour faire des propositions, pour nous il n’y a aucun souci. »

Pour résumer, si cette loi controversée est promulguée au parlement, il suffirait que des membres d’un National Digital Ethics Committee (NDEC), qui aura pour tâche d’analyser les contenus, d’une part, et qu’un Technical Enforcement, d’autre part, établissent qu’un contenu est « faux » ou « injurieux » pour que celui-ci soit noté comme « contesté » et que les algorithmes d’un opérateur internet bloque la propagation de la publication Facebook ou du message. Car les plateformes de messagerie comme Messenger, WhatsApp et Telegram, seraient également concernées, si l’on en croit Brian Dean, directeur de Panda and Wolf Holding, qui est monté au créneau sur la Toile pour dénoncer ce qu’il qualifie d’« amendements qui vont interférer avec les droits et libertés fondamentales des Mauriciens. »

« Le certificat auto-signé encore plus liberticide »

Brian Dean, qui est également membre du nouveau parti politique Idéal Démocrate (ID), soutient que « pour faire simple, grâce à une machine dont il dispose déjà, votre opérateur internet aura un contrôle absolu sur le contenu de vos messages et de vos vidéos. Il aura la prérogative de déterminer ce qui est convenable ou pas. Ce type de censure existe dans des dictatures comme la Corée du Nord ou la Birmanie, entres autres. C’est hallucinant. » Ce dernier s’appuie sur la clause 11.1 du texte pour établir, dit-il, les dérives que pourraient engendrer cette loi. “Le trafic sur les réseaux sociaux ne sera plus crypté et toutes les données seront dirigées vers un serveur pour être  transcrit et archivées, peut-on lire dans ce texte », souligne Brian Dean.

La censure des réseaux sociaux ou la restriction à d’autres sites internet et de messagerie pourraient se concrétiser sous une forme « encore plus liberticide », si l’on se fie à l’analyse d’un informaticien qui préfère témoigner sous couvert d’anonymat. «Les autorités envisagent-elles de s’appuyer sur le protocole https à l’aide de certificat auto-signé pour restreindre l’accès à certains sites web, aux réseaux sociaux, à des groupes chat ou même à des services de conférence comme Zoom. C’est ce que j’ai cru comprendre en lisant le texte de l’ICTA. Ce certificat électronique étant l’équivalent d’une carte d’identité numérique, les internautes dont les données personnelles n’ont pas été collectées par l’instance régulatrice, pourraient ne pas être connectés à certains sites. Certes, ce protocole peut aider à supprimer les faux comptes Facebook, mais le hic c’est que si vous adhérez à ce certificat, attendez-vous à ce que l’on vous espionne comme dans Big Brother», soutient l’informaticien.

Et quid des répercussions sur les entreprises et leurs investisseurs étrangers ?  Notre interlocuteur, qui exerce dans le secteur du BPO, dont la quasi majorité des entreprises travaillent avec l’Europe sous la General Data Protection Regulation (GDPR) de 2018, lance un appel au gouvernement pour qu’il revienne à de meilleurs sentiments. « Cette loi demeure la plus sévère dans le monde en matière de protection et de sécurité des données personnelles. L’installation d’un serveur relais qui, sur internet, stocke les données en vue de faciliter leur accès serait très mal vue par les investisseurs à Maurice, car tout le trafic pourra être intercepté, pas que pour les réseaux sociaux, mais aussi celui des entreprises. Je demande aux autorités de ne pas jouer avec le feu, dans la mesure où l’instauration de cette loi liberticide est susceptible de mettre le secteur à genoux », dit-il.

Quant à l’aspect légal, d’aucuns soulignent que les lois actuelles sont déjà bien ficelées avec des paramètres bien définis et que les amendements proposés par l’ICT Act n’ont pas leur raison d’être. Le juriste Alexandre Laridon  soutient que « l’ICTA aura les moyens de contourner les procédures les plus basiques. Il n’est mentionné nulle part dans le document de consultation qu’ils solliciteront l’avis ou l’aval d’un juge en chambre ou d’une cour pour diligenter une enquête avant de s’immiscer dans des données personnelles par exemple. Ce serait comme mettre un rasoir dans la main d’un singe, comme dirait l’autre ! »

Des restrictions  du pouvoir pour ne pas entendre les critiques

À force d’être incontrôlables et de nourrir les critiques contre les gouvernements du monde entier, les réseaux sociaux font l’objet de restrictions ou de censures dans de nombreux pays comme la Chine, la Turquie et l’Iran, entre autres.

Le « Great Firewall » est le terme communément utilisé pour désigner les règlements qui régissent Internet en Chine. Il interdit l’accès aux réseaux sociaux, mais aussi à WordPress, Wikipedia et à de nombreux autres sites. Les moyens utilisés pour mettre en place cette cybercensure sont impressionnants. On parle en effet de 30 000 à 40 000 cyberpoliciers dotés de moyens très avancés (filtres par mots-clés) pour canaliser le flux d’informations selon leurs souhaits. On parle aussi de 300 000 activistes qui seraient chargés d’orchestrer et d’aiguiller les débats sur les forums ou blogs et de dénoncer les internautes qui s’éloignent trop des lignes officielles.

Si la loi en vigueur au Céleste Empire n’a rien à voir avec les amendements de l’ICTA, celle qui a été adoptée en juillet 2020 par le gouvernement turc pour élargir son contrôle sur les réseaux sociaux ressemble beaucoup aux propositions faites par l’instance mauricienne. Cette loi autorise les géants du numérique à stocker les données des utilisateurs des réseaux sociaux et d’autres sites en ligne. En cas de non-respect de ces obligations, une forte réduction de leur bande passante et des amendes sont prévues. Selon le Parti de l’opposition, le texte avait été présenté après que la fille et le gendre du président Recep Tayip Erdogan ont essuyé des injures sur Twitter. Les défenseurs de la liberté d’expression l’accusent de chercher à museler les réseaux sociaux, l’un des rares espaces où les voix critiques osent encore se faire entendre en Turquie.

L’Iran a bloqué l’accès à Facebook, Twitter, et YouTube depuis les élections controversées de 2009. Pourtant, on estime qu’entre 4 à 11 millions d’Iraniens sont présents sur Facebook. Ils parviennent à contourner les interdits au moyen de filtres.

Questions à Ariel Saramandi (lanceuse d’alerte) :  « Une pétition est un excellent indicateur de l’opinion publique »

Ariel Saramandi, auteure et journaliste free-lance basée à Maurice, est la lanceuse d’alerte derrière la pétition s’opposant catégoriquement aux amendements proposés à l’ICT Act. Avec plus de 20 000 signataires, celle qui a couvert le désastre du Wakashio pour les chaînes internationales NBC News et BBC espère que les autorités répondront à l’appel. Ariel Saramandi nous explique aussi que cette initiative a interpellé plusieurs internautes, mais aussi plusieurs instances internationales et investisseurs étrangers, et elle se demande si ces amendements n’auront pas un impact sur la Convention 108+ du Council of Europe (ndlr : Convention pour la protection des données à caractère personnel) dont Maurice est signataire.

l Pourquoi avoir lancé cette pétition ?

Même si je pense que l’initiative du ICT Department est bonne et qu’il souhaite accueillir les commentaires et suggestions sur leur proposition, je ne pense pas qu’il compte nous dire combien de personnes ont justement exprimé leur accord ou désaccord à ces amendements. Alors qu’une pétition en ligne est à la fois publique et transparente. Et elle agit comme un excellent indicateur de l’opinion publique à ce sujet.

Combien de signatures avez-vous recueillies à ce jour (ndlr : jeudi soir) ?

20 543 à monter.

Pensez-vous que cette pétition aura un impact sur les autorités concernées ?

Allons dire les choses franchement : près de 100 000 Mauriciens ont protesté dans les rues de Port-Louis en août 2020 après le désastre du Wakashio. Et aucun membre du parlement ou ministre n’a démissionné suite à cela, et c’était tout juste après la pire crise environnementale que le pays ait connue. Donc, je ne pense pas que les autorités vont prendre cette pétition au sérieux. Mais ce serait extraordinaire si l’on nous prouvait le contraire. Cependant, cette pétition est prise très au sérieux par la presse internationale, et retiendra l’attention d’institutions de recherches et d’organisations, dont le V-Dem et Reporters Without Borders, ainsi que les investisseurs étrangers. C’est cela mon objectif principal. La réputation de Maurice est en jeu à l’heure où nous nous retrouvons dans une période de grande incertitude et de crise économique. Et la proposition de l’ICTA fait déjà beaucoup de mécontents.

En des mots très simples, que demandez-vous ?

Les plus de 20 000 signataires de la pétition et moi-même voulons voir le rejet total de la proposition de l’ICT d’amender l’ICT Act. Nous pensons que même si cette loi a été créée dans les meilleurs intérêts du pays, cette proposition n’a pas sa place dans une démocratie qui se respecte. Je pense qu’il y a aussi d’autres amendements à faire à l’ICT Act, mais ce sera pour plus tard.

Une réaction quant à la prise de position de l’opposition dans ce débat ?

C’est une bonne chose qu’ils montrent un intérêt au débat et prennent le temps d’analyser le document avant de prendre position. Mais j’aurais vraiment souhaité que ce soit avant un mouvement dirigé par les citoyens. J’ai pu lancer la pétition, mais je ne suis aucunement un leader ou quoi que ce soit, je suis juste une citoyenne ordinaire qui se sent concernée par tout cela. Et j’aimerais voir d’autres citoyens ordinaires et concernés comme moi donner à cette pétition et à ce mouvement contestataire l’élan nécessaire pour faire avancer les choses.

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