MUSICIENS D’HÔTEL AU CHÔMAGE TECHNIQUE : Les chantiers de construction ont remplacé la scène

En reconversion, deux artistes racontent leur expérience comme ouvriers

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Face au chômage technique qui les affecte depuis la fermeture des frontières, des artistes d’hôtel, avec plus de 20 ans de carrière pour beaucoup, se sont temporairement reconvertis dans d’autres activités professionnelles. L’assistance financière de Rs 5 100 ne suffit pas pour payer leurs factures. Ils sont musiciens hors pair, qui accompagnent les plus grandes voix locales, jouent dans les festivals à l’étranger, assurent des concerts quand ils ne se produisent pas dans les hôtels où ils ont démarré leur carrière. Aujourd’hui, pour faire bouillir la marmite, deux de ces musiciens ont rangé leurs instruments pour travailler sur des chantiers de construction comme ouvrier et aide respectivement.

Luc (nom modifié) a rangé les baguettes de sa batterie qui ne lui sont d’aucune utilité sur les chantiers de construction. Les salles de concert, l’ambiance chic des hôtels de luxe et un public composé de vedettes, tout cela n’est plus d’actualité pour Luc. Désormais, ce musicien de talent qui accompagne souvent les plus grandes voix du pays a remplacé ses partitions par des dalles de faux plafond. Et la scène artistique par les murs en construction des bâtiments commerciaux et des maisons privées. Crise économique oblige, Luc est depuis le déconfinement un ouvrier parmi tant d’autres, anonymes, sur un chantier de construction où prend forme un grand projet de développement dans le nord du pays. Cette reconversion aux forceps est une dure épreuve pour cet homme de 50 ans. Avant d’embrasser une riche carrière musicale que lui envierait tout débutant, Luc, formé au collège technique de Saint-Gabriel, a été tourneur-ajusteur et chef d’atelier. Mais, il y a 30 ans, il prend la décision de faire de sa passion pour la musique son métier. Il rend son bleu de travail et se met à la batterie.

“Je n’ai pas honte”
Depuis le déconfinement en juin dernier, Luc, comme la quasi-majorité des artistes du circuit hôtelier, ne retrouve plus sa routine professionnelle. Mais les factures et les crédits à rembourser, explique le batteur, n’attendent pas. Et la marmite, il faut bien la faire bouillir. Tandis que les hôtels restent fermés, de leurs côtés, les chantiers redémarrent et grâce à ses aptitudes manuelles, Luc y trouve du travail par l’intermédiaire de son neveu. Mais, sur le chantier, le coeur n’y est pas toujours. “Ce n’est pas mon univers”, concède Luc. Parfois, confie l’artiste, il sent monter une frustration qui lui rappelle qu’il a dégringolé de l’échelle qu’il a gravie avec persévérance. François (nom modifié), 39 ans, qui est également musicien, précisément pianiste, dans le milieu hôtelier, connaît ce sentiment: “Je me suis retrouvé projeté dans un autre monde”, dit-il. François, qui joue aux côtés des têtes d’affiche, qui croise Didier Drogba quand ce n’est pas Samuel Eto’o, Jamel Debouzze ou des hommes politiques, est depuis peu aide-carreleur. “Je n’ai pas honte à faire cela”, assure ce dernier qui ne vit pas toujours bien la transition. Sur leur chantier respectif, on les reconnaît. “On me dit: mo konn ou figir”, raconte Luc. Quant à François, on lui demande si c’était bien lui qu’on voit dans des concerts diffusés à la télévision. Et c’est non sans fierté que les deux artistes se dévoilent à leurs nouveaux collègues.

Prof de musique et ouvrier
“Pendant les pauses, les collègues du chantier ont l’habitude de regarder des vidéoclips d’artistes  Kan mo get sa mo gagn enn nostalzi. Je deviens mélancolique”, confie François. D’habitude, c’est lui qui fait briller les yeux des autres en les transportant avec sa mélodie. D’ailleurs, c’est pour cette raison: plus par pudeur que par orgueil que les deux hommes ont insisté à préserver leur identité. Il y a aussi, disent-ils, ce sentiment d’injustice, d’abandon, de non-reconnaissance à l’égard de leur contribution dans la promotion du secteur hôtelier, ce pilier économique du pays, et de la destination mauricienne. Aujourd’hui, ils sont à genoux face au chômage.

Certains, à l’instar de Luc, ne perçoivent pas le Wage assistance scheme. Prof de musique dans une institution, il n’a pas été éligible à l’assistance financière de la Mauritius Revenue Authority. Pendant le confinement, il a puisé dans ses économies, dit-il, pour assurer les dépenses familiales. Sans revenu, il ne pouvait pas rester les bras croisés, d’autant qu’il est père de deux enfants.

“Mo gagn zoure ar foreman”
“J’en suis déjà à mon neuvième chantier”, dit François. “Je suis un peu bricoleur, mais sans plus”,  poursuit-il. Plus habitué aux touches de son piano, François a désormais les mains dans le ciment. “Sur le chantier, il m’arrive de faire des erreurs. Zot ena enn lot fason bat siman. Mo gagn zoure tou ar foreman. Explik mwa enn kou de kou, apre zot plin!” reconnaît François. Il s’estime chanceux d’avoir été recruté par un contracteur, lequel connaît un de ses amis. “Si on n’est pas pistonné, on a peu de chance de trouver du travail sur des chantiers”, fait remarquer François. Sur les sites, le travail de cet inconditionnel de Michel Petrucciani et d’Al Jarreau consiste à “bat siman, sarie rocksand “ Il ne sait pas poser le carrelage. Ce qu’il sait faire le mieux, c’est la musique. “Enfant, j’étais émerveillé par les instruments que ramenaient mon frère et ma soeur à la maison. Je les essayais. Et lorsque j’étais enfant de choeur, je n’avais d’yeux pour le pianiste, tant j’étais fasciné par cet instrument.” Lorsqu’il se retrouve dans le circuit hôtelier, il est convaincu avoir trouvé sa voie pour la vie. “Cette crise économique m’a fait changé d’avis. Même si les hôtels rouvrent et font appel à nous, les artistes, je vais trouver un travail d’appoint.” Mais pas sur des chantiers, s’empresse-t-il d’ajouter.

Le travail, même pour un aide, est très physique. Et sa sciatique n’arrange pas les choses. Sans oublier les chaussures de sécurité, lourdes et alourdies par la boue quand il pleut, auxquelles il a pris du temps pour s’habituer. Avec un ami, François veut lancer une école de musique. “Mon ami joue du steel drum. Moi, j’ai les compétences pour donner des cours menant aux examens de grades 1 et 2. Nous allons créer une école de musique”, explique François.

Luc est peu convaincu d’un retour à la normale pour les artistes d’hôtels, à la reprise des activités dans le secteur touristique. Mais à la première occasion, il laissera tomber les faux plafonds pour jouer de nouveau à l’hôtel. D’ailleurs, pour préserver sa force physique en vue de renouer pleinement avec son métier au moment venu, il ne travaille que trois fois par semaine sur les chantiers. “Je n’ai pas les conditions physiques pour faire ce travail tous les jours. C’est un métier qui demande de force”, dit-il. Actuellement, il travaille sur un important chantier dans le Nord, qui accueillera des espaces commerciales, une zone résidentielle Il y a deux ans, lorsqu’il s’est mis à insonoriser — tout seul en consultant des tutoriels en ligne et des manuels — une pièce de son appartement pour jouer de la batterie sans déranger ses voisins, il ne savait pas que cela allait lui servir plus tard. “Mon neveu, qui est spécialisé dans la pose des faux plafonds, m’avait dit que le travail était bien fait. Je lui ai dit, sur le ton de la plaisanterie, que s’il me trouvait du travail, j’étais preneur”, raconte Luc.

Toutefois, pendant le confinement, plusieurs mois sans rentrée financière, quand il réitère cette même proposition à son neveu, Luc ne plaisante pas. Cinq jours après le déconfinement, Luc intègre une équipe d’ouvriers sur le chantier où il est toujours. Il n’a pas mis du temps à comprendre et s’adapter à la pose des faux plafonds.
“J’ai pensé à faire taxi marron”

De son côté, François confie que c’est aussi durant la période du confinement qu’il s’est questionné sur sa reconversion. Mais dans son cas, il a longtemps réfléchi, car en dehors de son métier de musicien, il ne dispose pas d’autres compétences. “J’ai beaucoup stressé. Comme j’ai une voiture, j’ai pensé à faire taxi marron, mais trop de problèmes pouvaient surgir, j’ai vite abandonné l’idée. J’ai même pensé à me faire de l’argent facile, telman latet ti pe fatige”, confie le père de famille.Des artistes féminines deviennent entrepreneures

Comme leurs collègues masculins, les chanteuses et danseuses du secteur hôtelier ont été aussi poussées à la reconversion temporaire. “On ne peut dire qui des hommes ou des femmes sont les plus touchés par le chômage technique dans l’hôtellerie. Mais, parmi les artistes féminins, il y a beaucoup qui sont mères célibataires, ce qui rend leur situation particulière et encore plus compliquée”, explique la chanteuse Joëlle Coret.

En initiant le concept Nu l’art, Nu viv, qui a abouti à un spectacle live en ligne et payant, elle a permis à un groupe d’artistes d’hôtel de se produire après le confinement. Ce concept a ouvert une collaboration avec le Caudan Arts Centre, débouchant ainsi sur d’autres spectacles. La chanteuse a aussi créé une plate-forme de soutien, partage et communication sur l’application WhatsApp ouvert à tous les artistes. S’agissant des femmes, à la base douées dans différents domaines allant de la coiffure, à la cuisine , la pâtisserie et la couture, elles ont, explique encore Joëlle Coret, développé des activités économiques autour de leurs compétences respectives pour devenir entrepreneures.

Certaines, comme Marie Josée, chanteuse, ne bénéficient pas du Wage asssistance scheme pour diverses raisons. Agée de 53 ans et veuve, elle s’est mise à la confection de sacs à dos et de savates accessoirisées. Ancienne machiniste dans le textile, Marie-Josée qui maîtrise la couture, s’était principalement consacrée à la chanson depuis 24 ans. Mais depuis, ses connaissances en textile lui rapportent un peu d’argent pour rembourser ses emprunts, payer son assurance et ses factures.

“Nous avons compris que l’hôtellerie est un secteur fragile, que nous ne pouvons pas être à sa merci. Que ferons-nous si à la reprise, les hôtels ne font pas appel à nous?” se demande Joëlle Coret. Grâce à ses récentes prestations en ligne et au Caudan Arts Centre, elle confie pouvoir “s’en sortir pour le moment”.

De son côté, Cindia Amerally, dont le nom n’est plus à faire, s’estime chanceuse d’être à la fois une artiste d’hôtel et de la scène locale. Mais malgré ses quelques récentes sorties et la Wage assistance scheme ,la jeune femme, mère de deux filles scolarisées, et dont l’époux artiste est aussi au chômage, concède qu’elle a recours au système de la débrouillardise pour faire bouillir la marmite. “Ayant grandi en milieu rural auprès d’un père maçon, j’ai l’avantage de savoir ce que c’est que le maniement du ciment “, dit-elle. Pendant le confinement, elle a réalisé des pots et bougeoirs en béton, des tableaux et des colliers en édition limitée

. Cindia Amerally a mis ses oeuvres en vente. Entre-temps, elle ne cache pas son agacement vis-à-vis des établissements qui ont rouvert aux Mauriciens, mais qui ne font pas appel aux chanteurs locaux pour des prestations au détriment des artistes d’hôtel.

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