Parvèz Dookhy
Docteur en Droit en Sorbonne
Avocat à la Cour d’Appel de Paris
Le 5 juin 2025, dans un passage discret mais lourd de conséquences dans le discours budgétaire, Navin Ramgoolam a annoncé son intention de créer un National Prosecution Service (NPS) à Maurice. Selon lui, ce service serait « placé sous l’autorité du Directeur des poursuites publiques, exactement comme le Crown Prosecution Service (CPS) au Royaume-Uni ».
Présentée comme une réforme modernisatrice, cette proposition dissimule en réalité une tentative de transformation profonde, et dangereuse, de l’architecture constitutionnelle des pouvoirs de l’autorité des poursuites. Plus subtilement que Pravind Jugnauth en son temps lorsqu’il avait tenté la création d’une commission de révision des décisions du DPP, mais tout aussi efficacement, Navin Ramgoolam semble chercher à diluer l’autorité personnelle du DPP et par là même à affaiblir la structure de notre État de droit.
L’article 72 de la Constitution mauricienne donne au Directeur des poursuites publiques une place exceptionnelle dans l’ordre institutionnel : il agit librement, personnellement et en toute indépendance, sans être soumis à « la direction ni au contrôle d’aucune personne ni autorité ». Il est le successeur direct du Procureur de Maurice, comme je l’avais indiqué dans un précédent article in Le Mauricien du 15 mars 2023. La Cour suprême de Maurice est d’ailleurs invitée à préciser les termes de l’indépendance du DPP sur le plan matériel dans un procès constitutionnel intenté par l’ancien titulaire du poste de DPP à l’encontre de la tutelle matérielle de l’Attorney General, décidé par le régime précédent, sur son Office.
En vertu de la Constitution, le Directeur des poursuites publiques décide seul s’il convient d’engager ou non des poursuites, de les reprendre ou de les interrompre. Nommé par la Judicial and Legal Service Commission, le DPP échappe de cette manière aux pressions du pouvoir exécutif ou politique. Il n’existe aucune structure intermédiaire entre le DPP et les officiers qui agissent en son nom. Ses officiers sont au service de l’institution qu’il représente et incarne.
Cette unicité est plus qu’un luxe constitutionnel : c’est une garantie nécessaire à notre État de droit. Elle assure que les poursuites pénales ne sont pas instrumentalisées à des fins politiques ou que l’arrêt des poursuites publiques soit, pour des raisons politiques, décidé. Elle fait du DPP un rempart, parfois inconfortable pour le pouvoir en place, mais essentiel à l’équilibre des forces dans une démocratie.
Le modèle britannique du DPP est une très mauvaise inspiration en la matière. En effet, Navin Ramgoolam propose de calquer le modèle mauricien sur le Crown Prosecution Service (CPS) britannique. Mais cette analogie est trompeuse et révélatrice. Au Royaume-Uni, le DPP n’est pas un organe parfaitement indépendant.
La loi britannique de 1985 sur la poursuite des crimes (Prosecution of Offences Act 1985), instituant légalement le DPP, dispose de manière expresse et sans ambiguïté en son article 2 que le DPP est nommé par l’Attorney General et, en son article 3, qu’il exécute ses fonctions sous la « superintendence », de l’Attorney General, un membre du gouvernement et personnalité politique par définition. Autrement formulé, le DPP britannique est soumis à l’Attorney General et agit sous son contrôle.
Commandement
Le DPP britannique est nommé, reconduit et peut être démis de ses fonctions par l’Attorney General. Il ne peut engager certaines poursuites sensibles sans autorisation expresse de l’Attorney General. Autrement dit, l’indépendance du DPP britannique est purement fonctionnelle, et donc très relative par rapport au pouvoir politique.
En termes de hiérarchie, le DPP britannique est la troisième autorité, en rang, après l’Attorney General et le Solicitor General en tant qu’autorité de poursuites.
Le DPP britannique est un gestionnaire, intégré dans une chaîne de commandement politique, soumis à des obligations de performance, de reporting et de stratégie collective. Il ne détient ni la discrétion constitutionnelle, ni l’autorité exclusive de son homologue mauricien. Transposer ce modèle à Maurice, sans l’avouer, revient à affaiblir délibérément l’indépendance actuelle du DPP mauricien. C’est une violation des termes flagrants de notre Constitution.
Par conséquent, le National Prosecution Service est une dilution programmée du pouvoir du DPP mauricien. Le projet de NPS n’est pas anodin. Sous couvert de rationalisation, il introduit des éléments qui, de manière insidieuse, érodent substantiellement le pouvoir propre, personnel, du DPP. Ce que propose le NPS, c’est un habillage technocratique pour réduire le champ d’action constitutionnel du DPP.
Le National Prosecution Service fonctionnerait sur un mode plus collectif, avec des directeurs de divisions, des comités, des conseillers, et possiblement un board. Le DPP deviendrait un « manager » d’un organe collégial. Ce glissement fait passer d’un pouvoir propre, personnel, à un pouvoir partagé donc affaibli. L’organe des poursuites, qui est personnifié par l’autorité du DPP actuellement, deviendrait un organe collectif où il faudrait une collégialité pour sa mise en œuvre.
Imaginons, pour l’illustration de nos propos que désormais les pouvoirs du Premier ministre, qui sont tout aussi propres et personnels, ne seront pas exercés par lui mais par la Primature, le Prime Minister’s Office ou le Gouvernement. Cela entraîne une dilution certaine de ses pouvoirs. Il en serait ainsi du DPP encerclé dans le NPS.
Or, depuis 1968 et encore actuellement, le DPP mauricien est perçu comme une autorité solitaire et respectable. Le transformer en CEO ou PDG d’un National Prosecution Service le ramènerait au rang d’un chef d’agence, diminuant la force symbolique de ses décisions. Parce qu’à la tête d’un National Prosecution Service, il aura davantage les missions de chef d’une administration à assurer, notamment managériales. Et le management d’un service de l’État s’opère, par définition, sous le contrôle du pouvoir politique.
Pravind Jugnauth a souvent été accusé, à juste titre, de vouloir saper l’autorité du DPP, notamment par le biais d’une réforme de l’autorité du DPP. Il avait un intérêt évident, clair et direct dans la mesure où il était poursuivi pour crimes économiques et que le DPP soutenait l’accusation contre lui. Il a voulu créer une commission chargée de revoir les décisions du DPP. Il a dû politiquement abandonner le projet. Toutefois, il est revenu à la charge en fin de mandat dans le cadre de la loi sur la Commission des crimes financiers (Financial Crimes Commission) en donnant des pouvoirs de poursuites à d’autres organes que le DPP, notamment cette même Financial Crimes Commission. Le nouveau régime a rétabli le DPP dans son monopole en matière de poursuites.
Toutefois, Navin Ramgoolam est rattrapé par le même démon. Il fait lui aussi l’objet de poursuites pour crimes économiques par le DPP. Par conséquent, en tirant les leçons, il tente, de procéder différemment que son prédécesseur : par mimétisme international, en se cachant derrière la façade du progrès. Il présente la réforme comme une modernisation, une adaptation au “modèle britannique”. Mais ce modèle est précisément celui d’un DPP subordonné. C’est le cheval de Troie par excellence : sous l’apparence du progrès, il désarme un contre-pouvoir essentiel.
Collégialité…
La force du DPP mauricien, c’est sa solitude : il décide seul, assume seul, et protège seul la neutralité des poursuites. Il demeure une des rares institutions sur laquelle aucun Premier ministre n’a étendu sa mainmise. Chaque action ou décision sur la poursuite engage sa responsabilité seule. La collégialité proposée par le NPS, à l’image du CPS britannique, ferait de lui un président de comité, obligé de composer, de convaincre, voire de se soumettre à des arbitrages bureaucratiques.
Cette dilution de l’autorité entraîne une cascade de conséquences : plus d’exposition aux influences politiques et un affaiblissement du principe de responsabilité personnelle. En somme, le passage d’un titulaire d’un poste constitutionnel à un Service (collégial) de poursuites n’est pas un détail technique, c’est une rupture de philosophie juridique.
Ce projet n’est pas isolé. Il s’inscrit dans un contexte politique où l’exécutif cherche à reconcentrer les pouvoirs. Après Pravind Jugnauth et sa volonté d’avoir une dualité des autorités de poursuites, voici Navin Ramgoolam et son National Prosecution Service. Deux méthodes mais une même finalité : affaiblir les contre-pouvoirs pour renforcer le contrôle politique.
On peut s’interroger sur les raisons pour lesquelles Navin Ramgoolam avance cette réforme aujourd’hui. Peut-être parce qu’il sent que la contestation démocratique se cristallise autour de la justice, et que le DPP peut devenir un acteur gênant, comme il l’a été sous d’autres régimes. Peut-être aussi pour désamorcer les critiques sur sa propre gouvernance passée et à venir ou tout simplement dans le cadre de ses propres affaires actuellement devant le Juge pénal. L’autorité d’un DPP encadré serait, en toute hypothèse, amoindrie.
Le projet de NPS porté par Navin Ramgoolam n’est pas une modernisation : c’est une tentative habile de domestication de l’autorité des poursuites, le monopole du DPP mauricien. En s’inspirant du modèle britannique, il ouvre la voie à une politisation rampante de la justice pénale. Là où Pravind Jugnauth a frappé de manière visible, Ramgoolam procède avec finesse. Mais l’intention est la même : recentraliser le pouvoir aux dépens de l’indépendance des fonctions.
Toucher au DPP, c’est toucher à l’équilibre des fonctions constitutionnelles tel que mis en œuvre au moins depuis 1968. Maurice n’a pas besoin d’un DPP gestionnaire, ni d’un DPP œuvrant dans une collégialité, encore moins d’un DPP sous tutelle. Le pays a besoin d’un DPP fort, libre, solitaire et responsable, un véritable gardien de l’ordre public.
Les différents acteurs du monde judiciaire doivent analyser de manière approfondie, avec l’œil du juriste, la réforme voulue par Navin Ramgoolam. Il y a anguille sous roche…