DENIS PATRICE LEBON
Le 5 juin, le discours budgétaire du Dr Navin Ramgoolam promettait un sursaut historique : rétablir les équilibres fiscaux et inaugurer un modèle de croissance fondé sur l’innovation, le social et l’écologie. À l’examen, ce manifeste révèle des contradictions structurelles, d’importants angles morts conceptuels et un compromis hésitant entre néolibéralisme technocratique « damrien » et volontarisme social.
Rigidité structurelle et indulgence ambiguë envers l’héritage précaire
Le constat initial est alarmant : dette publique à Rs 642 Md (90 % du PIB), déficit budgétaire à 9,8 % du PIB, création monétaire de Rs 180 Md et déficit commercial de Rs 203,7 Md (29,4 % du PIB). Pourtant, la consolidation annoncée (objectif implicite de ramener le déficit à 4–5 % du PIB et la dette sous 75 % en trois ans) coexiste avec des engagements d’investissement massif (Rs 128 Md sur cinq ans pour les infrastructures) et Rs 90 Md de dépenses sociales (34,8 % du budget). Aucune ligne de coupe claire dans les dépenses non stratégiques n’est fournie : rigueur et expansion se heurtent.
Fiscalité à tiroirs, redistribution circonscrite et résiduelles inégalités
Le gouvernement instaure, pour les recettes, un « Fair Share Contribution » : 15 % sur le revenu net imposable au‑delà de Rs 12 M, 20 % au‑delà de Rs 24 M, une surtaxe de 5 % sur les entreprises les plus rentables, plus 2,5 % supplémentaires pour les banques sur leur activité domestique et 10 % sur les sociétés réalisant ≥ Rs 24 M de chiffre d’affaires par an (pour trois ans). En surface, ces mesures ciblent les ultra‑riches et la finance, mais leur progressivité est formelle : seuils très élevés, assiette fiscale étroite : revenus fonciers, plus‑values et dividendes largement exclus et durée limitée traduisent un effet cosmétique. Par ailleurs, le seuil d’assujettissement à la TVA passe de Rs 6 M à Rs 3 M de CA et une taxe sur les services numériques étrangers entre en vigueur le 1er janvier 2026, amorçant une taxation de la consommation et du numérique ; toutefois, cela reste très insuffisant face à l’inflation (2,6 % en avril 2025) et au coût de la vie. La réforme de l’impôt sur le revenu crée trois tranches : 0 %–10 %–20 % jusqu’à Rs 1 M de revenu imposable, si bien que seuls 19 % des contribuables paieraient un impôt ; cela transfère implicitement des recettes vers les bas et moyens revenus, mais la brusque augmentation de 10 % à 20 % autour de Rs 500 000 sans mécanisme de lissage (crédit d’impôt) clairement défini risque d’engendrer de forts effets de seuil. Mais encore, l’annonce selon laquelle 81 % des salariés ne paieront plus d’impôt masque surtout une paupérisation des classes moyennes non imposables et pose un risque sérieux d’érosion des ressources publiques.
L’incohérence d’une transition technologique sans rupture écologique
Le discours sur l’innovation et l’IA se pare d’ambitions chiffrées : création d’un Institut national de R&D doté de Rs 200 M pour soutenir la recherche publique et privée ; un centre de données gouvernemental (Rs 70 M) ; appui technique du FMI via un rapport ROSC ; incitations fiscales pour un pôle de recherche “déconnecté”. Le “Mauritius Innovation Scheme” et un programme “startup IA” — avec déductions fiscales jusqu’à Rs 150 000 pour les PME investissant en IA — illustrent la volonté de faire du numérique le moteur de croissance. Pourtant, on ne s’interroge guère sur la résilience sociale : fractures numériques et illectronisme ; zones rurales non couvertes, inégalités d’accès aux infrastructures, etc., restent ignorés. Plus étonnant, l’éloge de l’open data et de la cybersécurité (alignement sur la législation européenne, création d’un Cyber Security Operation Centre à l’image du modèle britannique) ne s’accompagne d’aucune garantie démocratique : quelles protections des libertés face à une surveillance renforcée ? Quelle concertation citoyenne pour la collecte et l’usage des données ? Si la numérisation peut accroître l’efficacité administrative, elle avance ici comme un rouleau compresseur, sans anticorps républicains ni débat sur la souveraineté numérique.
Simultanément, l’État consacre Rs 30 milliards sur trois ans à la “transition énergétique” (solaire, biomasse) tout en lançant d’ambitieux chantiers d’infrastructures lourdes (autoroute M4, ring road phase 2, nouveau terminal à conteneurs, agrandissement des criées). Ce choix “jack‑of‑all‑trades” construit massivement alors que l’urgence écologique imposerait de réorienter les ressources vers les transports publics écologiques, la rénovation énergétique des logements et la préservation de la biodiversité côtière. Si Rs 164 M sont alloués à la restauration d’écosystèmes et à la lutte contre l’érosion, l’État finance simultanément des projets générateurs d’émissions importantes et d’artificialisation du territoire : tunnels, extensions portuaires. L’absence d’une stratégie systémique de sobriété hydroliennes de petite taille, GEA, transports zéro fossile, plantations d’arbres d’ombrage témoigne d’une écologie de façade, conçue comme un sparadrap idéologique plutôt qu’en paradigme structurant.
Logique sociale élitiste, filières sélectives
et décadence démocratique toujours prégnante
Le généreux volet social déploie Rs 1,3 Md pour les ONG (National Social Inclusion Foundation), Rs 660 M aux ménages du Registre social et Rs 90 Md à la protection sociale (dont Rs 68 Md de pensions de base). Il prévoit aussi un hall étudiant à Réduit, le doublement des boursiers étrangers et, en santé, la mise en place de dossiers médicaux électroniques, le programme ‘‘Path to Remission’’ pour le diabète et cinq managers hospitaliers. Pourtant, ces crédits se dispersent en commissions et programmes pilotes sans maillage territorial ni vraie démocratie sanitaire : Ombudsperson for Health, Commission nationale de qualité restent dépourvus de contrôle citoyen. Les plans d’adaptation climatique, d’accès à l’eau, de lutte antivectorielle (Rs 24 M pour la SIT) sont trop limités face à l’urgence écologique. En parallèle, la création d’une Agence nationale du contrôle des drogues et d’une Académie des forces disciplinées (Rs 200 M) renforce le régalien, mais surtout la dimension répressive plutôt qu’une approche préventive communautaire. L’inclusion affichée reste un vernis et la décadence dénoncée au discours initial persiste faute de rupture démocratique réelle, sérieuse et ‘’intégrale’’.
Souveraineté économique en berne
Le gouvernement valorise partenariats stratégiques (UK, UE, CECPA-Inde, China FTA, AfCFTA) et incitations au capital étranger : bullion banking, révision du Banking Act, e-Licensing, frais touristiques de 3€ par nuit. Mais cette quête d’attractivité l’emporte sur la construction d’une souveraineté réelle. Les impulsions pour l’économie bleue, le Waste-to-Wealth, la croissance verte, le tourisme de luxe et l’économie numérique soulignent la fragilité insulaire face aux grandes puissances. Le recours à l’épargne internationale (OAT, CAG), l’ambition de hub multimodal régional et de centre financier international accentuent la dépendance aux flux exogènes, sans plan de relocalisation de filières essentielles ou de zones autarciques pour garantir l’approvisionnement alimentaire, nutritionnel, énergétique ou sanitaire en cas de crise mondiale.
Autre mesure pourtant cruciale, passée sous silence dans l’exégèse originale, est le relèvement progressif de l’âge d’éligibilité de départ à la retraite, de 60 à 65 ans phasing-out échelonné sur cinq ans pour la Basic Retirement Pension (BRP). Cet infléchissement, justifié par la nécessité de soulager un système de pension devenu ‘‘clairement insoutenable‘‘, s’apparente à une bombe sociale à retardement. D’une part, il déstabilise les équilibres d’un marché du travail déjà saturé, en allongeant la durée effective d’activité des travailleurs âgés de la classe ouvrière, souvent contraints à des emplois pénibles ou à temps partiel : la pénibilité et le chômage structurel des quinquagénaires ne sont nullement résolus par une simple ‘‘phase‘‘ d’adaptation de cinq ans. D’autre part, il creuse le fossé intergénérationnel en transférant un surcroît de charge aux jeunes les primo-accédants à l’emploi et futurs cotisants qui supportent désormais la double pression du chômage et du financement de pensions pour une population vieillissante. Pis, cette disposition camoufle une hypocrisie budgétaire : en prétendant soulager la caisse des pensions, le gouvernement assortit ce relèvement d’un simulacre de ‘‘période transitoire empathique‘‘ pour ‘‘ne pas pénaliser brutalement les bénéficiaires‘‘ jusqu’en 2027, sans préciser les modalités de compensation pour les travailleurs dont la carrière est discontinue ou informelle. On constate dès à présent une extension artificielle du délai de sortie de la vie active, à rebours des enjeux de santé publique, car santé et employabilité déclinent drastiquement après 60 ans, tout en évitant soigneusement d’engager une véritable réforme du système de retraites fondée sur la diversification des sources de financement, tels que les fonds réservés, la diversification des placements, la fiscalité des hauts revenus, etc. Ce relèvement de l’âge légal de départ à la retraite s’inscrit moins dans un calcul de justice actuarielle que dans une manœuvre conjoncturelle visant à masquer l’incapacité structurelle de l’État à bâtir un régime de pension durable et équitable.
Parce que finalement, une véritablement bonne réforme de l’âge légal de départ à la retraite, en lieu et place d’une trajectoire ascensionnelle uniforme à 65 ans, le gouvernement par la voix de son Premier aurait certainement dû gouverner, donc prévoir, l’instauration d’un âge pivot modulé selon la pénibilité. Pour les métiers pénibles, notamment la construction, la pêche artisanale, la maçonnerie, la boulangerie, etc., l’âge de départ serait maintenu à 60 ans ; pour les métiers moins pénibles, tels que la fonction publique, l’enseignement, la finance, l’âge pivot pourrait être de 63 ans, avec une bonification de pension de 3 % par année cotisée au-delà de 60.
Les carrières longues, débutant à 18 ans, bénéficieraient d’un départ à 62 ans ; le tout piloté par un Observatoire de la pénibilité et de l’âge actif, : vieillir, certes oui, mais vieillir en bonne santé ! Ce n’est pas le bon Docteur qui m’en tiendra, je suppose, ici rigueur !
En filigrane, l’orthodoxie conventionnelle domine : croissance à tout prix, valorisation de la place financière offshore, attraction des capitaux, numérisation sans contre-pouvoirs, flexibilité du marché du travail et renforcement simultané du secteur public. Le budget manque de hiérarchisation : croissance versus soutenabilité, rigueur versus solidarité, souveraineté versus attractivité. Il faudrait plutôt un budget hétérodoxe, favorisant une nouvelle économie de la vie résilience sociale, préservation écologique et émancipation collective plutôt qu’une accumulation purement quantitative du PIB. D’autres propositions mériteraient un autre billet…