Bernardin de Saint-Pierre

Hubert JOLY

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Président du Conseil international

de la langue française à Paris

Nous devons une immense reconnaissance aux Mauriciens d’avoir fait éclore le talent de Bernardin de Saint-Pierre. Avant tout, il faut rendre hommage à ce grand homme d’avoir dénoncé l’esclavage et l’ensemble de ses tares avec beaucoup plus de vigueur que la plupart de ses contemporains.

Mais il faut aussi le louer pour sa révélation du sentiment de la nature qui a pris une telle importance dans notre monde développé. Dans Paul et Virginie (1788), Bernardin ne se contente pas d’exalter la nature telle qu’elle apparait aux Européens. Il leur apporte toute la fraicheur, la nouveauté et le charme de l’exotisme qui déferleront au XIXe siècle dans l’orientalisme. Chateaubriand, si novateur qu’il soit, aura pourtant un temps de retard et sa magistrale description du coucher de soleil sur le Meschacebé ne date que de 1801. Tout au long du Grand siècle, on peine à trouver sa trace et il faut attendre 1691 et le petit Joas d’Athalie pour en dénicher, au hasard de deux petits vers, une modeste expression parlant de Dieu :

« Aux petits des oiseaux, il donne la pâture

« Et sa bonté s’étend sur toute la nature. »

Le siècle de Louis XIV préfère parler du combat entre la raison et la passion.

Tout change avec la Régence. La rigueur des comportements officiels, des styles, des tableaux d’histoire et de mythologie, s’adoucit, s’assouplit quitte à s’encanailler franchement dans certains excès. Émerge alors une certaine sensualité, d’abord légère, à la Watteau. Elle évoluera peu à peu vers une sensualité plus franche et débridée à la Boucher. Les brocarts font place aux mousselines, à des mousselines de plus en plus vaporeuses et transparentes qui s’entrebailleront bientôt pour montrer des fruits de la passion, bien éloignés de leur appellation botanique. Bernardin de Saint-Pierre et Jean-Jacques Rousseau herboriseront ensemble et découvriront le charme des brins d’herbe et des fleurs sauvages. La cinquième promenade des Rêveries du promeneur solitaire mériterait d’être citée dans son intégralité car elle est très belle.

« Quand le lac agité ne me permettait pas la navigation, je passais mon après-midi à parcourir l’île en herborisant à droite et à gauche, m’asseyant tantôt dans les réduits les plus riants et les plus solitaires pour y rêver à mon aise, tantôt sur les terrasses et les tertres, pour parcourir des yeux le superbe et ravissant coup d’œil du lac et de ses rivages, couronnés d’un côté par des montagnes prochaines et de l’autre élargis en riches et fertiles plaines, dans lesquelles la vue s’étendait jusqu’aux montagnes bleuâtres plus éloignées qui la bornaient. Quand le soir approchait je descendais des cimes de l’île et j’allais volontiers m’asseoir au bord du lac sur la grève dans quelque asile caché ; là le bruit des vagues et l’agitation de l’eau fixant mes sens et chassant de mon âme toute autre agitation la plongeaient dans une rêverie délicieuse où la nuit me surprenait souvent sans que je m’en fusse aperçu. Le flux et le reflux de cette eau, son bruit continu mais renflé par intervalles frappant sans relâche mon oreille et mes yeux, suppléaient aux mouvements internes que la rêverie éteignait en moi et suffisaient pour me faire sentir avec plaisir mon existence sans prendre la peine de penser. »

Je n’ai pas pu m’empêcher de citer longuement ce fragment dont il faudrait lire et entendre l’harmonie à haute voix. C’est déjà, cinquante-cinq ans avant la lettre, le Lamartine tout craché de Le Lac :

« Un soir, t’en souvient-il, nous voguions en silence ;

On entendait au loin sur l’onde et sous les cieux,

Que le bruit des rameurs qui frappaient en cadence

Tes flots harmonieux.

C’est encore Rousseau avec la Profession de foi du vicaire savoyard (1762) qui précède de peu l’ascension du Mont Blanc par Saussure en 1787. Peu à peu, la montagne qui était horrible et faisait peur, est apprivoisée. On la trouve belle et on l’explore jusqu’au sommet de l’Everest. Mais on la dénature aussi et on saccage ses richesses. Une conscience écologique commence à se développer. Les circumnavigations se multiplient. Le bleu des mers du Sud devient la teinte d’une encre dont les littérateurs noircissent – si j’ose dire – leurs papiers… Navigateurs, explorateurs, jusqu’à l’infortuné Lapérouse, sillonnent les mers. Les prédateurs de tout poil les suivent. Il faudra attendre le cri d’alarme des scientifiques, tardivement en 1968, pour que la Conférence de l’Unesco sur l’utilisation rationnelle des ressources de la biosphère tente de mettre un frein à l’exploitation anarchique de la planète. Malgré les efforts des écologues (scientifiques) et les ukases des écologistes (politiciens), aucun résultat durable n’est acquis.

Ce n’est pas la faute de Bernardin de Saint-Pierre. Il a, avec quelques autres, tracé un chemin sur lequel il y a encore beaucoup à cueillir et à moissonner, pour employer un registre botanique et agricole.

Encore merci aux Mauriciens.

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