Le dossier Chagos a franchi cette semaine une nouvelle étape, non pas tant sur le terrain juridique – solidement balisé depuis l’avis consultatif de la Cour internationale de Justice (CIJ) en 2019 – que sur celui, plus mouvant, de la politique. L’annonce par un groupuscule chagossien basé au Royaume-Uni de la création d’un prétendu « gouvernement en exil » marque un glissement préoccupant du débat vers des revendications d’autodétermination, alors même que la question centrale demeure celle de la décolonisation inachevée de Maurice et, au-delà, de l’Afrique.
On aurait tort de minimiser cette initiative en la réduisant à un simple geste militant. Il convient, au contraire, de s’interroger sur les conditions qui permettent à quelques éléments chagossiens établis en Grande-Bretagne de se poser en contre-pouvoir face à l’État mauricien. En se proclamant « gouvernement en exil », ce groupuscule engage une attaque politique indirecte contre Maurice, en remettant en cause le principe fondamental défendu par Port-Louis : l’exercice plein et entier de sa souveraineté sur l’archipel des Chagos.
Cette démarche s’inscrit dans un contexte précis, conforme à une certaine stratégie de la droite britannique. Elle est directement liée aux auditions et au rapport de l’International Relations and Defence Committee de la Chambre des Lords, consacrés aux opinions des Chagossiens sur l’accord entre le Royaume-Uni et Maurice. En offrant une tribune institutionnelle à des voix chagossiennes pourtant minoritaires, la Chambre des Lords leur a conféré une visibilité démesurée, tout en reconnaissant elle-même que la méthodologie adoptée ne prétendait nullement refléter l’ensemble du spectre des opinions chagossiennes.
C’est là que s’opère la dérive. Le contentieux colonial opposant Maurice au Royaume-Uni est progressivement reconfiguré comme une confrontation entre Maurice et « les Chagossiens », présentés à tort comme un bloc homogène. Or, la majorité des Chagossiens de première génération, vivant à Maurice et directement concernés par la réinstallation, les compensations et les mécanismes de réparation, demeure largement absente de cette scène médiatique britannique, dont les échos sont pourtant amplifiés à l’international. À ce stade, Maurice aurait sans doute gagné à constituer une véritable équipe de riposte à Londres, réunissant des figures clés telles que Philippe Sands, Jagdish Koonjal, Dhiren Dabee, appuyées par Satyajit Boolell et les cadres du Parquet, tous étroitement associés au dossier chagossien.
Face à ces dérives, la réponse de l’Attorney General Gavin Glover a le mérite de rappeler les fondamentaux. Les Chagossiens font partie intégrante du peuple mauricien. L’archipel des Chagos fait partie intégrante du territoire de la République de Maurice. Ces principes ne relèvent ni de l’idéologie ni de l’émotion, mais du droit international tel qu’énoncé sans ambiguïté par la CIJ. La souveraineté mauricienne n’est ni négociable ni conditionnelle.
Cela ne signifie nullement que les préoccupations chagossiennes doivent être minimisées. Bien au contraire. Mais leur prise en charge ne peut se faire que dans le cadre d’un État souverain, responsable et lié par des obligations internationales – en l’occurrence Maurice –, et non par des autorités parallèles autoproclamées, dépourvues de reconnaissance et de capacité réelle d’action. La souveraineté n’est pas un simple symbole : elle implique des choix, des contraintes, des institutions et une gestion concrète des héritages du passé colonial.
Dans ce débat, il apparaît également que ce groupuscule chagossien remet en cause les dispositifs liés à l’île de Diego Garcia, où est implantée la base militaire américaine. Ce faisant, c’est l’ensemble du dispositif stratégique dans l’océan Indien – dont les États-Unis constituent l’acteur central – qui se trouve implicitement contesté. La base de Diego Garcia demeure un pilier majeur de l’architecture sécuritaire américaine dans la région et au-delà. Or, dans ce débat, la voix américaine reste étonnamment absente.
La souveraineté de Maurice sur les Chagos, désormais consacrée par le droit international, ne saurait être fragilisée par des constructions politiques marginales ni par des récits déconnectés des réalités géopolitiques. Mais elle mérite mieux que des non-dits et des silences stratégiques. Le moment est peut-être venu pour Washington de faire entendre sa voix – non pour imposer une solution, mais pour contribuer à une clarification indispensable. Ni la justice due aux Chagossiens ni l’exercice plein et entier de la souveraineté mauricienne ne gagneront à l’ambiguïté. Seule une parole assumée de l’ensemble des acteurs concernés permettra d’éviter que l’essentiel – la décolonisation achevée et la dignité retrouvée – ne se dissolve dans le tumulte des récits concurrents.
Jean Marc Poché

