UMAR TIMOL
La nuit tarde à se défaire. Les mots pleuvent, par milliers. Dans ton imaginaire, dans ton corps. Mais pas les tiens. Pas tes mots. Les tiens sont dérisoires. Ceux des autres. Puisés dans un livre. Un énième livre. Le livre d’un autre. Tu as envie de dormir. Épuisé par la lassitude du temps absent. Mais les mots te captivent, non, ils t’ensorcellent. C’est un ensorcellement consenti. T’en priver serait te priver de l’essentiel, de l’exaltation et de la combustion des mots dans les labyrinthes de ton être.
Cinquante-cinq ans. Plus d’un demi-siècle à vivre, au cœur d’une vie de multiples vies qui s’emboîtent et se désassemblent, itinéraire du chaos et de l’émerveillement, mais avec un immuable : l’amour des livres. Plus de cinquante années de lecture, tu as lu des centaines et des milliers de livres, dans ta chambre, dans le bus, dans l’avion, au travail, dans les bibliothèques, petites et grandes, ici et ailleurs, à l’orée du jour et lors des vendanges du crépuscule. Et cette soif est intarissable. Et ce n’est pas la soif de celui qui n’a pas bu mais de celui qui a trop bu et qui veut boire, encore boire.
Pourquoi lire, finalement ? Autant poser la question à l’amoureux. Sans raison, probablement. Qui se soucie de savoir pourquoi il aime.
Mais si l’on devait expliquer, on dirait : parce que lire est une extase, tenir un livre entre ses mains, humer son parfum, caresser les pages, un objet qui recèle toutes les promesses, plonger dans un nouveau monde, des mondes infinis, faits de mots, découvrir, voyager, s’instruire, s’interroger, rire, pleurer, rire et pleurer en même temps. Lire est une extase plurielle : la poésie, pour l’épure des mots, l’indicible transcrit ; la philosophie, pour les mathématiques et les équations de l’esprit ; les textes sacrés, pour le souffle du divin ; le roman, pour les chevauchées de l’imaginaire. Lire vous transfigure : une phrase, et vous n’êtes plus le même, sans pour autant devenir autre, pas encore du moins. Lire les grands livres engendre un approfondissement de notre être, nous mène vers des landes inconnues, et transcende nos frontières. Lire n’est pas essentiel à la vie mais essentiel à la découverte de l’inconnu en soi.
Mais les raisons sont insuffisantes. Qui aime se tait.
Qui aime invite ceux qui n’aiment pas à aimer.
Souvenez-vous, si vous n’aimez pas lire, que vous délaissez la quête de votre livre-âme. Vous souriez sans doute : qu’est-ce donc que ce livre-âme ? Vous avez entendu parler de l’âme sœur. Le livre-âme, quelle blague ! Mais il existe, croyez-moi : il est sur les étagères d’une vieille bibliothèque, ou dans une librairie, ou dans le grenier de votre maison. Il vous attend, il attend que vous le lisiez. Et vous aurez un choc, vous serez ébranlé, vous vous regarderez dans le miroir des mots et ces mots étrangers entreront en résonance avec les mots qui sont en vous, mots cachés, mots absents. Vous vivrez la communion des mots. Votre livre-âme vous attend. Mais soyez prudents, vous n’en sortirez pas indemnes.
Cinquante-cinq ans. Le temps est désormais compté. Le chemin à parcourir est moins long que le chemin parcouru. On ferme les pages d’un livre comme on ferme les pages de sa vie : sentiment de l’achevé et sentiment de l’inachevé. La complétude du livre lu, l’incomplétude des livres à lire.
Tu ne les liras pas ici-bas.
Tu les liras, là -bas, dans ce paradis peuplé de tous les livres du monde et de tous les mondes, ceux écrits et ceux qu’il reste à écrire. L’éternité sera la compagne de la nuit, enfin défaite par les mots de la lumière et par la lumière des mots.