Des maîtres trouvent un moyen de reprendre à des affranchis une partie des dotations qu’ils doivent obligatoirement léguer aux esclaves lors de leurs demandes d’attestations d’affranchissement. D’après les lois en vigueur, ils sont tenus de doter les esclaves de moyens de subsistance suffisants pour qu’ils ne soient pas à la charge de l’État suite à leur libération. D’une manière générale, les dotations varient entre 5 et 10 arpents de terrain inculte et d’une somme d’argent pour se procurer des esclaves.
Retracer la généalogie d’une famille esclave au XVIIIe siècle n’est guère une tâche aisée tant les documents sont muets à leur sujet. Le cas de la famille de Jacques Azy est simplifié puisqu’il possède un patronyme de famille complet contrairement à la majorité des esclaves qui n’avaient qu’un seul prénom. Nous ne connaissons pas la date de son affranchissement mais ce qui est certain c’est que sa liaison avec Catherine date de l’époque où tous les deux étaient esclaves sur la propriété de Sieur Jacques François Mabille, Conseiller honoraire au Conseil Supérieur de l’île de France, et que tous leurs enfants étaient nés, cependant qu’ils étaient esclaves. Et comme les enfants nés d’une mère esclave héritent de facto le statut de leur mère, ces enfants se retrouvent dans le camp des esclaves au grand bonheur des maîtres. Au fait, les naissances sur les plantations au sein de la population servile étaient vivement encouragées et constituaient une aubaine pour les maîtres. Importer ou acheter des esclaves exigeait des capitaux qu’il fallait emprunter à des taux avoisinant les 30 à 40% d’intérêt. Les femmes esclaves devaient “produire” des enfants pour faire fructifier les profits des maîtres et en retour elles étaient considérées comme esclaves “de caze” pour les travaux de ménage loin des tâches ingrates des champs de canne.
Le cauchemar de Jacques et de Catherine
Après sa libération qu’il a dû acheter à prix fort, il finit par racheter la liberté de son épouse – de Sieur Mabille – également à prix élevé. Ce couple finalement libéré allait vivre un traumatisme insupportable en voyant leurs 8 enfants, l’un après l’autre, être arrachés de leur foyer et vendus comme esclaves. En tant qu’esclaves, ils devaient développer la technique de la soumission, ne pas esquisser le moindre signe d’objection ou de révolte et continuer de donner naissance à d’autres enfants – le contrôle des naissances étant inconnu à l’époque. Le Sieur Mabille allait en tirer profit et les vendre l’un après l’autre aux plus offrants.
Les Azy vont alors se lancer dans une opération de rachat de la liberté de leurs enfants et le 14 mars 1770, ils obtiennent un premier succès avec la libération de la cadette Rozalie à peine âgée de huit ans (3). La libération d’autres enfants va suivre (4) mais en janvier 1779, la famille Azy fut endeuillée par la mort de Jacques sur son habitation à la Rivière Dragons, Rivière-Noire. Ils sont parvenus à libérer l’un après l’autre la plupart de leurs enfants (5) mais deux d’entre eux, Sylvestre et Charlot, restent toujours sous le joug de l’esclavage – toutes les tentatives pour les libérer ayant échoué.
C’est alors que les droits de succession entrent en jeu. Les propriétaires de Sylvestre et de Charlot deviennent légalement héritiers des biens du défunt Jacques Azy au même titre que les autres enfants et de son épouse Catherine. Des tractations sont immédiatement engagées et le Sieur Mabille, propriétaire de Charlot, accepte de le libérer contre une forte somme d’argent. Charlot devient ainsi en avril 1779 un Libre de Savanne mais son acte de confirmation de liberté ne lui sera délivré qu’en 1786, soit 7 ans plus tard. (6)
Les détails concernant la libération de Sylvestre sont moins connus et nous ignorons le nom de son propriétaire à qui revenait de droit une part de la succession de Jacques Azy. Les tractations pour son affranchissement durent être plus ardues mais finalement il est devenu un homme libre le 3 juillet 1783.(7)
Combat herculéen pour ce couple de Rivière-Noire sous l’ancien Régime, prisonnier d’un système auquel il a dû s’adapter pour survivre. Autre époque, autre système, autres mœurs. Pourtant, ces anciens esclaves – qui avaient tant souffert – vont à leur tour profiter des avantages que leur nouveau statut leur conférait pour se procurer des esclaves.
Jacques Azy, à sa mort, possédait une plantation de plus de 5 arpents qui était mise sous culture par pas moins de ses 14 esclaves !! Par choix ou par impératif économique ? Le débat reste ouvert.
(Fin)
…Sieur Jacques François Mabille
Le Roi de France nomme en septembre 1751 Jacques François Mabille, conseiller au Conseil Supérieur de l’Isle de France, mais les Lettres de Provision ne sont enregistrées au Conseil Supérieur de l’Isle de France qu’en juin 1752.
Mabille a eu par la suite des démêlés avec Pierre de Vignol, lieutenant d’infanterie, et René Magon, Gouverneur de l’Isle de France de 1756 à 1759 et dont la tombe se trouve au cimetière de l’Ouest. Il est aussi nommé Commandant des quartiers sans obligation d’y résider de Flacq et de Rivière du Rempart lors de la restructuration des quartiers en 1762 qui divisa l’île en 8 principaux quartiers, notamment Port Nord-ouest (Port Louis), Port Sud-est (Port Bourbon), Pamplemousses, Montagne-Longue, Plaines-Wilhems, Moka, Rivière-du-Rempart et Flacq. Il siégea au Conseil Supérieur jusqu’en 1784 avant de tout vendre au Procureur Desribes pour rentrer en France.
On trouve aussi son empreinte dans la délimitation d’une entité nommée plus tard comme “Quatre Bornes.” En novembre 1761, l’arpenteur du Roi Merle y plaça 4 bornes de balisage dont 2 marquées avec la lettre M et les deux autres avec la lettre D pour indiquer les limites des habitations Mabille et Devaux respectivement.
MUSLEEM JUMEER,
Docteur-en-Histoire.
musleemjumeer@gmail.com
Références
3.Archives Maurice, OA 75 , 14 mars 1770
4.Idem , le 12 avril 1775
5.Idem , le 12 juillet 1777
6.DELALEU. E., Lettres Patentes, Art . 39 p.250
7.Archives d’outre-mer (ANOM) Études de Me.Pelte, le 6 août 1779
