Anne Abeillé, codirectrice de la Grande Grammaire du Français (GGF), était à Maurice fin 2023 pour une présentation de la nouvelle publication parue en 2021 et qui comprend une grande variété de français comme ils se parlent et s’écrivent dans plusieurs pays du monde. C’était à l’Institut Français de Maurice . Cette nouvelle grammaire, parue en édition papier et numérique, est « descriptive » et non « prescriptive », précise-t-elle, lors de son intervention. Avec un corpus oral accessible en version numérique, « elle contribue à sortir les gens de l’insécurité linguistique ». Au Mauricien, elle observe qu’elle est déjà utilisée dans les universités et les écoles.
La GGF est organisée en 20 chapitres et est sortie en deux volumes. Au départ, fait ressortir l’intervenante au Mauricien, « il s’agissait d’avoir une grammaire à jour pour décrire le français dans toute sa variété sans parti pris ». Ainsi, la cinquantaine de linguistes de nationalités différentes qui ont planché sur le projet a pris en compte la variété du français dans leur pays ou leurs régions respectifs de 1950 à 2021, année de sa parution. « On a intégré toutes les évolutions jusqu’en 2021 », soutient Mme Abeillé.
« On avait des corpus oraux et des sources écrites. Ce qui a été nouveau, c’est l’intégration de toutes les écritures numériques à partir des années 2000 : emojis, sms, etc. Il y a aussi tous les genres grammaticaux qu’on n’avait pas prévus au départ. Aujourd’hui, on parle de “iel”, “iels’, “ielle” ou “ielles”, ce pronom personnel à mi-chemin du masculin “il” et du féminin “elle” et qui a intégré la langue depuis 2008 ; il s’est généralisé dans les années 2018-2019 », dira Anne Abeillé.
Il y a aussi, selon cette dernière, toutes les discussions sur la féminisation des noms de métier. « Cela avait été retardé en France, par rapport au Québec, avec l’opposition de l’Académie française, qui l’a autorisée en 2019. Cela s’est rapidement répandu dans les journaux. Maintenant, nous sommes habitués à dire la professeure, l’ambassadrice, la cheffe. Il y a aussi la question de l’accord au masculin quand il y a des hommes et des femmes. Faut-il accorder au féminin quand il y a un homme et plusieurs femmes ? Quand on regarde les corpus, on remarque que dans certaines régions et départements, on intègre l’accord de voisinage ou de proximité en genre, qui avait disparu des grammaires. On en parlait au 17e ou au 18 siècle avec les grammaires de Vaugelas ; ensuite, cela avait disparu. »
Est-ce que le GGF présente un nouveau type de bon usage ? « La GGF n’est pas prescriptive mais descriptive. Il peut y avoir beaucoup d’usages différents », affirme notre interlocutrice. Selon elle, la GGF est déjà utilisée par des professeurs. « Cela inclut les usages les plus normatifs. Les normes sont diverses suivant les pays. Par exemple, on peut tout savoir sur l’accord du participe passé. » Mme Abeillé observe que la GGF contribue à faire sortir les gens de l’insécurité linguistique puisqu’elle inclut les variantes régionales ; la version numérique donne aussi accès aux corpus oraux. « C’est un enjeu dont on n’était pas toujours conscient au départ, mais qui remplit ce rôle de réduire l’insécurité linguistique », soutient Anne Abeillé. Selon elle, il s’agit d’un phénomène fréquent en milieu francophone. « Même en France, lorsqu’on est élevé dans des familles françaises, cela peut être le cas. On dit qu’il faut perdre l’accent. »
Un autre objectif de ce projet était « de présenter de façon cohérente les avancées de la connaissance de la syntaxe et de ses interfaces avec le lexique, la sémantique, le discours et la prosodie ». « Nous avons retrouvé les mêmes constructions partout », soutient notre interlocutrice, en précisant qu’« il y a des petites différences à l’oral ». Elle prend l’exemple de « l’absence généralisée du « ne » dans la négation ou du « redoublement de la négation, comme dans je n’ai pas vu personne au Québec ». Un redoublement qui, souligne-t-elle, avait été discuté par Molière dans les Femmes Savantes. « Ce sont des degrés de fréquence. C’est rare qu’on ne se comprend pas même s’il y a parfois des problèmes d’incompréhension avec l’accent ou le vocabulaire. Notre conclusion : c’est toujours la même langue. »
Français mauricien : l’omission de « que » dans les subordonnées
Le français mauricien, notamment l’omission du « que » dans les subordonnés, fait l’objet des recherches d’Anne Abeillé en cette année 2024. Elle travaille avec des linguistes mauriciens sur le sujet, a-t-elle annoncé lors de la présentation de Grande Grammaire du Français, à l’IFM, fin 2023, en présence de Srita Hassamal, maître de conférences au Mauritius Institute of Education et du poète Michel Ducasse.
« De plus en plus, on entend moins l’utilisation de que dans les subordonnées. On dit : “Je pense c’est vrai” », au lieu de “je pense que c’est vrai”. Cela nous semble nouveau en France. C’est déjà bien répertorié au Québec. On voudrait voir comment c’est dans le français de Maurice. Sur le français, il y a toujours plein de choses à voir et à observer. Peut-être que la prochaine édition de la GGF inclura plus de données du français d’Afrique. On n’avait pas beaucoup de données sur le français d’Afrique pour la présente édition. » Anne Abeillée souligne qu’elle travaille également sur un projet de « grammaire du créole mauricien » en parallèle.