HISTOIRE DE L’IMMIGRATION INDIENNE À MAURICE : INVESTISSEURS  / COMMERÇANTS  ET ENGAGÉS AGRICOLES AU XIXe SIÈCLE

MUSLEEM JUMEER

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L’immigration indienne à Maurice – qui s’étale sur deux siècles (du 18ème jusqu’au début 20ème) frappe par sa diversité. Diversité de langues, cultures, religions, traditions, ethnicités, occupations professionnelles, lieux d’origine, entre autres. Déjà, à l’époque française, ils y étaient assez nombreux tant dans le domaine de la construction que dans le développement portuaire. La conquête de la Grande Péninsule par les Britanniques amena des cadres administratifs et commerçants de Madras, des Parsis, des laboureurs sous contrat embarqués à Calcutta, Madras et Bombay, et finalement des investisseurs cum commerçants sunnite, chiite, et hindou du Goujerate.

 

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L’hypothèse de l’Entonnoir

Toute une foule de gens venus des quatre coins de l’immense territoire indien, des ethnies qui ne se sont jamais rencontrées et qui vont se retrouver contraintes à se côtoyer dans un espace réduit. Ce qui va amener nos chercheurs/historiens/politiciens des années 1970 à proposer l’hypothèse de l’Entonnoir (Collapsing Space Hypothesis), c’est-à-dire que le rétrécissement de l’espace physique entre les ethnies se termine forcément en un métissage tant physique que culturel.

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Si le métissage physique et culturel reste un phénomène qu’on ne peut nier à Maurice, il est aussi vrai que tout au long de ces siècles, certains groupes sociaux ont défendu et défendent encore leur attachement à une certaine endogamie non seulement par rapport à d’autres groupes sociaux, mais à l’intérieur même d’un seul groupe. Ce qui nous amène à proposer que l’hypothèse de l’Entonnoir ne tient pas la route pendant tout le 19ème siècle et même bien au-delà dans la plupart des cas.

De tous ces groupes/groupuscules arrivés ici, deux courants se dégagent nettement : les investisseurs/commerçants originaires du Goujerate et les engagés agricoles embarqués à Bombay, Madras et Calcutta. Jusqu’à maintenant, notre historiographie a nettement privilégié les engagés aux dépens des commerçants, qui méritent toutefois un meilleur traitement vu le rôle crucial qu’ils ont joué dans l’histoire mauricienne malgré leur nombre restreint.

Les immigrés goujeratis

L’arrivée d’un nombre considérable d’engagés agricoles à partir des années 1830 créa des besoins nouveaux en termes de vêtements et de nourritures, et les entreprises commerciales goujeraties, basées à Calcutta et Bombay, ne se firent pas prier pour saisir ces nouvelles opportunités. Des firmes britanniques s’inscrivirent dans cette dynamique, mais ne maîtrisant pas les rouages complexes du système indien, notamment le système Banian, elles durent rapidement se déclarer vaincues au profit de seules firmes goujeraties qui pouvaient ravitailler l’île en grains et en toile à des prix très compétitifs.

Dès le commencement, ces commerçants/immigrés goujeratis vont bénéficier d’un traitement privilégié de la part des autorités britanniques – qui exigeaient d’eux une loyauté infaillible envers la Couronne britannique. Ils renforçaient ainsi l’impérialisme  britannique au même titre que les Indiens qui se sont fait enrôler dans l’armée britannique pour tuer en cas de besoin d’autres  Indiens nationalistes et réfractaires à la domination anglaise.

Leur contribution en tant que commerçants/investisseurs se limitait toutefois au domaine économique. Aussi longtemps qu’ils pouvaient pratiquer librement leur commerce, amasser des fortunes et vivre d’après leurs coutumes ancestrales sous la protection des Britanniques, ils étaient prêts à jouer le jeu. Cela est vrai dans toutes les colonies où ils se sont établis, en Afrique  du Sud, à Burma, dans les Mascareignes, entre autres. En retour, ils devaient soutenir l’édifice colonial en gardant le prix des denrées de base et des tissus aussi bas que possible pour que le système de l’Engagisme puisse survivre et permettre aussi à la colonie de percevoir des taxes. Ce système n’était viable que grâce à des rations de base et à des salaires de misère qui demeuraient inchangés tout au long de la période de l’Engagisme. Toute majoration de prix risquerait de faire chambouler le système. En une occasion au moins, le Gouverneur britannique n’hésita pas à les remercier publiquement pour avoir accepté de mettre tout leur stock de denrées de base sans aucune augmentation de prix à la disposition du pays. C’était à la suite de la terrible catastrophe du 28 avril 1892, le passage d’un cyclone particulièrement meurtrier. Cette entente parfaite avec l’Autorité coloniale se manifesta aussi en 1887 et 1897 lors des célébrations marquant respectivement les Jubilés d’Or et de Diamant de la Reine Victoria quand la Jummah Mosque, propriété et symbole de la suprématie goujeratie cutchi memon, devint l’édifice le plus illuminé de l’île et brilla de toute sa splendeur.

Les Goujeratis du Nord et du Sud

Les Goujeratis – qui sont en majorité de foi islamique, avec quelques Parsis et hindous –, se répartissent essentiellement en deux groupes: (a) ceux originaires du Nord, de Cutch, Katiawar et Halaye. Connus comme des Memons ou Maimanes localement, ils sont peu nombreux, avec une nette dominance des Cutchis, et possèdent des antennes de commerce dans les grandes villes de l’Inde et les colonies britanniques.

(b) ceux originaires du Sud, connus comme des Sourties ou Surtees, regroupés autour de Surate et des environs comme Rander, Barbodan, Baroch etc, contrôlent de vastes plantations de coton et ils sont des connaisseurs en tissus et toileries. Les premiers à venir sont de gros investisseurs, avides de booster l’économie coloniale et d’en tirer profit. La  Guerre de Sécession en Amérique (1861- 1865) amena l’écroulement de l’industrie cotonnière locale au grand bonheur des planteurs sourties, qui en profitèrent pour emprunter et investir davantage. Mais la fin précoce de la guerre fit baisser le prix du coton sur le marché mondial et causa la faillite de nombreuses entreprises sourties. Plusieurs entrepreneurs appauvris se dirigèrent alors vers les colonies pour survivre. Ils pouvaient toutefois compter sur la solidarité sourtie en ce qui concerne l’accueil et le soutien des maisons de commerce sourties bien établies dans l’île pour lancer leurs propres magasins connus comme des “doukhanes”.

Les Engagés agricoles
(les Girmitiyas)

Contrairement aux commerçants, les engagés indiens ont été les victimes de l’impérialisme britannique. L’historiographie consacrée à ce groupe en fait foi amplement  et il n’est nullement  besoin de notre part d’évoquer ici les multiples lois scélérates, inhumaines et arbitraires auxquelles les engagés indiens furent soumis.

Pour parer à un éventuel effondrement de l’économie de ses colonies suite à l’abolition de l’Esclavage, le gouvernement britannique avait déjà planifié l’immigration en masse des villageois indiens vers les plantations sucrières coloniales. Les taxes sur les productions agricoles devenaient excessives à tel point que les paysans se voyaient forcés de liquider leurs minces propriétés au bénéfice de certains puissants accapareurs et d’aller grossir les ghettos de grandes villes indiennes et devenir des  “girmitiyas” bien malgré eux pour ensuite être acheminés vers les colonies de plantation, des colonies « d’exploitation » comme diraient certains.

Nul besoin de s’attarder sur ces mesures d’exception qui frappaient de plein fouet ces villageois infortunés qui pour fuir une situation pénible en Inde se retrouvaient  en une situation encore plus accablante. Le colonialisme britannique, avec ses lois de travail les unes plus répressives que les autres, allait transformer ces travailleurs agricoles en des loques humaines pendant les cinq années d’engagisme. Seuls les plus costauds vont survivre et se créer une situation enviable. Des cas pareils étaient cependant extrêmement rares au 19ème siècle.

Le Vagabondage et le Double Cut

Le système de l’engagisme, produit naturel du colonialisme, était tellement répressif que les autorités indiennes durent l’interrompre en plusieurs occasions avec menace de le supprimer indéfiniment pour qu’une quelconque amélioration puisse  être introduite. L’attrait des profits alléchants quand le prix du sucre était en hausse sur le marché mondial amenait les producteurs et administrateurs à importer plus de main-d’œuvre, mais quand le prix était au plus bas ils eurent recours à l’ignoble loi de Vagabondage (Ordonnance 31 de 1867 ) pour forcer les engagés qui avaient terminé leur temps de service (les Old Immigrants ) à signer un nouveau contrat de cinq ans contre la menace de maltraitance et d’emprisonnement.

Mais une plus grande exploitation sous la clause de Double Cut – deux jours déduits de paie pour une journée d’absence au travail – persista jusqu’à la fin du système. Toute absence due à une mortalité parmi les proches fut vécue avec appréhension et laissa la famille sans ressources à la fin de la semaine.

Les Vieux immigrants, qui ne vivaient plus sur les plantations et qui échappaient au contrôle de la Police et aux rigueurs du Colonialisme, devaient être brutalisés de telle sorte à les amener à comprendre qu’il valait mieux être dans le système plutôt  qu’en dehors. L’Ordonnance 31 de 1867, sous la férule du Gouverneur Henry Barkly, apporta un durcissement de la loi contre les Vieux Immigrants, créa des prisons connues comme les « Vagrant Depots » où ces immigrants furent obligés de souscrire à  un nouveau contrat d’engagement pour cinq ans.

Heureusement que ces excès de brutalité policière révoltaient certains membres du Gouvernement comme le Trésorier Kerr et des Gouverneurs comme Gordon. Un planteur, Adolphe de Plevitz, interpella le Gouvernement Britannique et une Commission d’enquête fut instituée. Une légère amélioration des conditions de vie des immigrants fut notée. D’autres facteurs comme la chute du prix du sucre au niveau mondial, le recours au processus de Morcellement par certains planteurs endettés offraient à  certains de ces Vieux immigrants d’améliorer leur sort. Un certain nombre d’entre eux se convertissent en petits entrepreneurs  comme petits planteurs, éleveurs, charretiers.

Des « Old immigrants » étaient libres de saisir les opportunités qui pouvaient se présenter pour améliorer leur situation tout comme les commerçants goujeratis. Ces opportunités furent toutefois rares puisqu’il leur manquait les fonds nécessaires pour démarrer, au 19ème siècle surtout.

Cela explique le fait que bon nombre d’entre eux décidèrent de retourner en Inde à l’expiration de leur contrat initial d’engagement  – 150,000 sur un total de 500,000 soit 30%.

Conclusion

Aussi, dans les conditions décrites plus haut, où le colonialisme britannique favorisait une profession, le plus démuni des commerçants goujeratis avait la possibilité de se considérer mieux loti en statut qu’un engagé – que ce dernier soit originaire de Bihar, du Tamil Nadu ou de Maharashtra. L’hypothèse de l’Entonnoir en ce qui concerne la fusion des groupes ethniques ne pouvait se réaliser puisque les Goujeratis tenaient à préserver leur identité en pratiquant l’endogamie, tout au moins au 19ème siècle.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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