La lecture du Maître ignorant de Jacques Rancière (1987) a constitué un véritable bouleversement intellectuel dans ma façon d’appréhender l’enseignement. Ce texte philosophique atypique met en lumière la figure oubliée de Joseph Jacotot, enseignant du XIXe siècle, qui fit une découverte pédagogique révolutionnaire : l’égalité des intelligences. À partir d’une expérience fortuite, il affirma que l’explication – pierre angulaire de la pédagogie traditionnelle – n’était pas nécessaire pour apprendre. Cette remise en cause du rôle de l’enseignant ouvre une réflexion politique plus vaste sur les rapports de pouvoir, la société et la possibilité d’émancipation.
L’expérience fondatrice de Jacotot : une pédagogie sans explication
Enseignant le français à Louvain, sans parler un mot de flamand, Jacotot proposa à ses étudiants néerlandophones d’apprendre la langue en lisant Télémaque de Fénelon en édition bilingue. Contre toute attente, ils réussirent à en produire des analyses tout à fait pertinentes et ce, sans intervention explicative de leur professeur. Cet événement transforma radicalement sa conception de l’enseignement : on pouvait apprendre sans qu’un maître n’explique.
Dans son ouvrage, Rancière se saisit de cette expérience pour démontrer que l’intelligence n’est pas le monopole de quelques-uns, mais incarne une capacité universelle. La véritable révolution n’est donc pas seulement pédagogique : elle est politique au sens étymologique du terme. L’école pourrait jouer un rôle d’émancipation si elle acceptait de postuler l’égalité, non comme un objectif lointain, mais comme un principe de départ.
L’ordre explicateur : un système de domination
Le cœur de la thèse de Rancière repose sur une critique radicale de ce qu’il appelle l’ordre explicateur. Selon cette logique, l’enseignement traditionnel repose sur une division structurelle : ceux qui savent expliquent à ceux qui ne savent pas. Mais cette posture n’est pas neutre. En expliquant, le maître confirme l’incapacité présumée de l’élève. Il installe une hiérarchie fondée sur une fiction : celle de l’infériorité naturelle des intelligences.
Le paradoxe est saisissant : l’explication, censée aider, devient un instrument de dépendance et d’abrutissement. Le maître explicateur a besoin de l’ignorant, car c’est lui qui justifie son rôle. En expliquant, il ne transmet pas seulement un savoir, il affirme un pouvoir. L’explication entretient l’inégalité.
Ainsi, le maître qui pense émanciper par l’explication est en réalité un reproducteur de hiérarchie sociale. À l’inverse, le maître émancipateur est celui qui retire son intelligence du jeu pour laisser celle de l’élève se mesurer au monde, se confronter de façon autonome au texte, à l’expérience.
Un maître qui n’explique pas ou comment enseigner autrement
Jacotot ne dit jamais non plus qu’on peut apprendre sans maître, mais il explique qu’on peut comprendre et même apprendre sans maître explicateur. Le maître émancipateur propose une méthode simple : poser un défi à l’élève, vérifier qu’il le relève avec attention, et l’accompagner dans son investigation sans jamais prendre sa place. Ce que ce maître enseigne n’est pas un contenu, mais la confiance dans sa propre intelligence.
L’élève devient responsable de son cheminement de pensée, de son raisonnement et de ses stratégies d’apprentissage et de compréhension. Loin d’être abandonné, il est reconnu dans sa capacité à apprendre et à comprendre par lui-même. Le maître ne guide pas, il parie sur l’égalité des intelligences et invite l’élève à l’activer.
C’est donc dans ce retrait volontaire que réside la force de la pédagogie de Jacotot : il libère la volonté et l’intelligence. Car ce n’est pas l’absence de savoir qui empêche d’apprendre, mais la croyance dans l’incapacité à apprendre sans explication.
L’impossibilité d’une “méthode Jacotot”
Cependant, la pensée de Jacotot ne peut être réduite à une méthode reproductible. Toute tentative de l’institutionnaliser serait contradictoire avec sa visée première : l’émancipation ne se programme pas, elle ne se décrète pas, elle se provoque, se soutient, s’expérimente, se vit.
Nous voyons ainsi que la pédagogie de Joseph Jacotot repose sur un triple impératif : croire en l’intelligence de l’élève, lui demander un effort et vérifier son engagement. Ce processus suppose une posture politique forte, un refus d’une vision verticale de l’éducation. Le maître émancipateur ne guide pas, il interroge : « Et toi, qu’en dis-tu ? » – et affirme inlassablement : « Tu peux ».
Face à cela, la pédagogie traditionnelle – appelée par Jacotot « la Vieille » (méthode) – se nourrit du mythe de l’inégalité pour justifier l’existence d’un ordre social hiérarchisé. Elle a besoin de maintenir l’illusion de la déficience et des limites de l’élève pour survivre.
L’école, l’État et la fiction de l’inégalité
Ce que Rancière met en cause, ce n’est pas seulement l’école, mais la société toute entière, construite autour de la fiction politique de l’inégalité. L’État, les experts, les technocrates, les pédagogues eux-mêmes fonctionnent comme des médiateurs nécessaires à une population présumée inapte à décider seule.
La critique du maître explicateur devient alors une critique de l’ordre social, où les distances entre les individus sont entretenues, non pour être comblées, mais pour légitimer les positions dominantes. L’explication pour Rancière, devient un outil de maintien de l’ordre, de cet ordre établi si précieux pour légitimer tout pouvoir et non un véritable levier d’émancipation.
Le geste révolutionnaire de Jacotot – enseigner ce qu’on ignore – devient ainsi un acte politique : proclamer la capacité universelle de chaque humain à penser et à agir. Cette déclaration brise la pyramide sociale et le rapport sachant/ ignorant et nous invite à repenser les rapports humains sous le signe de l’égalité active.
Une vision pédagogique engagée : la passion de l’égalité
Rancière affirme que l’égalité ne se prouve pas, elle se postule. Ce postulat est un choix politique et éthique. Affirmer que tous les hommes sont également intelligents n’est pas nier les différences, mais c’est refuser les hiérarchies fondées sur ces différences.
Dans cette logique, il ne s’agit pas de « donner » l’égalité – ce serait encore se placer en position de supérieur –, mais de reconnaître que chacun peut la prendre. L’égalité est un principe d’action, pas une récompense ni un objectif à atteindre.
Ce qui empêche l’émancipation, ce n’est donc pas l’ignorance, mais la croyance dans l’infériorité. C’est cette croyance – intériorisée par les élèves comme par les maîtres – qu’il faut déconstruire. Et ce n’est qu’en se reconnaissant soi-même comme capable, que l’on peut contribuer à construire une société plus juste.
Une pédagogie pour aujourd’hui : résonances actuelles
La lecture du Maître ignorant a profondément transformé ma vision de l’enseignement. Elle m’a amenée à remettre en cause non seulement les outils pédagogiques qu’on m’avait inculqués, mais aussi le rapport maître-élève, le rôle des institutions, et la place de l’élève dans sa propre formation.
Aujourd’hui, alors que les enseignants sont souvent accusés de reproduire les inégalités sociales, la lecture de cet ouvrage incroyable nous invite à une question centrale et incontournable : comment pourrait-on émanciper si l’on n’est pas soi-même émancipé ?
La pédagogie inspirée de Jacotot ne fait pas de l’élève une victime, mais un acteur, capable de construire son savoir à partir de ses propres ressources. Et si un ignorant peut émanciper, alors un maître savant peut abrutir poursuit Rancière. Tout dépend de la relation, du regard porté sur l’autre et de la confiance accordée à son intelligence. Je ne peux m’empêcher, à ce stade de mon développement de repenser à l’expérience dite de Rosenthal, appelée également « Effet Pygmalion ». L’expérience a été réalisée par un psychologue Américain, Robert Rosenthal qui a voulu prouver que le rôle des attentes et préjugés des enseignants entraînait des conséquences sur les résultats des étudiants. En 1968, le psychologue Robert Rosenthal et la directrice d’école Lenore Jacobson publient un livre qui fait grand bruit : Pygmalion à l’école. Cet ouvrage relate leur expérience menée sur une année dans une école américaine où ils firent croire à des enseignants, à l’aide de faux tests de QI, que certains de leurs élèves étaient surdoués. Dans une certaine mesure, le regard nouveau porté par les enseignants sur ces élèves a amené ces derniers à améliorer de façon significative leurs performances à la fois dans les tests de QI et dans leurs matières scolaires.
L’école, telle qu’elle existe aujourd’hui, ne nous leurrons pas, reste largement fidèle à la « Vieille ». Mais les expérimentations, les alternatives, les pédagogies coopératives, les pratiques philosophiques émergentes témoignent d’une aspiration profonde à une éducation libératrice et émancipatrice.
Vers une société d’humains égaux…
Jacotot et Rancière ne promettent pas un monde sans hiérarchies sociales. Ils invitent à une révolution plus intime et plus exigeante : se comporter comme des égaux dans une société inégale. C’est cela, l’émancipation.
Cette leçon, aussi bouleversante que simple, guide aujourd’hui ma pratique éducative. Elle invite à poser un regard neuf sur chaque enfant, chaque adulte, chaque « apprenant » : tu peux !
L’enseignement devient alors une aventure humaine partagée, où nul ne sait à l’avance ce qui sera appris, mais où tous, nous nous engageons avec notre intelligence, notre volonté, notre dignité sur notre propre chemin, celui de notre propre émancipation.
Je terminerai mon propos par ces quelques mots d’un grand auteur, Marcel Pagnol, dans son roman, Le temps des amours : « Dès que les professeurs commencèrent à le traiter en bon élève, il le devint véritablement ».
Myriam Mekouar
www.ateliersdelecume.com
« Aujourd’hui, alors que les enseignants sont souvent accusés de reproduire les inégalités sociales, la lecture de cet ouvrage incroyable nous invite à une question centrale et incontournable : comment pourrait-on émanciper si l’on n’est pas soi-même émancipé ?